Qu’est-ce que le conflit ?

Le conflit… pourquoi en existe-t-il des épisodes si différents, certains irréductibles et d’autres se résolvant avec une facilité déconcertante ? Existe-t-il une manière d’analyser le conflit quelle que soit la nature des choses en jeu ? C’est le préalable que je vais nous imposer pour faire du conflit le principe fondamental de la réalité aussi bien physique que sociale.

Commençons par nouer

Le conflit est une relation. Qu’il débouche sur une séparation ou une réunion, il faut bien au départ que les opposants aient des rapports d’une manière ou d’une autre, que leurs lignes d’univers se croisent. Aucun conflit possible dans des espaces-temps séparés. Même lorsque je suis en conflit avec mon passé, avec l’autre face de la planète, ou avec un penseur qui n’a laissé que des livres, j’ai fait se rejoindre deux lignes de réalité qui partagent un langage en commun, qui peuvent se dire en opposition.

Selon le débit des canaux de communication entre opposants, la relation se situe entre conflit fermé, où le débit est quasi inexistant, et conflit ouvert, où beaucoup de configurations sont partagées rapidement. L’issue de la confrontation en est radicalement transformée.

Pur et dur

Le conflit fermé est dur, pérenne. Aucune information nouvelle ne parvient à l’autre. Au moins l’un des opposants est derrière la porte qu’il a claquée. La variante fermée est en fait un refus du conflit, la crainte qu’une relation plus poussée déflore la pureté de la position initiale. C’est la politique de la tour d’ivoire ou de la chaise vide, l’accès de colère, l’ado qui s’enferme dans sa chambre, le politicien qui s’adresse aux oreilles béantes de la foule plutôt qu’à celles plus critiques de ses pairs.

Posture piteuse, défensive, destructrice. Car le conflit est fondamentalement un processus constructeur. Toute construction commence par mettre des briques en relation. Elles sont individuées, séparées, singulières. Accepteront-elles de s’accrocher les unes aux autres ? Le conflit apparaît d’emblée avec l’individuation. Dès qu’une chose est individuée, elle n’est plus la totalité des choses. Elle se retrouve en concurrence avec d’autres, ne serait-ce que par l’espace à occuper. Deux choses différentes ne peuvent se situer au même endroit. Ambivalence. Est-ce A ou B qui s’appropriera cet endroit ?

De quoi le conflit se renforce-t-il ?

Le conflit est fort quand il existe très peu de place pour A et B et qu’ils veulent naturellement occuper tous les endroits, par le simple fait d’être en mouvement. Ou le conflit est faible parce que l’espace est si vaste que A et B ont peu de chances de se rencontrer. La taille de l’endroit contribue énergiquement au conflit.

Un autre facteur important est la variété des façons dont A et B peuvent interagir. Le conflit est bref s’ils obéissent à une loi simple, tandis qu’il se prolonge si plusieurs paramètres sont en jeu, tous ne s’équilibrant pas simultanément.

Le nombre de participants au conflit joue un rôle également. Chaque relation réclamant un temps élémentaire, une quantité croissante d’acteurs implique un nombre exponentiel de configurations à explorer. Un temps de latence précède le moment où leurs probabilités arrivent à l’équilibre. Principe entropique.

Sur quoi le conflit s’ouvre-t-il ?

Sur une grande incertitude. Les relations démarrent. L’opposition est avérée entre les individuations. Comment va-t-elle évoluer en fonction du contexte ? L’entropie d’un conflit est le délai nécessaire pour “discuter” un nombre suffisant de contextes. Cette discussion liste les probabilités des issues et les ajuste à chaque nouvelle proposition. Liste floue, incomplète au début. Son déterminisme augmente asymptotiquement à mesure que toutes les propositions ont été confrontées, que les nouvelles se raréfient. Cette liste n’est pas l’élection de la “meilleure” solution, qui éliminerait les alternatives, mais l’ensemble des “cotes” des candidates, qui n’en oublie aucune. L’incertitude s’est rabougrie. Elle persiste. Mais l’ensemble des solutions a trouvé une configuration stable. Voilà quelque chose de ferme à quoi s’accrocher.

Cette configuration est une stabilité construite par dessus des contextes qui continuent à s’enchaîner. Un équilibre surfe le chaos. Le conflit agité s’est confectionné un masque de sagesse. Une couche de complexité supplémentaire est apparue. Cela suffira-t-il ? Le conflit va-t-il s’éteindre ? Non, car cette stabilité émergente peut devenir à son tour élément de conflit à son propre niveau. Par exemple des syndicats ont trouvé un accord avec leur direction, mais l’accord n’est pas conforme à des contrats signés avec d’autres entreprises. Le conflit se déplace du cercle interne au cercle des entreprises.

Néanmoins la complexité tend à réduire l’énergie du conflit, à le diluer dans des cercles plus vastes où il semble anecdotique. Mais ces cercles n’étant jamais eux-mêmes une totalité, de nouvelles individuations se font jour et le conflit se ranime. Le conflit génère la complexité et en retour la complexité structure le conflit pour installer chaque individuation à sa place. C’est intimement un processus constructeur, qui sait défaire des couches de complexité, les réorganiser, et reprendre l’édification d’étages supplémentaires.

Des conseils pratiques…

…extraits de ce que nous venons de voir, en vue de rendre les conflits plus productifs :

1) Un conflit fort est plus constructif. Déduction directe du principe conflit = construction. Les conflits faibles, larvés, n’aboutissent à rien. Il n’est pas question de faire ici l’apologie des guerres et de la violence en général, mais il faut admettre que ces confrontations dramatiques ont conduits aux plus grands progrès d’organisation sociale de l’Histoire. Reste à inventer des moyens moins meurtriers que la guerre pour déradicaliser les idées et recréer la relation entre opposants.

2) Un conflit est renforcé par un espace réduit à se partager. Déduction pratique : mettez les opposants à l’aise en les recevant dans un château, mais faites-les discuter dans une petite pièce. Ils ne pourront esquiver le conflit et l’affaiblir.

3) Limitez le nombre de participants au strict minimum. Les multiplier augmente exponentiellement le temps nécessaire pour explorer toutes les configurations entre autant d’opinions divergentes. Le conflit s’éternise. Le moteur tourne dans le vide. Mais attention ! Limiter veut dire sélectionner. Il s’agit de mettre en relation des porteurs de puissance. Le bon fonctionnement du conflit impose des cercles sociaux capables de concentrer le pouvoir. Une anarchie n’obtient rien. N’ayant pas concentré de pouvoir dans ses représentants, ceux-ci ne peuvent redistribuer l’armistice en retour. Celui-ci n’a aucune autorité chez des individus qui n’ont rien transféré.

Une démocratie telle que nous la vivons aujourd’hui n’obtient pas grand chose non plus. Ses représentants sont désignés par une élection-spectacle plutôt qu’une étude de compétences. Pouvoir donné à un fantoche ? On préfère le garder pour soi et s’en servir pour critiquer le fantoche. À votre avis, qu’obtiendra celui-ci quand il négocie dans un conflit avec son sceptre en carton-pâte ?

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