Le sens de discrimination sociale

Un épisode de la Théorie des Cercles Sociaux et du societarium, cette représentation personnelle de la société qui nous guide dans nos interactions quotidiennes.

Où sont-ils ?

Lorsque nous traversions en voiture des parcs naturels de l’Ouest américain, ma compagne (ex-compagne) repérait instantanément tous les animaux inscrits dans le paysage. Moi-même, j’étais plus attentif à ceux traversant la route ! Cependant, même lorsque nous stoppions pour faire des photographies, je voyais seulement les plus grosses bestioles isolées sur la plaine, tandis que ma compagne me désignait celles presqu’invisibles sur écrin de forêt ou cachées dans les hautes herbes. D’où vient ce grand écart dans nos facultés de discrimination ?

Quelle est la part de l’inné ? Nous sommes équipés de rétines aux performances semblables, et notre acuité optique est similaire. C’est donc dans le traitement des informations visuelles que nous différons. Le cerveau de ma compagne cherche davantage de renseignements que le mien dans les images qu’il reçoit. A-t-il été incité à le faire ?

Nos enfances ont été aussi contrastées que nos facilités à cibler la faune. Riche en épisodes difficiles pour ma compagne, très protégée pour moi. J’y vois la différence entre nos attentions au monde, différence qui s’étend aux congénères. Ma compagne est également plus discriminante socialement, plus attentive aux comportements acceptables ou détestables. Je découvre là une loi plus générale que la simple aisance à pister les animaux. Les humains aussi. Ma compagne accroche immédiatement les gens dans des cadres bien définis, tandis que pour moi ils sont plus indistincts dans le décor social.

La solidarité est dans l’indistinction

Si cette fonction de discrimination sociale existe bien, elle a un rôle majeur dans l’édification de notre societarium personnel. En effet l’ajout de cercles plus larges que les intimes demande paradoxalement de rendre les gens plus indistincts. Nous ne pouvons appartenir à des cercles emplis de personnages détestables, identifiés ainsi parce que nous ne pouvons nous empêcher de détailler l’image de chacun. L’appartenance impose une certaine indifférence à leurs caractéristiques personnelles, sauf pour les membres de statut symbolique élevé. Comment puis-je me sentir appartenir à l’Humanité si je détaille dans ma tête chacun des psychopathes et meurtriers qu’elle inclue aujourd’hui ?

Construire un societarium performant nécessite alors de développer à la fois une discrimination dans les cercles intimes et une indiscrimination pour les cercles vastes. Ce n’est pas une inclinaison naturelle. L’inclinaison tend à nous rendre peu discriminants ou très discriminants quelle que soit la distance. La maman empathique se préoccupe presqu’autant du sort d’un enfant de l’autre côté de la planète que du sien. L’introverti indifférent aux autres l’est presqu’autant pour ses proches que pour les étrangers.

Comment inclure les affreux aussi ?

Serait-il répréhensible de s’inquiéter d’un enfant souffrant loin de chez soi ? Le problème est qu’il s’agit d’une transposition de son cercle intime dans un ailleurs, et non d’appartenance véritable au grand cercle Humain. L’appartenance est l’acceptation des différences, et non faire comme si le monde entier devait être comme chez soi. Si les différences sont inacceptables, alors mieux vaut les gommer. Morale déplorable ? Non pas. Lorsqu’on exacerbe les différences, elles ne créent pas seulement du rapprochement mais aussi de l’exécration, voire de la haine. Nous perdons là l’intérêt essentiel du cercle social, qui est l’appartenance à plus grand que soi. Le cercle éclate en méchants et gentils. L’ailleurs héberge de bons étrangers mais également des prédateurs dangereux. Comment pourrait-on inclure de si affreux personnages dans “notre” Humanité ?

Transposer à l’autre ma sensibilité n’est pas faire cercle commun avec lui. Pour le comprendre facilement, il suffit d’imaginer l’opération en sens inverse. À l’étranger un père éduque très durement ses enfants, persuadé qu’il leur donne ainsi de meilleures chances dans la vie. Son opinion est que moi, père occidental bien plus tendre et permissif, je fais de mes enfants des êtres moins résilients et prompts à tomber dans la dépravation. Qu’éprouverais-je s’il venait me faire part de cette opinion et m’inciter fortement à changer ma méthode éducative ? Certainement aurais-je du mal à faire cercle avec lui. Ce n’est possible que s’il réduit sa sensibilité à ma politique éducative… et moi à la sienne.

Chance ratée

Cette erreur fondamentale —transposer sa sensibilité à l’autre et croire qu’il s’agit d’appartenance— est largement répandue aujourd’hui. Elle est un effet de l’ultra-individualisme dévorant la vraie solidarité. C’est probablement l’une des raisons majeures faisant que l’Humanité a “raté” sa chance d’unification mondiale dans l’après-guerre, qui semblait pourtant prometteuse, surtout l’après-guerre-froide. Malheureusement cet évènement fut bien davantage l’effondrement d’un bloc que la réunion des blocs. Un bloc a pu alors imposer sa sensibilité à l’autre, et appeler cela de la solidarité alors qu’il s’agissait au contraire d’un déni d’identité.

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