Silence…
Certains mots cachent les silences les plus assourdissants. C’est le cas de “viol”. Quand on l’utilise aujourd’hui, aucun détail supplémentaire, aucun adjectif n’est nécessaire. Le viol est le mal dans sa forme la plus absolue. Toute tentative d’analyse serait un désir de justifier le mal. Le viol est devenu le vitriol, un acide dont on asperge toute affaire où la scandalisation semble un peu légère, de manière à creuser la blessure, à radicaliser les opinions.
Le silence ? La psychanalyste Isabelle Alfandary a été questionnée dans Philomag sur sa discipline étonnamment taiseuse dans l’affaire Mazan. Alfandary explique que le viol n’apparaît pas dans le vocabulaire de Freud, sans doute parce que son oeuvre était déjà fort déstabilisante pour l’époque. John Forrester, historien de la psychanalyse, a dit qu’il aurait du baptiser sa neurotica « théorie du viol ». Mais Freud, qui mettait le désir à l’origine de l’agression sexuelle, en a fait plutôt une « théorie de la séduction ». Qu’est-ce qui différencie Freud et Forrester pour que l’un utilise ‘séduction’ et l’autre ‘viol’ pour la même affaire ? Un terme jouissif contre un malfaisant, sacrée différence, n’est-ce pas ? Ces deux mots seraient-ils interconnectés ? Mais alors comment le découvrir si nous n’avons pas le droit d’y toucher, si nous sommes aveuglés par l’idée du mal absolu ?
Deal…
Prenons le risque. L’agression sexuelle a deux faces indissolubles. D’un côté elle est désir de partage tellement puissant qu’il devient forcé, de l’autre elle est effraction intolérable de l’individu. Freud appelle la première face ‘séduction’, Forrester la seconde ‘viol’. Le problème est que ces deux faces sont autant inséparables qu’irréconciliables. Le philosophe qui ne fait pas ce constat reste à un bout de la lorgnette, bien loin de la chose réelle.
Il serait tentant de dire que la séduction n’a de sens que si la personne séduit volontairement. Ainsi tout se ramènerait à un rapport inter-individuel. Chacun serait capable d’identifier une opération de séduction chez les autres et ne s’impliquerait qu’après certitude à ce sujet. C’est d’une folle naïveté. Et pourtant cette naïveté consternante caractérise presque tous les discours contemporains sur le consentement. Le consentement serait réduit à une sorte de “deal” entre deux individus, comme s’ils s’échangeaient des pilules de plaisir. Ce format de relation sexuelle existe bien. C’est la prostitution. Mais les rapports sexuels doivent-ils se généraliser en tant que large prostitution volontaire, où le vendeur trouve le client assez à son goût pour ne pas le faire payer ?
Fusion…
La réduction du sexe à un rapport inter-individuel ramène les participants à leurs univers fantasmatiques cloisonnés, dans le meilleur des cas, à leurs organes génitaux dans le pire des cas. La relation sexuelle n’est pas juste une imbrication de corps. Jouir n’est pas synonyme de jouer d’un va-et-vient jusqu’à faire griller l’ampoule. Une fusion se produit. Comment survient-elle entre deux univers séparés ? Comment deux grosses équipes de cent milliards de neurones vont-elles se fondre dans un seul cri ?
Dans chacun d’entre nous existe un désir de s’individuer et un autre d’appartenir à quelque chose de plus vaste que soi, union avec la mère, le compagnon, la société humaine, la Nature. Nous ne sommes pas qu’individus mais aussi appartenances. Volontairement ou non. Notre morphologie nous fait appartenir à un sexe. Involontaire. Nos détails physiques nous classent en exemplaires plus ou moins désirables de chaque sexe. Involontaire. Nos manières de nous vêtir indiquent notre souci de séduire. Plus volontaire mais très programmé par la culture.
Butors…
Tous ces détails sont proposés spontanément au monde. Ils fondent la face appartenance de notre personne, que notre face individuée ne peut contrôler entièrement. Nous sommes entièrement maîtres de nous à l’intérieur mais pas à l’extérieur, sauf à s’isoler socialement. Dès que nous paraissons, nous appartenons. Réduire l’entière réalité à l’intérieure, comme le fait le féminisme à propos du consentement, est un rétrécissement du soi. Une habitude franchement masculine, en fait. On appelle ces hommes des butors.
En quoi tout ceci change-t-il la vision d’un viol ? Il en existe au moins deux variétés, si l’on veut bien accepter de le démembrer —sans tomber dans l’impuissance. Certains sont punitifs. Vengeance d’un individu sur l’autre qui s’est clairement refusée à lui. Ici la relation est exclusivement inter-individuelle et le crime est abject. Une individuation refuse l’indépendance de l’autre. Inadmissible. En fait il n’y a rien de sexuel dans ce type de viol, comme l’a affirmé Édouard Durand, le juge qui a présidé la commission Ciivise sur les agressions des enfants. Il s’agit de violence pure perpétrée par une personne sur une autre et c’est la négation de son moi que la victime perçoit avec tant de brutalité, davantage que l’agression physique.
Désespoir…
D’autres viols cependant ne trouvent pas leur source dans le conflit inter-individuel mais dans un désir d’appartenance qui ne trouve aucun débouché. Désespéré il force les portes. Derrière ce n’est pas une personne en tant qu’individu qui est agressée, dénigrée, mais un symbole. L’agresseur est surtout un désir de se fondre à l’autre et d’arriver à la fusion avec le symbole féminin. Il veut rejoindre le désir d’appartenance identique qu’il suppose chez l’autre, et ne faire qu’un.
Le fantasme masculin est très particulier, paradoxal même. Il veut forcer les femmes mais in fine celles-ci doivent y trouver du plaisir. Au coeur du scénario fantasmé le plus répandu, une femme peu consentante le devient. C’est précisément ce que je viens d’expliquer. Un désir d’appartenance est insoutenable au point de traverser tous les obstacles pour rejoindre un désir finalement identique chez l’autre, une fois les egos mis à l’écart. Ceci est un viol très différent du punitif. Aussi opposé en fait que peuvent l’être les sentiments d’individuation et d’appartenance. Mais ‘viol’ n’a plus qu’un seul sens aujourd’hui, parce que le second sentiment a fondu au point de devenir imperceptible dans la société contemporaine.
Agression…
Cet article à propos du viol n’a rien d’une défense des accusés de Mazan. Chacun d’eux a commis un crime abject en franchissant la ligne entre le fantasme et sa réalisation. De quelle variété de viol s’agit-il ? Ni l’agression individuelle ni l’appartenance frustrée. On ne voit pas en effet quel sentiment punitif ou fusionnel pourrait se loger dans une femme inconsciente. C’est une variété plus rare, d’où l’ahurissement provoqué par Mazan, mais très contemporaine, où la relation tarifée se fait avec une personne absente et non plus présente, avec un minitel rose qui aurait une fente.
Pour qu’une telle chose survienne il faut quatre conditions chez l’agresseur. Deux existaient antérieurement : recours à la prostitution et image de soi médiocre. Les deux autres sont spécifiques à notre époque : 1) Difficulté à séparer le monde réel du virtuel, celui-ci ayant pris tellement d’ampleur qu’il efface la frontière. 2) Effondrement du patriarcat, dont les édits incluent le respect et la protection des femmes. Un effet secondaire de la guerre que lui a mené le féminisme ?
Danger…
Entre l’agression dirigée contre un individu et l’appartenance frustrée existe toute une graduation. J’ai cherché ici à expliquer l’immense palette de situations que recouvre le mot ‘viol’, étiré et martyrisé entre les tractions contraires des pôles ‘séduction’ et ‘violence’, qu’Isabelle Alfandary a très bien montré dans son interview.
En matière de relation sexuelle c’est le mot ‘réussite’ et non ‘échec’ qui est dangereux. Pourquoi ? Parce que l’échec concerne le sentiment d’appartenance tandis que la réussite est celle de l’individuation. L’échec de l’appartenance ne conduit pas à l’agression, elle la démoralise. Tandis que l’individuation trouve toujours une réussite même après un rejet, sous forme de la violence. Un amour qui échoue est moins dangereux qu’une haine qui réussit.
Parole…
La conclusion est que beaucoup de féministes pourraient avoir besoin d’un Freud. À quel degré d’aliénation est parvenu un mouvement qui voit toute relation sexuelle comme potentiellement un viol ? La psychanalyse est une écoute. Son silence serait-il l’attente que les militantes viennent s’exprimer ?
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Isabelle Alfandary : “L’affaire Mazan, comme Metoo, pose la question de ce qu’est une agression sexuelle”, Philomag janvier 2025