Le Nouveau-Monde génomique

Chamboulement chez les nucléotides!

Que de chemin parcouru en deux décennies pour la vision du génome ! Parfait exemple d’un regard descendant qui s’est décrispé par l’intrusion du regard ascendant. Dans les années 2000 les généticiens considéraient qu’une infime partie du génome humain était utile à l’organisme, le reste étant de « l’ADN-poubelle ». Regard descendant qui ne voyant pas de fonction à une structure, la déclare inutile. Le regard ascendant, lui, voit une auto-organisation. Et la perspective est toute différente ! Les gènes deviennent racines d’un univers génomique riche de micro-espèces moléculaires, qui se concurrencent et évoluent sur différents échelons de complexité.

La micro-espèce la plus récemment étudiée et comprise est celle des ARN. Rappelons la filiation de ces molécules : la “fondation” du matériel génétique est l’ADN, dans le noyau cellulaire, qui se divise et se reproduit à l’identique d’une cellule à l’autre, avec quelques ratages qui augmentent au cours du vieillissement. L’ARN est une plus petite molécule considérée jusqu’à présent comme messagère. Elle transmet l’information de l’ADN aux usines à protéines situées dans le cytoplasme (l’espace intérieur de la cellule). ADN -> ARN -> protéines.

La poubelle à la trappe

Chamboulement ! En 2012 des études montrent que plus de 75% de l’ADN est transcrit à un moment ou un autre en ARN. La notion erronée d’ADN-poubelle provenait de deux méconnaissances : 1) La transcription n’est pas permanente. 2) Seuls 1 à 2% des ARN servent à une synthèse de protéines. L’enfantement d’une espèce par l’autre n’est ni permanent ni systématique. Ce qui ne les empêche pas d’établir d’autres relations.

Lors de la fécondation, les brins d’ADN sont la principale “espèce génétique” qui fonde la nature du nouvel embryon. Mais pas la seule ! L’ovule est une cellule complètement fonctionnelle qui contient les autres espèces, propres à la mère et à son phénotype —influencées par le contexte dans lequel elle vit. Quant au spermatozoïde son ADN est compacté pour être protégé des agressions extérieures. Il n’est pas fonctionnel. Mais le spermatozoïde contient de très nombreux ARN, codants et non codants, qui transmettent également des informations sur le phénotype du père.

Spermato-caravelle

Le Nouveau-Monde génomique n’est donc pas isolé de l’extérieur, ni de ses explorateurs. Le spermatozoïde est une caravelle à flagelle qui surfe les vagues des humeurs génitales et aborde l’ovule, débarquant le chef de l’expédition, son ADN, mais aussi l’équipage d’ARN. Amèneront-ils aussi des virus de rencontre ? La protection de l’ADN réduit le risque. Mais il existe une grande part d’imprévisibilité dans l’embryon, qui n’a rien du programme fixé imaginé au départ par les biologistes. Il est assez miraculeux qu’à la suite de l’évolution complexe qui l’attend nous puissions retrouver certains traits des géniteurs dans le nouveau visage. Nous verrons plus loin comment résoudre cette épineuse question.

Mais revenons à nos ARN. Puisque 1 à 2% d’entre eux seulement ont la fonction qu’on leur prêtait, celle de messagers pour la synthèse protéique, que font les autres ? Cette question est mauvaise en fait. C’est encore le regard descendant exclusif qui la pose. Pourquoi toutes les entités du monde génomique devraient-elles avoir une fonction ? Elles sont un réservoir d’organisation pour l’évolution. Leurs interactions peuvent produire des résultats intéressants, et alors seulement il existera un niveau émergent à ces relations qui pourra désigner les constituants comme ayant une fonction. Dans le cas contraire ils restent des “entités libres” comme il existe des électrons libres, dépourvus de fonction, dans l’espace.

Le régulateur

La plupart des ARN non codants ont néanmoins une fonction. Ils participent à la régulation de l’expression des gènes. Par exemple c’est un ARN nommé Xist qui se charge de l’inactivation d’un des deux chromosomes X chez la femme, mécanisme crucial pour le bon fonctionnement de l’organisme que nous avons vu dans l’article sur la physiologie féminine. Xist est un long ARN qui s’enroule autour d’un X choisi au hasard dans chaque cellule et le réduit presque complètement au silence.

D’autres ARN non codants sont très courts, au contraire. Ces micro-ARN semblent des “espèces” plus simples et anciennes qui interagissent avec les autres ARN, en particulier les messagers qui vont aux usines protéiques, pour les activer ou les inhiber. Les micro-ARN non codants sont capables d’agir en groupe pour influencer les autres espèces.

Le télégraphe

Enfin, dernier bouleversement de la recherche, ces ARN que l’on pensait entièrement dédiés au fonctionnement intra-cellulaire sont capables de voyager entre cellules et transmettre des informations. Cela semblait cela impossible car les espèces génomiques sont fragiles. Hors de la cellule elles rencontrent moult enzymes dégradantes. C’est ainsi que l’organisme se protège des innombrables virus qui prolifèrent dans l’environnement. Les ARN viraux sont de vastes hordes barbares contenues par des troupes d’enzymes aguerris tandis que les bons ARN “civilisés” restent à l’abri des forteresses cellulaires.

Ils parviennent néanmoins à s’en échapper, dans de minuscules bulles protectrices. Ces “carrosses” faits de la même membrane que la cellule sont appelés vésicules extracellulaires. Elles contiennent des protéines et des ARN que l’on disait dégradés, faisant de ces vésicules des sacs-poubelles évacués du milieu cellulaire. Trop de regard descendant, encore une fois. Il aurait fallu demander aux passagers ce qu’ils en pensaient. Car ils sont des messagers en fait. Ces vésicules sont réabsorbées par d’autres cellules, qui se mettent à fabriquer des protéines dont les plans n’avaient pas encore été sortis de leur bibliothèque ADN.

Dégainez votre double-regard

Le Nouveau-Monde génomique apparaît ainsi comme une société très organisée. L’ADN est un train de gènes qui enfantent des ARN, dont une minorité enfante à son tour des protéines. Une majorité s’active à réguler en retour les gènes, ou les autres ARN. D’autres ne trouveront pas de rôle particulier à exercer. Certains enfin partent en exploration hors de la cellule. Cette “économie génomique” a ses traders qui achètent du gène ou s’en délestent, ses ouvriers qui font tourner les entreprises protéiques, ses cigales qui se baladent sans rien faire, ses journalistes et ses explorateurs qui répandent les nouvelles !

Une telle complexité assure une grande fluidité évolutionnaire face aux changements de contexte. Un organisme qui survit à des conditions inhabituelles transmet non seulement son génome de départ mais aussi l’adaptation de ce génome aux contextes traversés. Cette nouvelle manière de considérer la génétique accélère fabuleusement la vitesse de l’évolution naturelle par rapport à l’ancien moteur darwinien, le couple mutation/sélection.

Qu’est-ce qu’une langue?

Le regard descendant domine toujours chez les biologistes. Ils considèrent la variété des ARN comme une lingua franca moléculaire, dédiée à la communication. Mais le regard ascendant nous la montre en fait comme une véritable population génomique dotée d’une grande diversité de personnalités, certains individus trouvant un emploi et d’autres non.

En aparté, cet exemple du génome devrait nous inciter à voir dans les langues davantage qu’un simple mode de communication. Les mots sont des entités linguistiques résultant d’une organisation complexe de mèmes sous-jacents. Certains trouvent une application pratique, d’autres restent du domaine virtuel et ne sont pas employés, sauf par l’imaginaire. L’exemple type est le langage mathématique, dont certaines parties se forment par simple développement des bases mais ne trouvent aucun emploi en pratique.

L’être et l’esprit

Le regard ascendant montre ce qui se passe en premier, la manière dont les choses s’organisent avant de devenir ces entités complexes qui s’auto-observent elles-mêmes, notre mental en premier lieu. Nous pouvons comprendre que les philosophes privilégient plutôt le regard descendant. Ils sont juchés sur l’observation globale, pas descendus dans les micromécanismes. Mais pourquoi le regard ascendant n’est-il pas privilégié par les scientifiques, qui partent justement de ces processus ?

C’est la réalité en soi qui est en bas, qui démarre l’organisation des choses, et le regard qui l’accompagne. Mais le scientifique, lui, débute en tant qu’esprit, un ensemble de représentations déjà constitué. Son premier mouvement n’est pas de se mettre à la place des micro-éléments mais de former la théorie qui lui permettra de le faire. Il a besoin d’un intermédiaire. Son regard descendant envoie une plate-forme dans les profondeurs de la réalité, d’où son regard ascendant va pouvoir remonter.

Le premier mouvement du scientifique est bien descendant. Il n’en a plus conscience car il dispose aujourd’hui de nombreuses plate-formes, bien accrochées les unes aux autres, qui simulent remarquablement l’ensemble de la réalité en soi. La confusion se fait spontanément entre modèle et réel. Et le scientifique oublie que toute interprétation est descendre une nouvelle plate-forme dans les profondeurs du réel, une action du regard descendant. C’est pour se protéger de cette erreur que j’ai décrit une méthode philosophique universelle (UniPhiM), qui explique comment coordonner les deux regards en respectant à la fois le consensus scientifique et la diversité philosophique.

L’évolution du monde génomique

Avec cette méthode, vous ne serrez pas surpris en arrivant à la dernière partie de cet article. Le génome chromosomique en effet est l’une de ces plates-formes sur lesquelles les biologistes ont basé leur regard ascendant. Mais ce n’est pas la fondation du vivant. Faire d’un niveau de complexité un socle ultime est toujours arbitraire. Il existe toujours des plates-formes sous-jacentes. L’ADN chromosomique est en fait une espèce évoluée du monde génomique, pourvue d’ancêtres. Il résulte de la collaboration d’espèces plus simples, de même qu’un organisme est une collaboration d’organes, et les organes une coopération de cellules spécialisées. Les ARN sont des espèces du vivant plus anciennes et indépendantes que l’ADN. Antérieurs dans l’évolution, ils ont été ensuite réenfantés par l’ADN, sous une forme mieux organisée et dans une nouvelle entité complexe appelée ‘cellule’.

Étant donné le caractère très ancien des ARN, il n’est pas surprenant qu’ils aient servi aux relations entre les ancêtres des cellules, les bactéries, et ceux des bactéries, les virus, archées et champignons. Toutes ces entités primitives sont nées des relations entre macromolécules, dont les assemblages de nucléotides que sont les ARN, particulièrement résilients par leurs capacités de mémoire et de réplication.

La vie, une infection

Nous ne sommes donc pas étonnés quand les scientifiques, longtemps après avoir compris que les virus sont des transporteurs d’ARN auto-répliquant, découvrent aujourd’hui que les bactéries, archées et champignons “utilisent” eux aussi les ARN dans leurs échanges. Ils sont nés de ces relations. La vie est une infection naturelle et permanente, devrait-on dire ! Ses espèces évoluées protègent leur complexité de ce fourmillement évolutif capable de désintégrer rapidement leurs structures. Car c’est la caractéristique de l’infection virale, une production aveugle et illimitée d’ARN auto-répliquant qui déborde et désagrège les usines cellulaires détournées à son profit. Un virus n’a pas pour objectif de détruire un organisme. Il n’est pas au courant qu’il existe !

Les organismes évolués ont émergé en organisant la prolifération des ARN, d’abord en les assemblant en ADN pour étendre leur mémoire, puis en séparant les “bons” et “mauvais” ARN à l’aide de membranes isolantes et d’enzymes destructeurs. Les micro-milieux des virus, archées et champignons sont devenus ceux des organites, des noyaux cellulaires, et des vésicules extra-cellulaires.

Le regard descendant du scientifique dit que les bactéries “échangent” des ARN pour “communiquer” tandis que le regard ascendant dit plus simplement que ces micro-organismes continuent à évoluer dans le bain de macromolécules auto-répliquantes qui les a formés. Le regard descendant est celui qui voit de la “volonté”, celui qui porte la nôtre par délégation, tandis que pour le regard ascendant il n’existe pas d’autre intention que celle formée par les éléments en relation dans un niveau de complexité. La véritable intention est toujours la propriété de ce niveau et nous sommes généralement imprudents en croyant que la nôtre lui correspond. Mais cela est une grande source d’enthousiasme : il reste toujours quelque chose à découvrir, une meilleure manière de se fondre dans les choses pour les intégrer encore plus finement à notre univers intérieur.

Diversifiés et pourtant semblables

En résumé, le Nouveau-Monde génomique est donc un univers incroyablement complexe et dynamique, qui offre des opportunités de diversification étonnantes. C’est la source de la rapidité d’adaptation stupéfiante de certaines espèces aux changements de leur milieu. Ce qui fait reconsidérer l’évolution sous un autre angle. Jusqu’à présent la théorie darwinienne la présentait comme un processus continu, à l’allure sénatoriale, s’étendant sur des éons, rythmé par des mutations itératives et les éradications causées par les catastrophes naturelles. Cette transformation lente et permanente existe bien pour le niveau chromosomique, la fondation la plus stable de l’univers génomique. Mais les autres niveaux sont capables de changements bien plus rapides. Le fond chromosomique lui-même n’est pas si immuable. Des virus y intègrent fréquemment leur génome, avec naissance possible d’une nouvelle espèce.

L’évolution ressemble plutôt à une marcheuse tranquille qui se met occasionnellement à piquer un sprint ! Dans un environnement stable, non intrusif pour l’organisme, l’univers génomique est statique. Des millénaires s’écoulent sans changement de l’espèce. Un stimulus unique peut faire basculer cet équilibre. Le génome est un monde de possibilités mais c’est l’environnement qui vient les éveiller. Source d’espoir au moment où l’écosystème planétaire semble promis à un grand bouleversement.

L’ordre à partir d’un chaos de gènes

Il existe un paradoxe apparent entre la stabilité des espèces et la dynamique interne chaotique de ce Nouveau-Monde. C’est une question déconcertante : Comment l’auto-organisation du génome, qui ouvre une telle diversité de solutions, résulte-t-elle presque toujours en un exemplaire de l’espèce similaire aux autres ? Certes les humains divergent entre eux par beaucoup de critères, mais n’est-ce pas miraculeux que nous ayons tous la même allure générale, une physiologie reproductible, des capacités mentales autorisant des échanges d’information élaborée ? 20.000 gènes initient cette incroyable complexité, et à l’arrivée nous avons la même créature. N’est-ce pas stupéfiant ?

La probabilité qu’une telle constance survienne dans un univers chaotique est inexistante. Elle est du même ordre (inexistentiel) qu’une soupe cosmique de particules donnant naissance à des êtres humains conscients. De quoi réveiller notre fibre mystique et théiste ! Mais s’y abandonner indique qu’on n’a pas saisi la nature de la complexité. Le théiste, ou l’adepte de l’anthropocentrisme, ne regarde que le départ et le résultat, tellement étrangers l’un à l’autre qu’il faut bien impliquer un Grand Horloger capable de régler tous les rouages de l’Univers à la finesse nécessaire. Aveuglement à ce qui se passe entre le départ et le résultat. 

Une histoire de portes ouvertes

Entre départ et résultat existe un étagement complexe, une succession d’organisations semi-indépendantes. Certains étages sont tellement stables qu’ils contraignent les suivants. La dérive reste minuscule. Cette pyramide est intriquée et indissoluble, il faut l’imaginer dans sa verticalité, son sommet incapable d’exister sans la base. Mais si on l’étalait à l’horizontale la pyramide serait comme une enfilade de pièces avec des portes entrantes et sortantes. Plusieurs sorties sont disponibles dans chaque pièce mais le chemin emprunté jusque là décide des portes ouvertes et de celles restant fermées.

Bien que le chemin diffère pour chaque nouvel organisme, la succession des portes tend à ramener systématiquement sur un chemin général qui est celui de l’espèce. L’organisme qui s’en écarte trop n’est pas viable et meurt. Les autres se ressemblent beaucoup tout en étant différents dans le détail. Certains étages de complexité sont strictement similaires parce qu’ils n’autorisent aucun écart. D’autres sont plus laxistes et permettent une diversification qui ne rend pas l’organisme instable, qui explore en fait ses possibilités.

La complexité passe par des goulots d’étranglement qui resserrent la diversification de ses résultats. C’est dans cette dimension que s’édifie les entités complexes, stables et reproductibles, à partir du chaos. La complexité structure le chaos, le place dans une camisole, mais son exubérance est encore apparente dans les réactions des entités finales. Elles sont difficiles à prédire.

Conclusion

La révolution du monde génomique est celle d’un regard descendant enrichi d’un ascendant. Le descendant voyait les chromosomes comme un programme décidant linéairement du destin de l’organisme. L’ascendant fait de ces chromosomes la croûte de la Planète Génome, sur laquelle se développe une faune complexe de micro-espèces moléculaires, ARNs et protéines. Cette faune étant capable en retour de modifier le sol, la génétique n’est plus imperméable à l’acquis de l’organisme qu’elle a créé. Comme beaucoup de débats scientifiques trop radicalisés, la controverse entre Darwin et Lamarck termine sur un pat.

Ironiquement ce qui a fait le succès de Darwin est le regard ascendant pur, celui de l’évolution naturelle, et c’est le même qui dénonce aujourd’hui la raideur du darwinisme. Ne confondons pas le regard ascendant avec l’ontologie des choses ! Notre représentation des microprocessus est toujours une théorie tombée du plafond de notre esprit, et non la véritable nature en soi des choses. Impossible de savoir ce qu’est vraiment un électron car impossible de s’éprouver comme lui. De même il est impossible de s’éprouver comme un gène.

Mais il existe un moyen de s’en approcher au plus près, qui est d’y amener notre regard descendant d’un côté, notre ascendant de l’autre. S’ils se coordonnent pour dire la même chose, il y a toutes les chances pour que ce petit bout de vie corresponde vraiment à ce que l’on imagine.

*

Dossier spécial Pour la Science n°569, Le nouveau monde des ARN.

Laisser un commentaire