Abstract: Toute chose est une construction complexe. Nous n’en percevons cependant que l’apparence finale. Pourquoi ? Nos sens sont entraînés à reconnaître des niveaux précis de complexité. Ensemble ils forment une reconstruction sélective de la complexité de la chose. L’expérience que nous en avons est une image fusionnelle, une apparence. Seule une autre tâche mentale, la modélisation théorique, permet de reconnaître la profondeur complexe de la chose. Mais, de même que la perception, la modélisation produit une image “horizontale” de la chose et n’en fait pas une expérience de sa verticalité. Nous y restons insensibles. La seule verticalité éprouvée est celle de notre propre expérience mentale.
Un monde d’apparences
Nous vivons dans un monde doté de profondeur spatiale, grâce aux 3 dimensions reconstruites par la vision, et d’une richesse supplémentaire de critères combinés par nos autres sens. Voici que surgit en conscience une impression sophistiquée, animée, stupéfiante même, parce qu’il existe toujours dans ce champ de perception des choses ou des êtres pour lesquels nous n’avons pas de représentation exacte. Qu’est donc cette chose en soi ? Que va faire cet être ?
La reconstruction mentale du monde est un remue-ménage constant. Il suffit à éveiller notre curiosité et occuper notre conscience. Nul besoin de regarder le dessous des choses. Nous avons déjà l’impression de vivre dans un univers compliqué. Compliqué, affairé, chaviré, mais est-il complexe ? Cela, la conscience ne peut en faire directement le constat. Les perceptions ne lui montrent que des apparences. Elle a d’ailleurs mis très longtemps à “prendre conscience” de la complexité des choses.
Du simplexe au complexe
La construction de l’image consciente du monde est complexe, tandis que l’image elle-même est une représentation simplexe1. La complexité structurelle de l’image est aplatie dans une impression fusionnelle. Nous ne voyons pas les choses comme des chevauchements d’atomes, molécules, matériaux, cellules, organes, mais comme les apparences que ces chevauchements présentent à nos sens.
La conscience parvient néanmoins à accéder aux niveaux sous-jacents, parfois directement à partir des sens (démontage, dissection), mais mieux encore grâce à des instruments qui amplifient leurs capacités. Il nous a fallu apprendre que certaines choses sont plus complexes que d’autres. Une plante ou un animal immobile n’est pas fondamentalement différent d’un rocher dans le champ de vision. C’est parce que la conscience est déjà informée qu’elle fait une différence. Avant cette éducation, les photons renvoyés par l’animal et le rocher sur la rétine produisent des données similaires. Ils ne font pas intrinsèquement la différence entre complexité animale et minérale.
Connaissance exponentielle
Les premiers instruments qui nous ont informés sont de simples couteaux. En dépeçant l’animal chassé, nous avons pu voir qu’il renfermait des organes, alors que le rocher n’en contient aucun —du moins a-t-il fallu le supposer, car il se laisse moins facilement dépecer.
Apercevoir des cellules, puis des molécules, a pris des millénaires d’apprentissage supplémentaires. La courbe de l’évolution de la connaissance complexe est une incroyable exponentielle ! Qui traîne derrière elle une Humanité en ordre dispersé. Pour la plupart d’entre nous, un corps humain est fait d’atomes, de cellules, d’organes, sans plus de détails sur cette organisation complexe, pas plus apparente à la vision qu’auparavant. L’homme frétille encore davantage devant des formes charmantes que devant une agitation moléculaire invisible, sauf s’il est biologiste.
La bibliothèque consciente
Nous conservons donc une vision simplexe, en conscience, mais pouvons l’adresser à des niveaux différents de la complexité des choses. Nous avons en quelque sorte une “bibliothèque” consciente, où les ouvrages sont alignés horizontalement, chacun consacré à un niveau complexe. Les ouvrages physiques sont consacrés aux champs et particules élémentaires, les chimiques aux molécules et matériaux, les biologiques aux macromolécules, etc, jusqu’aux sociologiques consacrés aux interactions humaines et aux sciences elles-mêmes.
La verticalité complexe est “couchée” dans notre conscience sous forme d’une rangée de livres accolés. Les images associées à ces livres sont fabriquées par les instruments adéquats, bistouri, microscope, télescope, IRM, etc. Avec ces instruments nous pouvons également interagir directement avec ces niveaux complexes, nous promenant ainsi dans la complexité des choses.
Sur le plancher des livres
Grâce à cette technologie, notre conscience, logée dans un très haut niveau de complexité, entre en relation étroite avec des niveaux très éloignés d’elle. Une conscience de physicien nucléaire peut compter des particules élémentaires. Pourtant les particules n’ont pas eu le moindre contact réel avec l’espace conscient. La conscience a simplement ajouté un livre à sa bibliothèque. Elle a enrichi son espace horizontal, sans l’avoir quitté une seconde. Comment le pourrait-elle ? Elle est cet espace et rien d’autre.
La conscience est le bibliothécaire. Elle dispose de rangées quasi infinies pour stocker ses livres. Elle peut marcher des heures en ayant croisé seulement une portion infime des informations que lui apporte la réalité. Mais gardons en tête qu’elle ne peut quitter son niveau. Des échelles partent du sol de la bibliothèque vers tous les étages de la complexité, sans que la conscience puisse les emprunter. Ses instruments s’en chargent et rapportent les données. La conscience reste à terre, affairée à concevoir et remanier ses modèles réduits du monde, vérifier qu’ils correspondent. Sa scène s’enrichit constamment d’accessoires et devient somptueusement décorée.
En notre cabinet
Notre vision de la dimension complexe est un cabinet de curiosités. Chacun l’a enrichi à sa façon. Certains sont stupéfiants dans leur variété. Il y a des physiciens-biologistes-philosophes-sociologues dont la boutique est stupéfiante. Personne néanmoins ne voit la dimension complexe dans sa profondeur, alors que tous l’éprouvent., dans la simple tâche mentale qu’est la construction d’une image du monde.
Continuer à développer la complexité des choses en sachant que nous ne pouvons éprouver que la nôtre, et ne pas mettre cette expérience de côté. C’est le grand défi de la dimension complexe. Nous continuerons ensemble, cher lecteur, à le relever.
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- J’utilise ici “simplexe” dans un sens légèrement différent de la simplexité d’Alain Berthoz. Lui utilise cette notion pour décrire la manière dont “la Nature” privilégie les chemins les plus simples pour gérer la complexité des choses. “La Nature” est bien sûr en fait “les lois naturelles” et elles ne privilégient rien du tout, se contentant de fonder une auto-organisation. Mon utilisation de “simplexe” désigne le retournement de l’auto-organisation sur elle-même, quand elle forme un niveau global “simple”, synthétique, par-dessus l’ensemble des relations qui la constituent. La simplexité en face de la complexité des relations sous-jacentes. ↩︎