La religion en plongée
La hiérarchie des cercles sociaux n’est pas partout la même. L’exemple le plus éloquent est la place de la religion. La France est un pays où le cercle ‘religion’ s’est vu brutalement déplacé. Après avoir occupé une position particulièrement élevée, il a chuté lors de la Révolution française. Celle-ci a fait de la laïcité l’un des piliers du cercle national, rétrogradant la religion juste au-dessus du cercle familial. Il est toléré que les parents emmènent leurs enfants dans un lieu de culte sans leur demander leur avis, pour les initier à la religion qu’ils pratiquent. La congrégation religieuse rassemble ainsi des familles et peut propager ses croyances et coutumes en leur sein. Mais elle n’a théoriquement aucun pouvoir sur l’éducation civique, sur les cercles professionnels, les instances administratives et politiques. Pas plus que les cercles ethniques, qu’ils recoupent, les cercles religieux ne sont des forces politiques dans un pays comme la France.
L’avantage indéniable de cette rétrogradation est que toutes les religions et croyances peuvent se mélanger sans heurts. Quand le pouvoir du cercle religieux est très bas dans la hiérarchie des cercles, il ne peut s’imposer à aucun cercle concurrent. Les cercles supérieurs, laïcs, l’interdisent. À l’évidence une France qui ne s’accrocherait pas fermement à sa laïcité et laisserait les religieux reprendre une importance politique, réimporterait également les inévitables guerres de religion qui les accompagnent. Car ces cercles ne sont pas réputés pour leur souplesse et leur intégration aux autres. Une méfiance particulière est justifiée pour l’islam, cette religion arrivant auréolée d’une histoire terriblement conflictuelle et toujours active sur les terres où elle a pris racine. Elle ne peut être mise sur un pied d’égalité avec la religion chrétienne, qui elle a depuis longtemps enterré ses vieux démons.
Le calme des profondeurs
La position hiérarchique des cercles religieux n’est guère plus haute dans la plupart des autres pays occidentaux. Certains, comme les scandinaves, n’ont pas eu besoin de dégrader cette position car elle n’a jamais été culturellement élevée. D’autres pays sont passés spontanément à des doctrines moins conquérantes, comme la protestante. Version du précepte chrétien plus proche d’une philosophie de vie que d’un pouvoir politique, elle ne cherche pas à intervenir sur les cercles décideurs. Les américains ont choisi une solution intermédiaire. Le dogmatisme chrétien n’a pas été éradiqué mais scindé en une foule de congrégations adaptées aux conditions de vie et aux particularismes culturels, issus d’une immigration cosmopolite.
Dégrader la place de la religion a contribué à diminuer les tensions inter-ethniques et régionales. La religion a en effet deux visages, un côté rassembleur qui affermit l’identité communautaire, un côté dogmatique qui dresse abruptement les cercles religieux les uns contre les autres. En Afrique et au Moyen-Orient, ses versions dogmatiques ont gardé une position privilégiée dans la hiérarchie des cercles. Les rivalités ethniques y sont vives et continuent de menacer les unions nationales. Ces conflits s’exportent facilement au-delà des nations. Les religions, aux prétentions supra-humaines, sont bien sûr supra-nationales. Un bénéfice pour le rapprochement des peuples ? Malheureusement le côté dogmatique domine trop largement, avec ses préceptes raides et archaïques. La croyance de l’un heurte vigoureusement celle de l’autre. Les religions ont causé plus de guerres que tout autre type de cercle. Comment faire d’elles un modèle pour l’unification de l’Humanité ? Il faudrait qu’elles aient déjà réalisé leur propre unification, que la théologie soit universelle.
Naufrage des civilisations dont la religion n’a pas plongé
L’universalité est un espoir utopique aujourd’hui avec un islam embrouillé par des querelles doctrinaires en son sein même, qui déclenchent des conflits meurtriers entre nations islamiques. Le modèle qui a réussi jusqu’à présent est plutôt l’effort de laïcisation ou de fragmentation du pouvoir religieux. Les occidentaux ont mené cet effort à l’époque de leur grand glissement des monarchies vers les démocraties, et cela a été un facteur majeur de leur domination mondiale. En abaissant la place du cercle religion, ils ont permis à d’autres, nettement plus efficaces et universels, de ressouder leurs nations : économie, science, éducation, régimes représentatifs plus souples et dynamiques.
Amin Maalouf, dans ‘Le naufrage des civilisations’, attribue la chute de la civilisation arabe aux séquelles de la décolonisation, militairement désastreuses pour les pays arabes. Il y voit à juste titre une perte de dignité et d’estime ressentie au sein des populations locales, qui ont brisé l’élan d’une civilisation auparavant parmi les plus brillantes. Mais un autre facteur important est que ces pays n’ont pas dégradé la place du cercle religion pour rebondir, à la différence des occidentaux. Certains militaires au pouvoir ont tenté de le faire, mais cela n’a jamais été une initiative populaire. Au contraire, après les échecs militaires et l’affaiblissement de la fierté identitaire, l’islam s’est positionné en refuge pour la solidarité populaire. Il a effacé les tentatives de laïcisation menées par les généraux et repris sa place supra-nationale. C’est indubitablement une cause majeure du marasme dans lequel continuent de s’engluer les pays arabes. Les systèmes économique, politique, scientifique et éducatif, pâtissent en efficacité de cette position élevée de la religion.
L’Asie, communautaire avant les religions
L’Asie post-coloniale, elle, n’a jamais été handicapée par cette domination hiérarchique de la religion. Celle-ci y tient lieu aussi de philosophie de vie plutôt que cercle décisionnel dans la structure sociale. Elle possède ses castes réservées et se voit respectée par la population mais n’intervient pas dans la politique nationale. Les pays asiatiques n’ont pas été entravés par les dogmes religieux dans leur essor économique et ces “dragons” rejoignent rapidement le niveau de développement des pays occidentaux.
Les préceptes internes à chaque religion jouent sur la place qu’elle occupe dans la hiérarchie sociale. Le bouddhisme est moins concerné par les affaires terrestres que l’islam. Mais la manière dont les préceptes sont présentés par les religieux a aussi une importance. Les manipulations sont courantes —elles l’étaient déjà à l’époque de l’écriture des textes sacrés. L’islam est une religion dominatrice et guerrière dans les pays arabes, alors qu’elle ne l’est pas en Indonésie, premier pays musulman par le nombre de fidèles, et l’un des rares où les minorités religieuses sont bien tolérées.
Décolonisation
Un autre exemple éloquent de cercles qui migrent dans la hiérarchie est la colonisation. Elle a créé la supériorité du cercle ‘colonisateurs’ sur le ‘colonisés’. Problème : cette domination vient en contradiction avec la priorité plus universelle du cercle ‘premiers habitants’ sur celui des ‘immigrants’. L’ordre culturel subit un pareil renversement. Les traditions locales sont habituellement prioritaires sur celles des nouveaux arrivants, mais l’arbitraire colonial inverse la donne. Le contentieux colonial est celui de la priorité entre deux cercles sociaux nouvellement créés et non miscibles.
Trois manières de sortir du conflit :
1) Rétablissement de la hiérarchie habituelle entre locaux et extérieurs, cercles toujours séparés. Le colonisateur refusant généralement d’abandonner sa supériorité, le colonisé s’en débarrasse par la manière forte pour retrouver sa complète indépendance. Guerre décoloniale.
2) Retrait volontaire du colonisateur et de sa population, dont la présence n’est plus assez forte pour décider du destin du pays. Décolonisation “douce”. Les cercles se re-séparent et ne font plus affaire ensemble.
3) Fusion des cercles en une nouvelle population locale intégrée. Le vivre ensemble.
Les guerres décoloniales n’ont pas de vainqueur
Quels sont les avantages et inconvénients de chaque manière ? La première est agressive et meurtrière, source de peines et déconvenues. La plus médiocre et pourtant la plus souvent rencontrée. Pourquoi ? Les sociétés coloniales sont réduites, isolées et névrotiques. Les chances sont faibles d’y voir naître un leader assez charismatique pour faire dépasser aux autres la mentalité clanique. Des penseurs plus ambitieux, à l’extérieur, croient bien faire en injectant des idées décoloniales. Sont-ils objectifs ou ne font-ils que transférer sur la colonie leurs propres névroses domestiques, sublimés en grandes idées impropres à la situation locale ? Les idées révolutionnaires s’enracinent et finalement une catharsis violente en résulte, seule capable de faire bouger les lignes. Les cercles se brisent. Les colonisés reviennent à leurs traditions, les colonisateurs perdent leurs biens. Des deux côtés il s’agit bien d’un repli et non d’une quelconque avancée.
La décolonisation “douce” n’est également rien d’autre qu’un retour en arrière. Chacun repart de son côté d’un commun accord. Un exemple historique est l’abandon des Nouvelles-Hébrides par anglais et français, qui en avaient fait un condominium. Les ressources locales ne justifiaient pas de s’accrocher à ces territoires, dont l’administration n’est intéressante que si elle rapporte. Les vanuatais devenus indépendants sont retournés dans leurs villages. Ils sont bien classés dans certaines échelles de bonheur… surtout parce qu’ils n’ont plus aucune tentation. Pas de riches, pas de services non plus. Certaines îles plus grandes que des départements français n’ont pas de médecin. La décolonisation douce est en pratique de l’indifférence plutôt qu’une réelle volonté de compenser l’arrivée puis le départ du colonisateur. Qu’ont à faire du passé colonial des générations qui ont leurs propres problèmes ? Ce sont les ancêtres qui voulaient jouer au papa avec leurs missionnaires. Aujourd’hui ne restent que des intérêts commerciaux.
Fusionner des architectures étrangères?
La troisième manière, la fusion des cercles, est la plus ambitieuse et difficile à mettre en oeuvre. Elle ne fonctionne que si les deux cercles y sont majoritairement favorables. Cela implique qu’ils fassent table rase du passé et ne diffèrent plus trop en termes de cercles extrinsèques. Chaque culture est en effet une pyramide de ces cercles emboîtés, différente par sa hauteur et par les règles des cercles de même niveau. Le mélange est délicat. De l’individu jusqu’aux dirigeants, la société empile les cercles famille, éducation, métiers, économie locale, échanges inter-communautaires, et même la place de l’humain au sein de l’écosystème. La difficulté du mélange est critique quand la culture du colonisé a eu très peu de contacts avec d’autres antérieurement à la colonisation, contrairement au colonisateur. Les pyramides à intégrer sont si différentes dans le détail que la tâche semble impossible.
Prenons un exemple que je connais bien, la décolonisation en Nouvelle-Calédonie. Le kanak autochtone a une appréciation de son statut individuel très différente de l’européen. Son réglage TD est nettement porté sur le D : il est appartenant plutôt qu’individué. Le kanak ne réclame pas d’indépendance personnelle, se voit comme fragment du clan. Ne décidant jamais seul de choses importantes, son engagement n’a pas la valeur qu’y mettrait un européen. Et si l’engagement n’est pas respecté le kanak n’en ressent aucune honte. C’est une individuation forte qui éprouve une responsabilité dans cette situation. Il faut être propriétaire de son engagement. Or le kanak ne possède pas, il fait partie de quelque chose de plus grand. Il est parcelle de la terre de ses ancêtres et ne s’en scinde jamais complètement.
Technocratisme ou primitivisme
Avec une base individuelle aussi contrastée, les sociétés kanak et européenne sont très difficiles à intégrer. Tout la pyramide des cercles sociaux s’en ressent. Aucun kanak ne peut prendre l’initiative de réformer sa société sans se renier lui-même. Il abandonne une trop grande part de son être. Les cercles de la Kanaky en restent figés, désespérément pour le regard occidental. Les statuts familiaux, chefferies, coutumes, semblent installés au musée et incapables de s’en extraire. Le mépris suffisant de l’européen entraîne en réaction un immobilisme encore plus figé.
L’européen, en retour, n’est guère disposé à aligner sa structure sociale sur la kanak. Il aurait l’impression d’un gigantesque retour en arrière. Vivre comme ses propres ancêtres primitifs ? Il s’efforce plutôt d’employer tous les moyens pour amener la société kanak à lui, sans faire de véritable pas vers elle. Il offre d’éduquer les enfants kanaks. Mais les parents n’y voient qu’un nouvel effort colonial. Le territoire étant conquis, il s’agit maintenant d’envahir les esprits. Les petits kanaks sont encouragés à la résistance. Est-ce une surprise si c’est d’eux qu’est venue l’insurrection ? Elle a dévasté la Nouvelle-Calédonie en 2024, mettant fin à quarante années d’efforts d’intégration.
Les raisons de l’échec
L’échec se comprend très bien à la lumière de la Théorie des Cercles Sociaux (TCS). L’intégration aurait du faire l’objet d’une analyse soigneuse, cercle après cercle, pour voir où les résistances allaient rester les plus fortes. Plutôt que se contenter de belles déclarations, chaque communauté avait à charge de réaliser les ajustements nécessaires. Du moins si s’était manifestée une vraie volonté de vivre ensemble de part et d’autre. Elle a manqué du côté kanak, où l’on a continué à promettre une indépendance radicale.
L’ex-colonisateur blanc n’est pas exempt de critique. Il s’est trop concentré sur l’éducation et le financement. L’argent ne fait pas tout, surtout dans une communauté qui s’en est toujours traditionnellement passée. L’école, par contre, est bien le carrefour essentiel du vivre-ensemble, l’endroit où former la nouvelle génération intégrée. Mais le système éducatif du blanc a négligé deux points importants. Le premier est que la présence de cercles sociaux aussi différents oblige à les apprendre complètement. Impossible de se contenter d’enseigner aux jeunes kanaks la société des blancs. L’inverse est obligatoire, avec une comparaison point par point des deux cultures, ce qui nécessite des professeurs connaissant mieux la coutume que les enfants kanaks eux-mêmes. Ainsi le cercle éducatif, transformé en vrai point de rencontre, aurait pu faire buvard sur ses voisins.
Second point important : seuls les jeunes sont formés à l’école, pas les parents, dont l’adhésion pleine et entière à cette formation est indispensable. Comment l’obtenir ? En leur ayant démontré la sincérité des objectifs de l’école. Elle n’est pas là pour gommer l’identité kanak mais pour l’étendre. Les classiques réunions parents/profs sur la situation de l’élève sont insuffisantes pour satisfaire à cet objectif. Une collaboration continue et authentique est nécessaire entre les familles et des enseignants spécialement formés à l’intégration. Ce qui n’a jamais été vraiment organisé. Les cercles famille et éducation sont restés séparés. Les élèves sont passés de l’école à la maison comme d’une galaxie à une autre, à travers un trou noir incompréhensible.
Des cercles pour décoloniser
Connaître les cercles sociaux d’une autre culture n’impose en rien leur adoption générale. C’est l’avantage du cloisonnement de nos vies qu’apportent ces cercles. Nous pouvons choisir d’intégrer l’un mais pas l’autre. Les familles continuent avec leurs règles traditionnelles mais ne sont désormais plus étrangères les unes aux autres sur le territoire commun, doté de ses cercles professionnels et économiques généraux. L’intégration locale procure l’assurance permettant d’accéder au cosmopolitisme. Désormais le jeune autochtone n’est plus enclavé dans sa culture mais propagateur de ses particularités, dans un monde devenu moins effrayant pour lui et toujours avide de nouveautés.
Bien connaître des cercles auxquels on n’appartient pas est comme pratiquer plusieurs langues. Nous gardons notre langue maternelle et pensons avec elle, mais nous sommes capables de réfléchir comme l’autre, dans son propre cercle. Communication sans invasion, grâce au cloisonnement des cercles. Pourquoi l’européen est-il si sensible à l’idée de décolonisation aujourd’hui ? C’est parce que lui-même est, sans nul doute, terriblement hostile à toute idée de colonisation de son propre esprit.
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