Comparer scientifiquement des sociétés ?

De supérieure à supérieurement égalitaire

Les comparaisons entre sociétés sont devenues sujet tabou. Aux siècles passés les unes n’hésitaient pas à se déclarer supérieures aux autres, avec des drames humains à la clé. Esclavages, génocides, colonisations, déportations, révoltes et massacres, faut-il les attribuer entièrement à la morgue du supérieur et à l’indignation de l’inférieur en réaction ? Dire l’un “civilisé” et l’autre “barbare” contribue surtout à murer les cercles nationaux et ethniques. Il n’est plus possible pour les individus de franchir les barrières raciales et culturelles, et ainsi de former les cercles intégrateurs de ces races et cultures. Les conflits meurtriers sont caractéristiques de cet enfermement. Les cercles deviennent des blocs. Tout individu est sommé d’appartenir intégralement à l’un et d’être ennemi mortel pour les autres. La radicalisation permet aux chefs de blocs d’envoyer les troupes s’anéantir les unes contre les autres. Les va-t’en-guerre ont tous été de petits chefs de faible envergure mis soudainement à la tête d’une nation par les aléas de l’Histoire.

Hiérarchiser les civilisations a causé tant de désastres coloniaux et de guerres dévastatrices que le retour de bâton a pris la forme d’un égalitarisme lénifiant. On dit aujourd’hui les cultures impossibles à comparer parce que trop différentes. Il n’existerait pas de critère d’évaluation universel, chacun choisissant ceux qui l’arrangent. On arrive ainsi à une sorte d’équivalence civilisationnelle entre une tribu amazonienne et une société citadine contemporaine. Aberration manifeste. Le bien-pensant torpille la sociologie et en fait une coquille vide, comme à l’époque où les scientifiques risquaient l’excommunion à s’approcher de sujets tabous.

Colonisation militaire puis velléitaire

À vrai dire les désastres dont nous parlons sont la démonstration qu’il existe bien une hiérarchie entre civilisations. De petits groupes bien organisées ont pu prendre entièrement le contrôle de cultures bien plus vastes mais moins structurées. Les avancées technologiques ne sont pas seules en cause. La technologie se vole ou se copie. La technologie n’est efficace que dans une société organisée pour la recevoir et en profiter. Dire qu’une civilisation est avancée ne repose pas sur le fait qu’elle ait inventé la poudre —d’ailleurs ce n’est pas la civilisation occidentale, malgré sa position en tête, qui l’a inventée.

Les dominations sont la démonstration d’une hiérarchie tandis qu’a contrario une hiérarchie n’est pas forcément cause de domination. De multiples exemples existent de colonisations intégratives, où une civilisation a élevé celles qu’elle a envahies. Alexandre le Grand a diffusé la civilisation grecque en Asie. L’empire romain a développé ses provinces. Les aventures coloniales ont laissé de méchants souvenirs pour avoir démarré sur le mode militaire et visé des gains matériels plutôt que spirituels. Mais elles ont également sorti quelques populations de l’âge de pierre. Si le statut de la femme s’est nettement améliorée dans notre espèce, c’est par le biais de la colonisation. Personne ne songe à protester contre la colonisation des esprits par les réseaux envahisseurs de la planète entière. Il s’agit pourtant bien de sociétés avancées ayant imposé leurs modes interactifs aux autres. La moindre tribu isolée examinera avec ravissement un ordinateur connecté qu’on vient de lui installer, s’empressera de l’utiliser, ouvrant la porte à la colonisation la plus radicale que peut vivre cette communauté, et cela sans aucune violence.

Comparer des squelettes

Sortons donc de l’équation simpliste hiérarchie = esclavage, et autorisons-nous à comparer les sociétés, puisque toutes sont des systèmes humains, certains plus étendus et plus stables que d’autres. Pour quelles raisons ? La Théorie des Cercles Sociaux est un nouvel éclairage. Qu’elles soient capitalistes ou communistes, démocratiques ou autocratiques, toutes les sociétés sont structurées en cercles. Même les plus anarchiques sont obligées d’avoir des représentants. Le chef de tribu focalise l’opinion générale, qui autrement n’aurait aucune chance de fédérer les relations tribales. Dès qu’un humain entre en relation avec un autre, un cercle se forme. De nouvelles règles apparaissent, dépassant les individus. L’étagement des cercles permet aux petits de s’intégrer en larges. Théoriquement, quand cet étagement se poursuit, rien n’empêche la formation d’une société planétaire.

Agréger beaucoup d’humains ensemble réunit une immense force d’action mais impose aussi d’immenses moyens pour la mettre en oeuvre tout en profitant de sa diversité. Les fourmis ont un esprit trop simple pour diverger beaucoup individuellement. Leurs sociétés forment un petit nombre de cercles et la fourmilière, malgré sa coordination impeccable, dispose d’un pouvoir limité et figé. Notre richesse est notre complexité mentale, qui nous diversifie considérablement. La richesse de l’Humanité est l’inégalité de ses membres et non leur égalité. Le handicap ? Ces inégalités détruisent rapidement la cohérence des groupes. Trop de rivalités. Comment dans ce cas l’humain est-il parvenu à étendre sa société sans l’effondrer immédiatement ? En hiérarchisant ses cercles sociaux. L’intérêt supérieur de l’espèce s’impose à ses membres. L’intérêt supérieur national s’impose aux intérêts locaux. La coordination peut s’étendre sans s’effondrer, grâce à cette armature hiérarchique. La pyramide des cercles est le squelette d’une société avancée.

Méconnaissance de la complexité

L’Histoire humaine n’est qu’une suite de tentatives d’agrandissement puis d’effondrements. L’esprit humain est conçu ataviquement pour gérer un cercle intime d’une centaine d’individus, guère davantage. Au-delà il lui faut établir une simulation des cercles plus larges. Qui nécessite un apprentissage. L’éducation est ainsi le moteur essentiel de l’extension d’une société au-delà du cercle tribal. Le point noir a été, jusqu’à présent, que les cercles ne sont pas enseignés comme la dynamique sociale qu’ils représentent. Ils sont traités comme faisant partie du décor, un aspect du monde plutôt que sa mécanique.

C’est là un problème général attaché à la complexité, qui touche tant les sciences physiques qu’humaines. La complexité est traitée comme une émergence de micromécanismes, non comme une dimension propre. Changer les mécanismes changerait la nature du déroulé complexe. Par exemple déclarer les atomes humains égaux permettrait d’avoir une société plus juste. C’est malheureusement inverser charrue et boeufs. La complexité étant une dimension propre, la plus fondamentale sans doute, chacun de ses niveaux établit ses propres règles, qui font barrage aux espoirs mis dans l’action sur les mécanismes. Les révolutionnaires ont renversé des hiérarchies et éradiqué les cercles dominants avec les meilleurs intentions humanistes. Mais ils ont systématiquement généré des sociétés encore plus injustes ou rigides que les précédentes. Tout cela en raison d’une méconnaissance totale de la complexité, de la nécessité que les cercles continuent à former une hiérarchie intégrée.

Aplatissement scolaire

Les cercles sociaux sont découverts empiriquement par les enfants dès leur plus jeune âge. Parents, famille, école, petits tyrans de la cour de récré, milieu social, ces cercles font l’objet d’un apprentissage sur le tas et non d’un enseignement. Le discours officiel est tronqué par le bien-pensant égalitariste. Tout le monde à l’école a le même statut. Mais seuls les enseignants semblent au courant. Et ne semblent pas eux-mêmes très égaux. L’école a la langue fourchue. Elle promeut les meilleurs élèves, ce qui est inégalitaire, tout en professant que tous ont la même importance. Aux élèves de faire une impossible synthèse. La hiérarchie sociale est un sujet délicat, traité comme de l’Histoire ancienne. Elle est citée pour ses inconvénients, sa rigidité déplorable, jamais pour ses avantages. Les enfants sont éduqués à détester la hiérarchie et les enseignants eux-mêmes en font aujourd’hui les frais. Leur autorité s’est effacée. Elle n’est que celle accordée de plus en plus rarement par les élèves.

Si les démocraties occidentales sont aujourd’hui menacées, c’est qu’elles ont aplati leur hiérarchie sociale et ôté le pouvoir aux cercles supérieurs. Les présidents démocratiques sont des fantoches, des punching-balls, des marionnettes agitées au moindre tiraillement de l’opinion publique. Ils n’ont plus loisir d’entreprendre un projet social, sont dénués de tout poids auprès de leurs homologues, puisque leur électorat les en a vidés. C’est une réalité : les démocraties sont en recul civilisationnel, malgré leur avancement technologique, montrant que les deux ne sont pas connectés. Un barbare peut se doter de l’arme nucléaire et imposer sa loi, parce que son peuple lui en donne le pouvoir. C’est la hiérarchie qui concentre le pouvoir. Que le peuple veuille le garder démolit l’efficacité de sa représentation collective. Les démocraties se font piétiner parce qu’elles se sont réduites elles-mêmes à un tapis d’électeurs au lieu de rester une pyramide avec son pic.

De l’idéal au grotesque

Les démocraties occidentales sont en recul civilisationnel face à leurs concurrentes. Leur complexité s’est effondrée, laminée par l’idéal égalitariste. Il faut voir l’arrivée de Trump au pouvoir en 2024 comme une réaction à cet effondrement. Les USA, toujours à l’avant-garde de l’évolution occidentale, ont découvert la rigueur de la thérapie demandée par les citoyens eux-mêmes. Ils ont réimposé une hiérarchie parmi les pires qui aient été vues dans ce pays, indifférente aux intérêts du monde et de ses propres sous-couches sociales. N’est-il pas éloquent que la thérapie soit venue non pas des cercles intellectuels mais de la base, du niveau qui pâtit a priori le plus du poids hiérarchique ? Ce que la base n’a pas supporté est la désagrégation de ses cercles sociaux, au point qu’elle ne se retrouve plus dans la grande entité “États-Unis”. Une nouvelle guerre civile aurait pu naître. Les idéalistes, perchés en haut d’une structure qui n’existe plus, n’ont rien vu venir. Parce que les mécanismes qu’ils utilisent pour modéliser leur monde, en particulier le “tous égaux”, n’a rien à voir avec la réalité humaine quotidienne.

Les sociétés peuvent se comparer d’une manière très simple : par leur hauteur de complexité. Une importante hiérarchie de cercles imbriqués définit l’avancement d’une civilisation, davantage que le progrès technique ou l’idéologie. L’avantage pris au départ par nos démocraties a été de rendre la hiérarchie plus fluide, en renforçant les droits de chacun à y participer. Malheureusement le principe égalitaire a depuis remplacé celui du droit à l’importance en fonction des talents montrés. La hiérarchie devait s’étendre et extraire chaque citoyen de la masse, exalter sa singularité. Elle aurait inclus avec une précision croissante nos différences toujours plus contrastées. Mais le contraire est survenu. La hiérarchie a été progressivement sapée et réduite à un spectacle politique grotesque. Le “peuple” est aujourd’hui une immense masse indifférenciée alors que chacun de ses membres aspire à s’individuer. Il ne peut le faire que dans son univers intérieur, dans lequel il se réfugie. Un tel régime a moins de chances de survie que n’importe quel empire du passé. Cette démocratie-là n’est pas la “fin de l’Histoire”, telle que l’espérait Francis Fukuyama, mais une page vite tournée…

Et demain…

Néanmoins la vraie force de l’Occident ne vient pas de sa nature démocratique mais d’une Histoire agitée, sucession de multiples expériences politiques. L’Occident est un carrefour qui a vu d’innombrables échanges, ce qui l’a fait entrer en évolution accélérée. Les traditions ont cessé ici le plus rapidement leur effort de freinage. Même la religion s’est adaptée. La démocratie a déjà été nettement transformée par un siècle d’existence. Sa forme actuelle laissera place à une autre, plus résiliente, plus adaptée à la confrontation… à condition que nous ayons compris la cause de son effondrement en cours. Cet ouvrage réduira-t-il la période de transition, s’il est largement partagé ? Je voudrais vous avoir convaincu qu’il n’est pas une simple opinion. La Théorie des Cercles Sociaux s’applique à toutes les sociétés. Elle permet de comparer leur avancement par une mesure reproductible, qui est leur hauteur de complexité. La démocratie qui nous semble si brillante ne l’est plus sous cet angle. Ce livre permet de comprendre la raison de notre impuissance, et notre étonnement face à la première des démocraties qui redevient une autocratie.

*

Laisser un commentaire