Introduction à la théorie des Cercles Sociaux

Cet article est l’introduction d’un livre à paraître, la Théorie des Cercles Sociaux, 2è tome de Societarium.

Qu’est-ce qu’un cercle social ?

Un cercle social naît spontanément des relations humaines quand des règles partagées unissent un certain nombre de personnes. Ces règles ne sont prédéterminées en rien. Reconnaître un autre être humain nous place spontanément dans le grand cercle ‘Humanité’. Engendrer ou être engendré nous inclue dans petit cercle ‘ma famille’. Lorsque les règles font l’objet d’une codification écrite, ces “lois” ne créent pas le cercle; elles concrétisent des habitudes tacites.

Nous ne créons pas vraiment nos cercles. Étant par nature relationnel, un cercle naît toujours du contact avec au moins une autre personne. C’est le contact qui est créateur et non les personnes. Les nouveaux cercles qui surgissent accompagnent toujours une mutation des relations. Ce qui est créé est un nouveau métier, une technologie, une mode; ou une frontière est déplacée. Le cercle se forme naturellement à partir de ces nouveaux contacts.

Une communauté de règles

Un cercle n’existe que si les règles qui l’animent sont vraiment communes. Par exemple un “cercle d’amis” n’en est pas un quand je désigne ainsi l’ensemble de mes proches. L’amalgame désigne la collection des “couples” formés avec les individus auxquels je suis attaché. Chaque relation amicale fonctionne sur des règles spécifiques. Certains couples amicaux sont plus intimes que les autres, et ils se concurrencent. Mes amis ne s’apprécient pas forcément ou ne se fréquentent pas. L’ensemble n’est pas assez homogène pour former un cercle.

La situation est différente si mon “cercle d’amis” se réunit régulièrement. Il ne s’agit plus de moi en train de lister mes proches mais des participants au cercle qui se définissent conjointement comme amis. Les relations sont multilatérales. Une dynamique de groupe apparaît. Les participants éprouvent des règles tacites qui leur fait prendre des postures déterminées. La collectivisation dans un cercle est un processus actif. Les individuations doivent coopérer, se compléter, plutôt que s’opposer.

La dynamique du groupe

Les talents démarquent ainsi davantage les individus dans un groupe que lorsqu’ils sont isolés. Celui qui tend à faire les meilleures blagues devient l’Humoriste du groupe. Les autres blagueurs mettent cette faculté en veilleuse, alors qu’ils pourraient occuper le poste dans un groupe différent. Chaque membre du groupe tend à exacerber une facette de sa personnalité qui semble moins marquée chez les autres. On occupe le poste du Coléreux, de la Maman, de l’Intellectuel, du Technicien, du Poète, du Gamin, du Timbré, etc… tous ces rôles correspondant à des aspects de notre personnalité intérieure que dans Stratium j’ai appelés des persona.

Pôles soliTaire et soliDaire

Les cercles naissent toujours du sentiment d’appartenance. Attention, cette pulsion ne vise pas à appartenir à quelqu’un, ni à soi ni aux autres. Elle vise à former avec les pulsions identiques quelque chose de plus grand que tous les participants. Le Tout est au-dessus des parties. Il fusionne tous les sentiments d’appartenance, qui sont indifférenciés, au contraire du sentiment d’individuation. J’appellerai par la suite ces sentiments le pôle T (individuation, pôle soliTaire) et le pôle D (appartenance, pôle soliDaire).

Lorsque nous entreprenons des relations, nos pôles T tendent à entrer en opposition et nos pôles D à se rapprocher. L’issue des relations est très variable selon la balance entre ces deux forces. Les heurts entre pôles T provoquent des clashs, mais les pôles D solidaires forment une colle invisible qui rend la séparation provisoire. Cette colle forme des cadres adaptés à chaque contexte, qui stabilisent des habitudes relationnelles. Ce sont nos cercles sociaux.

Quand un cercle naît des pôles soliDaires fusionnés, il devient lui-même individué parmi d’autres cercles de même catégorie. Je ne peux être ami avec tout le monde, aussi existe-t-il une multitude de cercles amicaux dont je ne fais pas partie. Appartenir à un cercle défini renforce notre propre individuation. Étonnamment un cercle naît des pôles D mais renforce nos pôles T. Interaction aussi permanente que paradoxale entre individuation et appartenance. Elle est au coeur de notre réalité sociale comme de la réalité physique. Les deux pôles ne se définissent pas autrement que l’un envers l’autre. Pas d’individu sans tout ni de tout sans parties.

Coup dur pour l’appartenance

Lorsque l’individuation est amplifiée, comme s’en chargent aujourd’hui les algorithmes des réseaux commerciaux, l’appartenance en subit le contre-coup. Le pôle D régresse insidieusement chez les gens qui fréquentent les grands réseaux. C’est pour cela que ceux-ci ne méritent pas vraiment le nom de cercles sociaux. Les groupes de ces réseaux sont souvent fragiles, éphémères. Les individuations y sont débridées, les intérêts communs provisoires, les participations des post-it déplacés facilement. Cette faible appartenance les fait dissoudre du jour au lendemain, sans motif évident, alors qu’ils en avaient un meilleur à se constituer.

Le couple en subit également le contre-coup. Cercle très étroit, puisque composé habituellement de deux compagnons. Il existe néanmoins un acolyte, que j’appelle le “Troisième”, formé de la réunion des pôles D des compagnons. Un couple n’est un cercle social que par la fusion solidaire de ces deux personnes. Si leurs pôles D sont affaiblis ou peu engagés dans l’affaire, le couple n’en est pas vraiment un. Un duo, plutôt. On parle de « couple libre », euphémisme désignant les interactions sexuelles intermittentes de deux pôles T incapables de se supporter longtemps, sans les pôles D pour former la colle caractéristique du vrai couple.

Plus de liens généraux, moins de liens vitaux

Je vais détailler abondamment un point : les cercles sociaux se surimposent hiérarchiquement, comme les couches d’un oignon difficiles à séparer, le centre étant l’identité la plus intime et la couche extérieure la protection la plus large. Une couche supplémentaire ne peut s’installer que sur une précédente déjà ferme, nettement délimitée. Ainsi n’est-ce pas une surprise de voir la natalité diminuer en proportion avec l’étiolement du couple. Un couple “libre” n’étant pas un cercle solide, le cercle “famille” ne peut s’établir par dessus. Le désir d’enfant, dans un couple libre, est davantage un pôle T qui veut devenir propriétaire d’un enfant, qu’un pôle D voulant appartenir à une famille et la faire grandir. Si les deux pôles T ont le désir de s’approprier l’enfant, leur séparation éventuelle déclenche inévitablement un clash. Heureusement, la plupart du temps, le désir d’enfant provient surtout d’un pôle T, celui de la mère en général.

Ne prenez pas ce discours comme une promotion maritale ou nataliste. Il s’agit simplement d’une analyse des changements que nous observons dans la société, dont les gens sont largement incapables de reconnaître l’origine. Nous suivons nos goûts, nos pulsions, sans remonter à leur fabrication inconsciente, indifférents aux innombrables ‘nudges’ infiltrés dans l’environnement social par ceux qui savent manipuler ces goûts. Le désir reproductif, l’un des plus puissants, n’a plus grand chose à voir avec son inscription dans la génétique. Nos “choix” méritent rarement ce titre. La complexité sociale est censée diversifier et libérer nos choix… à condition qu’elle se contente d’ouvrir les portes et non baliser pour nous le chemin.

Affaissement de l’identité

Quand les enfants ne connaissent pas de cercle ‘famille’, leur “oignon” social manquera de cette couche. Cela rend souvent leur individuation plus apparente, avec un comportement plus solitaire. Mais cette individuation est aussi moins profonde. Il faut bien comprendre que l’identité se renforce des couches successives ajoutées par les appartenances, qui deviennent à leur tour des ré-individuations. L’appartenance à une multitude de cercles sociaux, non pas concurrents mais surimposés, élève notre hiérarchie intérieure. Elle nous rend adaptable à une vaste gamme de situations et de rencontres. Elle facilite de nouvelles appartenances, nous emmène vers le statut de Citoyen du Monde.

Les algorithmes des réseaux commerciaux, privilégiant excessivement l’individuation au détriment de l’appartenance, ont freiné ce processus. Les nouvelles générations auront vu se délabrer successivement le couple, la famille, le village ou quartier, l’ethnie et la culture, tant de cercles qui différentiaient profondément les gens sans leur interdire d’appartenir à des cercles plus vastes. Cette évolution a été masquée par la multiplication des cercles concurrents, des sujets d’intérêts et des groupes qui s’y rattachent. Mais cette floraison magistrale de groupes ne les a pas rendus verticaux. Ils n’apportent aucune profondeur à l’identité des membres. Ils se contentent d’ajouter des collections d’information à des mémoires vite saturées, transformant les esprits en ordinateurs tous occupés à stocker les mêmes choses de la même façon.

Tremblement de la ruche Terre

L’effondrement de nos hiérarchies mentales, dans lesquelles les cercles sociaux ont un rôle majeur, est en train de transformer une Humanité auparavant peu nombreuse mais diversifiée, en une ruche innombrable mais clonée. Insectoïde. Il n’est pas surprenant que nous cherchions les personnalités originales dans l’Histoire passée. Le monde contemporain, malgré ses hordes d’actifs, n’en produit plus. Les héros modernes semblent bien minables face à ceux du passé. Vous saurez pourquoi à la fin de ce livre, après avoir compris le fonctionnement et l’importance de nos cercles sociaux.

Cet ouvrage se concentre en effet sur la mise en place d’une théorie. Il n’est ni pessimiste ni adepte du « C’était mieux avant ». Quand vous lirez des opinions politiques, ce sont des critiques de toutes celles existantes, sans mettre aucune à l’abri d’un sanctuaire idéologique. Malgré les remarques lapidaires que vous venez de lire, il existe des signes encourageants d’auto-défense chez les nouvelles générations. Une grande proportion des jeunes en effet souhaiteraient que leurs réseaux n’aient jamais existé. Ils ressentent la manière dont ils sont manipulés. Le pôle T a beau être chouchouté par les algorithmes, le pôle D ne meurt jamais. Au contraire, la solidarité se renforce d’être écrasée, tout comme l’individuation. Le climat ne retrouvera peut-être jamais son équilibre mais l’Humanité, elle, y parviendra.

*

Laisser un commentaire