Dans son Discours philosophique de 1966, Michel Foucault voyait la philo chargée d’une nouvelle tâche : le diagnostic. Depuis Nietzsche entre autres, il s’agit pour elle de fonder non seulement la connaissance, mais aussi ce qu’il y a à voir dans le quotidien, faire de l’instant banal une prophétie. J’insiste pour aller plus loin : cette nouvelle tâche est la plus spécifique de la philosophie, son coeur de métier. Auparavant, en effet, elle est restée trop vague, trop prétentieuse dans ses divagations. Elle se voulait le sceptre ultime de la connaissance, arraché à Dieu. Ou plutôt à ses séides, les prêtres imbibés de sa parole, soûlés jusqu’à devoir compter chaque pas pour marcher droit, et ignorer où ils marchent. Les philosophes, plus sobres, sont les enfants de Prométhée.
Le sceptre en main, qu’en ont fait nos penseurs ? Ils se le sont disputés. Assez poliment la plupart du temps. Avec le respect dû à d’autres grands esprits. Et puis attention aux racontars. Imprimés sur du papier qui survit aux philosophes. Gravés peut-être dans une éternité numérique. Pour un fervent admirateur qui cherche à la joindre, la belle Éternité, il est embêtant que d’anciennes sottises que l’on a pu dire lui parviennent aux oreilles. Ne nous querellons pas trop vite.
La philosophie est ainsi le monde des schismes pointilleux, des discordes feutrées, plutôt que du charivari des champs de batailles. Entre les monastères religieux qui réclament des voeux, et les forteresses des monarques qui exigent des allégeances, se trouvent les écoles philosophiques, ouvertes à tous les passants. En discutant des systèmes politiques, les philosophes ont surtout créé la première forme de démocratie. C’est sur ce point que les grecs ont vraiment différé des autres métaphysiciens de leur époque. Ils n’ont pas seulement répandu une pensée mais surtout son mode d’emploi social. La philosophie grecque incluait déjà le diagnostic et le traitement social, contrairement à ses rivales orientales.
Tenir le sceptre à plusieurs mains, néanmoins, conduit les porteurs dans une impasse : la réalité matérielle est une, indivisible. C’est le monde qui tient l’autre extrémité du sceptre. Tout seul. Comment fait-on, avec les uns qui brandissent leurs préceptes personnels d’un côté, le monde qui fait sa loi commune de l’autre ? Le problème n’est pas apparu immédiatement, à vrai dire. En cette aube de la modernité philosophique, la science n’a pas encore conclu catégoriquement au monisme des lois du monde. On vient à peine de se débarrasser de l’unicité du pouvoir divin, pour le transférer à la Nature. Faire de celle-ci un tyran plus grand encore ne déclenche pas d’enthousiasme chez les lettrés. Libérons au contraire nos esprits ! Il suffit pour cela de ne pas tout jeter du religieux. Gardons le dualisme corps/esprit ! Avec sa dimension spirituelle bien émancipée de la matière. Mais débarrassée de l’encombrante présence divine.
Les philosophes ont fait voisiner les connaissances comme les frères et soeurs d’une même famille. Esprit et matière assis à la même table, dualisme et monisme se disputant au dîner, le scientifique placé au bout sur un banc car il est assez fastidieux avec ses descriptions rigides et désenchantées, son faible goût pour la polémique. Ce grand banquet de la connaissance ne manque certes pas d’effervescence et de prestige, mais peut-être un peu d’organisation ?
Comment unifier la philosophie autrement qu’en rangeant les grands écrits par genre et par obédience ? Voilà une question qui ne plaît guère chez les pamphlétaires et essayistes, tous descendus sur Terre de leur satellite personnel. Et les enseignants, les académiciens, les diffuseurs du méta-univers contemporain ? Il ne s’agit pas de faire tomber la philosophie dans le vulgaire, dans le digeste, le fast-thinking. L’école philosophique est le restaurant gastronomique de l’esprit. On y invente un nouveau plat chaque semaine. Elle n’est pas la franchise d’un grand auteur classique, au comptoir duquel on vous sert une citation certifiée 100% pure spiritualité. L’enseignant éduque le goût. Il vous surprend, avec quelques passages choisis, pour vous inciter à aller de l’avant. La philosophie est affaire d’individuation, pas d’unification. Il en existe tant qu’il est plutôt surprenant de dire “la” philosophie et “les” mathématiques, alors que la mathématique est bien plus unifiée que les philosophies.
Mais si le diagnostic est l’une des tâches de la philosophie, peut-être la principale aujourd’hui, de quel praticien universellement reconnu proviendra-t-il ? Qui fera confiance au diagnostic si une foule de Diafoirus entoure la patiente Humanité pour tester ses humeurs, s’écharpant sur l’étiologie de ses troubles ? Faut-il voir dans cet aréopage de pédants une chance, parce qu’au milieu de leurs postillons erronés se trouve la vérité ? Ou est-ce un malheur, parce que chaque pontife assemble une cour à ses pieds, et morcelle l’Humanité en une collection d’organes désormais incapables de communiquer ?
La philosophie n’est pas en ordre pour le diagnostic, c’est la conclusion qu’il faut porter. Et encore moins pour la thérapeutique. Est-ce pour cela qu’on n’a jamais vu de philosophe grandissime faire un bon politicien ? Pourquoi l’Humanité n’est-elle pas dirigée par ses sages ? Auraient-ils oublié une partie d’humain au seuil de la sagesse ? Ont-ils enterré les instincts sous la chape de leur description minutieuse ? La réponse à Platon, qui espérait un roi-philosophe, m’a toujours paru simple : les instincts nous meuvent tous, la sagesse ne freine que quelques-uns. Après avoir montré le chemin, le sage se retrouve loin derrière les autres, qui ont élu comme chef le plus véloce, peu importe qu’il rate le virage au prochain précipice…
Faire un diagnostic nécessite d’examiner son patient. S’il court, il faut courir à la même vitesse que lui. Le philosophe ne doit pas brider ses instincts, au contraire. Qu’il soit plutôt à l’avant-garde des désirs que surpris par eux ! Car s’il veut prédire la destinée de l’Humanité, il doit projeter son regard plus loin encore à l’avant. Il faut être animé des mêmes désirs que les autres pour comprendre la direction qu’ils vont prendre. Et être devant pour se retourner et les voir arriver vers soi. J’avoue en être complètement incapable. Mes désirs relèvent de l’hyper-fiction. Ma seule compétence est de reconnaître la force des instincts chez les autres comme chez moi-même et concevoir une méthode qui en tienne compte.
Il ne s’agit pas d’établir une philosophie commune mais d’organiser nos philosophies disparates. C’est en ce sens qu’il existe une méthode universelle : celle qui part de l’instinct commun pour aboutir à la diversité de leurs expressions, puis qui retourne de cet éclatement philosophique à l’unicité de la nature humaine. Une philosophie n’est universelle que dans ce mouvement perpétuel. Comme pour la démocratie, que vous avez peut-être étudiée avec moi dans la trilogie du Societarium. La démocratie n’est universelle que si elle se meut perpétuellement entre la multiplicité des citoyens et l’unicité du pouvoir commun. Dans les deux sens. “Se mouvoir” exclue de confondre les deux, citoyen et pouvoir central. Nous sommes pas tous des califes. Il existe un grand escalier du citoyen au califat. Que n’importe qui peut descendre, ou monter.
Il en est de même pour la philosophie. Avec une note bien plus satisfaisante cependant : la hiérarchie est en sens inverse. C’est le philosophe individué par l’originalité de sa pensée qui occupe le sommet. Le pouvoir collectif, celui des instincts, reste à la base. Tout philosophe, par son élévation, émancipe son monde intérieur, en devient le calife. Mais il n’y a pas de vassaux. Le pouvoir de l’esprit est solitaire. Le pouvoir sur les autres continue d’appartenir au collectif. Il se situe dans la base instinctive et non sur le belvédère du philosophe. Ce que peut souhaiter le philosophe est que les autres s’élèvent, plutôt qu’ils entendent sa harangue.
Qu’en conclure ? Qu’il faut laisser chaque territoire de pouvoir s’occuper d’un territoire équivalent, les grands avec les communs, les petits avec les particuliers. Le pouvoir démocratique a pour tâche première de gérer nos instincts communs avant d’ouvrir des écoles philosophiques. Car l’élévation des esprits sera toujours inégalitaire et disparate, produisant des sommets pour de rares élus, invisibles aux autres qui ne reconnaîtront pas leur pouvoir. Impossible de diriger l’humanité d’en haut, seulement d’en bas, en canalisant ces instincts que tous éprouvent, en réduisant les barrières que nous rencontrons pour s’en affranchir. Espérons que le “plancher” civilisationnel commun s’élèvera à son tour. Mais ce lourd monte-charge supporte pas moins de huit milliards d’individus. Comment pourrait-il bondir prestement à la hauteur d’un idéal, celui que vous hébergez au sommet de votre gratte-ciel personnel, cher lecteur ?
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