Un espace de débat sans équivalent
L’émission Répliques d’Alain Finkielkraut est une véritable institution radiophonique sans équivalent par son niveau. Je l’ai découverte tardivement, n’écoutant jamais la TV et exceptionnellement la radio. “Répliques” est finalement venu s’intercaler entre mes livres audios, qui emplissent les inévitables moments où les mains sont trop occupées pour tenir un livre ou la plume. Je vous promets un article dédié à une sélection d’ouvrages où le format audio est un plus manifeste. J’en profiterai pour célébrer comme il le mérite le merveilleux talent de philosophe et de débatteur de Finkielkraut.
Je suis donc en retard d’un bon nombre d’années sur les épisodes de Répliques. Heureusement la plupart, même ceux concernant l’actualité, sont inusables. Qu’ils soient écoutables éternellement est une exigence. Ils font partie de l’Histoire de France, et un disque dur les contenant pourrait être placé au Panthéon, en attendant que les cendres d’Alain le rejoignent.
Tous pour tout ?
Ces louanges introduisent cependant un épisode où Finkielkraut et l’un de ses invités ont été inexistants. Je vous propose de l’écouter en premier ici :
Tous pour le mariage pour tous (12 janvier 2013)
Il réunit Irène Théry, sociologue engagée, et Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue Esprit. Irène Théry, une femme très intelligente, y tient malheureusement le rôle caricatural d’une “fecha”. J’appelle ainsi l’équivalent féminin du macho : c’est l’ultra-individualiste XX qui ne laisse guère de place aux autres comme le faisaient classiquement les XY dans l’ex-société patriarcale. Théry est péremptoire, étouffe ses interlocuteurs, les interrompt constamment sans la moindre gêne, leur interdit finalement tout temps de parole. Elle discrédite les contre-arguments sans y répondre. Le débat n’existe pas, Finkielkraut en fait le constat désolé à la toute fin. Pas surprenant pour un sujet aussi sensible mais dommage quand même. Nous comprenons mieux aujourd’hui la difficulté à discuter avec une frange de wokistes devenus ultra-polarisés.
Un ratage est néanmoins toujours intéressant par les erreurs qu’il met en lumière. Regardons cela de plus près. Les intervenants sont d’accord pour séparer deux sujets, le mariage pour tous et la filiation pour tous. Le premier est le moins polémique. Tout le monde reconnaît la nécessité de concrétiser l’engagement des compagnons par une cérémonie symbolique, qu’ils soient hétéro ou homo. Le principe du mariage pour tous, OK. Mais est-ce la même cérémonie symbolique ?
Une différence ? Il faut l’apprendre
Effacer la différence entre les sexes n’est pas seulement une cécité, c’est un égarement. Nous avons de meilleurs chances de comprendre vraiment comment fonctionne l’autre sexe en le considérant comme une espèce extra-terrestre ! C’est en accentuant les différences qu’on y place toute l’importance nécessaire et que nous ajustons nos comportements. Le respect de l’autre, de sa personne particulière, se fonde sur cette différentiation.
La relation hétérosexuelle est ainsi étrangère par nature à celle entre deux personnes de même sexe. Elle demande un apprentissage spécifique. N’hésitons pas à dire une tolérance spécifique. Il est plus difficile de faire tenir un couple hétéro qu’homo, en raison de cette nature différente avec laquelle il faut composer. La pression naturelle est ambivalente. Elle nous dote d’un élan instinctif inouï et spontané vers l’autre sexe, sans lequel nous n’aurions peut-être pas l’idée de l’approcher. Mais elle nous laisse aussi sans motif de rester quand la poussée hormonale s’est amoindrie. La valeur symbolique du mariage prend alors une importance essentielle. Un cercle intime s’est créé, qu’il faut contribuer à faire vivre. La conscience vient au secours d’un inconscient qui s’allume et s’éteint au gré des courants hormonaux.
Les homos aussi
Bien entendu ces oscillations vitales existent également dans les couples homosexuels. Ils suivent la même évolution et le mariage présente la même importance symbolique pour consolider le rapprochement des compagnons. J’irais jusqu’à dire qu’il existe ce type d’engagement chez un célibataire le jour où il se dit « Je vais rester célibataire ». Il décide d’un contrat avec lui-même, qui met fin à nombre d’interrogations et de frustrations. Il existe ainsi un “mariage célibataire”, trop intime pour qu’on le fête avec des amis.
Nous comprenons ce qu’il y a de commun entre ces mariages. Et ce qui les sépare. Ils ne sont pas identiques. La grogne des hétéro envers le mariage pour tous, exprimée par Thibaud et Finkielkraut, vient de l’assimilation entre eux de ces rapprochements contrastés. Qu’ils passent dans le droit et bénéficient des mêmes avantages fiscaux ne pose aucun problème. Cela en fait-il des symboles sociaux identiques ?
Une Histoire de Cercles
Le mariage hétéro a toute une Histoire derrière lui. Des millénaires d’évolution. Il a répondu à bien des motifs culturels successifs. A été forcé, libéré. L’homosexualité a toujours existé en parallèle, sans faire partie de cette Histoire du mariage hétéro. Il s’agit de cercles sociaux séparés, chacun avec leur identité propre. De nombreux homosexuels en sont d’ailleurs conscients et ceux-là, les plus éveillés à la différence, ont critiqué fermement l’idée du mariage pour tous. C’est réellement du gommage identitaire.
La théorie des Cercles Sociaux explique que l’on peut appartenir à des cercles différents tout en étant inclus dans un cercle commun. Donc les couples homo et hétéro peuvent être inclus dans le cercle ‘mariage’ général. Néanmoins le problème ici est d’appeler le nouveau cercle, qui n’existait pas auparavant, du nom de l’un des cercles précédents. Cela consiste en quelque sorte à “forcer” l’intégration du cercle homo au cercle hétéro, ce dont ni l’un ni l’autre n’a envie.
Du mariage à la filiation
La solution est d’appeler “PACS” le nouveau cercle général, ce qui a déjà été fait avant la loi sur le mariage pour tous. Conservons aux hétéros le terme “mariage”; libres aux homos d’en inventer un autre pour leur engagement spécifique —un riamage ?
Ces arguments que je viens de développer, sont bien ébauchés par Thibaud et Finkielkraut, mais restent inaudibles avec le couvercle oratoire imposé par Théry. C’est pire ensuite, sur le sujet de la filiation. Là nos deux débatteurs se font piéger par une remarque abrupte de Théry, qu’ils hésitent à contester, et c’est fini. Pourtant Finkielkraut n’est pas un lapereau que l’on attrape facilement au collet. Mais là il fallait beaucoup de réactivité. Je n’en aurais pas été capable non plus. Le collet a été passé. De quoi s’agit-il ?
Le verrouillage inconditionnel
Je retranscris textuellement cette déclaration critique de Théry (les bouts qui manquent sont redondants) : « L’adoption, pendant longtemps, elle a été conçue sur le mime de la procréation. L’adoption singe la Nature, c’était la formule de Napoléon. Hé bien il me semble que l’on a beaucoup évolué nos conceptions de l’adoption et qu’aujourd’hui personne ne dirait plus qu’une adoption doit se faire passer en quelque sorte pour une procréation. […] L’adoption c’est quelque chose qui vaut pour elle-même. Elle constitue un lien à partir de l’engagement d’élever un enfant, […] de s’engager dans un lien inconditionnel avec lui […] C’est pas la biologie qui le fait, c’est l’engagement de filiation. Et les parents adoptifs qui nous écoutent n’ont certainement pas le sentiment que leurs liens avec leurs enfants soient moins inconditionnels que le vôtre »
Comment contester pareille déclaration sans être taxé de dédain pour les familles adoptives ? Finkielkraut est trop bon médiateur pour s’y risquer, et Thibaud a vu son espace de parole rétréci à peau de chagrin. Il me faut donc répondre à leur place, puisque je suis parent adoptif. J’ai même la pertinence supplémentaire d’avoir à la fois un enfant naturel et deux adoptés. Hé bien, chère madame Théry, vous êtes une réductionniste de la pire espèce qui soit.
L’engagement de filiation n’est pas alternatif au lien biologique, ne le remplace en rien, il le complète. Dans sa précipitation et son monolithisme de pensée, Théry se sert de vérités éclatantes pour en cacher d’autres. Assurément l’adoption vaut pour elle-même. C’est un engagement très fort. En quoi cet engagement remplacerait-il le biologique, qui n’est pas de même nature ? Il ne sont ni concurrents ni interchangeables. Ils se surimposent. Même entre un parent et son enfant biologique doit s’opérer un autre genre de filiation, qui est l’adoption de la personnalité de l’enfant. Elle n’est pas décelable dans la cellule germinale que l’on a donné. Il faut s’y faire. Le parent s’y fait plus facilement grâce au lien biologique, et l’enfant également. Une relation demande l’engagement de tous les participants.
L’adoption piège
Et cela nous amène à une question plus fondamentale encore : Notre engagement est-il plus libre envers quelque chose que nous n’avons pas décidé —une continuité génétique entre le parent et l’enfant— ou quelque chose que nous avons décidé —une rupture génétique dont parent et enfant décideront de ne pas tenir compte ?
C’est une question très difficile et il faut la retourner soigneusement dans sa tête. Ma réponse, vécue, est très claire, et je la pense similaire aux autres parents adoptifs. Je me suis toujours senti plus “piégé” par la décision d’adopter que celle d’avoir un enfant naturel. Et mes enfants adoptés également me semblent plus piégés que le naturel. Comme la filiation biologique n’existe pas il faut un effort supplémentaire pour entretenir l’engagement parent-enfant des deux côtés. Un parent est bien plus culpabilisé quand il ne s’occupe pas suffisamment d’un enfant adopté, comparativement à un rejeton naturel.
Les décollements de l’identité
Le clairon de Théry est bien trop bruyant pour laisser ses deux interlocuteurs aborder de telles nuances, pourtant essentielles au moment de légiférer sur des familles où la filiation sera biologiquement différente. Effacer ces différences est à nouveau chez Théry une réduction aberrante, nocive pour l’identité. C’est institutionnaliser un défaut qui était déjà catastrophique pour les familles adoptives, où la recherche de leur origine biologique par les enfants était découragée. Théry se sert d’ailleurs de cet argument mais à l’envers : Puisque la société était déjà perverse pour les familles hétéros adoptantes, en leur refusant l’accès à l’origine, pourquoi verrait-on de la perversité les homos recourant à l’adoption ou à la procréation assistée ? Manoeuvre navrante. Notre objectif commun est de rétablir la richesse de la filiation, y compris biologique, pour tous les enfants, quelle que soit la manière dont ils sont arrivés dans une famille.
Prenons conscience que les niveaux d’identité ne se remplacent pas. Ils se surimposent comme les couches d’information d’une carte —relief, hydrographie, routes, services, points d’intérêt, etc. Ils enrichissent. Mais surtout ils ne sont pas identiques ! Une carte ne comportant pas les routes fera le randonneur mais pas le conducteur. Avec les modes variés pour les enfants d’intégrer aujourd’hui une famille, par procréation ou adoption, les couches de la carte ne sont pas jointives comme avant, avec un risque de décollement identitaire, et de névrose à cet endroit. Un enfant dans cette situation doit faire l’objet d’une attention particulière.
Le parent est un combattant
Cette conviction, je l’ai toujours ressentie implicitement en tant que parent adoptif. Je dois prêter davantage attention à mes enfants adoptés et à mon comportement avec eux : il a des ressorts différents qui m’échappent consciemment. Je n’y vois aucune contrainte car je me suis engagé librement dans l’adoption. Et celle-ci fait l’objet d’une législation particulière qui me confirme la spécificité de cette manière de fonder ou élargir une famille.
Si une loi “filiation pour tous” prétend que la procréation naturelle, assistée, l’adoption, la location d’utérus et bientôt l’utérus artificiel, sont des manières comparables d’avoir un enfant, les prochaines générations de parents feront-elles cet effort supplémentaire que réclament les nouveaux modes de filiation ? Ne devrait-on pas maintenir le “parcours du combattant” que j’ai vécu comme candidat à adopter, et qui m’a effectivement armé d’une motivation sans faille contre les découragements parentaux ?
Un écart ontologique
En effet, les écarts ontologiques sont vraiment profonds entre ces modes. D’un côté nous voyons arriver un enfant né presque par surprise d’un orgasme amoureux, qui le rappelle et le prolonge. La chaîne causale est parfaitement continue, de la fusion des cellules germinales jusqu’à l’émergence du poupon. Aucun besoin de connaissances médicales. Le corps et son cerveau ont vécu cette chaîne continue. Toutes les couches de la carte sont jointives, auto-assemblées. Le bébé arrive dépourvu de questions. Il n’est que promesse.
Et de l’autre côté ? C’est la superstructure consciente qui a entamé l’opération, et non le soubassement biologique. La direction de la chaîne causale est téléologique et non plus ontologique. La chaîne est discontinue car il faut intervenir à certains endroits. L’enfant est décidé. Est-il pour autant en meilleure position sur la ligne de départ ? Non. En fait une décision est plus fragile qu’une habitude construite par l’entièreté du corps et sa chaîne, de la cellule à la conscience. Cette décision, la fatuité consciente tend à la croire éternelle, mais il faudra l’étayer régulièrement. En adoptant, j’ai conscience de cette différence ontologique et de la nécessité d’entretenir un effort constant pour qu’elle n’ait pas d’effet adverse.
Le point de rencontre
Mon enfant a le même problème. Il connaît parfaitement les discontinuités sans sa filiation. Car je ne les lui ai pas cachées. Cette idée stupide l’aurait empêché de se construire avec ces discontinuités. Comment puis-je l’aider ? En lui montrant l’exemple. Avec mes efforts manifestes pour équilibrer la différence ontologique.
C’est au point de rencontre entre différence et mon effort pour éradiquer la différence que se situe l’authenticité. La rencontre n’efface aucune des deux forces. La différence est là, simultanément avec ma conviction qu’elle ne doit pas influencer le destin de mon enfant. Sans l’une de ces forces je suis habité soit par un idéal artificiel, soit par un fatalisme de la différence. Toute opération qui vise à effacer l’une d’elles nuit à mon authenticité.
Quand la loi en fait trop
J’adore tous mes enfants. J’ai un cercle intime avec chacun d’eux. Mais chaque cercle est particulier. Pour d’autres motifs bien entendu que l’adoption. Ce sont toutes les différences que nous faisons entre nos enfants qui font leur individuation unique, dans un échange permanent avec leur spéciation héréditaire. « J’adore tous mes enfants » se situe dans un cercle supérieur, celui de la famille, où les enfants eux-mêmes effacent leurs différences pour s’éprouver solidaires. Sans la notion de cercles surimposés, nos attitudes deviennent franchement incompréhensibles, enchaînant parfois un amour inconditionnel et une détestation définitive !
À l’époque du débat j’aurais écrit : Surtout ne cherchons pas à gommer davantage nos cercles intimes, si particuliers, déjà mis à mal par l’effaceur égalitariste contemporain. N’ajoutons pas une loi pseudo-éthique, uniformisante et contre-productive pour la coopération sociale. Trop tard, elle est passée…
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