Utilitarisme et déontologisme

Jean Pauvremanove

Merveilleuse neuroscience qui permet de tenir à distance les débats éthiques épineux ! Le malheureux Jean Pormanove était suivi dans son chemin de croix par un demi-million de personnes. Beaucoup de monde, tout de même, concerné par l’accusation de curiosité malsaine. Mais qui peut inculper tant de monde ? Qui peut se targuer d’être “la norme” quand tant de gens l’ont quittée ? Qui va se mouiller ? La revue Cerveau & Psycho, elle, prend la tangente. Dans ses pages, Grégory Michel, professeur de psychologie, sous-titre son article sur l’affaire ainsi : « L’attirance pour les scènes cruelles et macabres activerait des zones de notre cerveau impliquées dans la curiosité et la prise de risque. »

Extraordinaire ! C’est notre cerveau le responsable. Éthique sommaire, car l’éponge grisâtre ne peut être déclarée coupable de rien. La mettrait-on dans un bocal ? Ce serait comme enfermer un ordinateur qui a buggué dans un tiroir pour l’empêcher de recommencer. Qui voudrait-on punir ? Un groupe de neurones qui s’allument quand la cruauté apparaît dans le viseur ? Un noeud cérébral qui coordonne le macabre et la jouissance ? Une glande qui s’excite et secrète un neuro-médiateur agresseur ?

Vidons les geôles !

Les juges français de l’affaire Mazan auraient pu entendre cet axe de défense fréquemment rencontré par leurs collègues américains : « Ce n’est pas moi qui a eu le désir de violer une femme shootée par son mari, mon cerveau l’a fait à mon insu. » Avec les neurosciences, nous voici transformés en somnambules capables du pire, éveillés seulement pour assister au spectacle de notre vie. Que faire contre une impulsion neurale malheureuse ? Se taseriser ?

Je m’étonne encore davantage que Grégory Michel, un professeur de psychologie, n’exerce manifestement plus du tout cette discipline. Classiquement la psycho s’occupait de la personnalité et de ses troubles. Nous avions besoin de diagnosticiens expérimentés face à la complexité de ces significations conscientes et inconscientes intriquées. Aujourd’hui des lecteurs d’IRM fonctionnelle suffisent. Dans cette tâche l’IA promet de faire mieux et remplacer les professionnels. Besoin d’un diagnostic psychologique ? On vous fournira un magnifique diagramme en couleurs, associant chaque pensée à un feu d’artifice neural bariolé. Ces pensées sont-elles bonnes ou mauvaises ? Nul ne se risquera à trancher. Elles n’appartiennent qu’à vous. Étiquetez-les à votre guise. Toute autre attitude serait invasive, inacceptable pour votre libre-arbitre. Mais au fait, ce libre-arbitre, il est passé où ?

Le délit de tatouage

Dans le même numéro de Cerveau & Psycho, Nicolas Gauvrit, autre psychologue transformé en scrutateur de neurones, aborde un autre dilemme moral dans un article plus intéressant : Au Salvador, suffit-il d’être tatoué pour être coupable ?

Pour lutter contre une criminalité galopante, Nayib Bukele, le président du Salvador, a en effet décidé d’emprisonner tous les individus portant des tatouages marquant leur appartenance à un gang. Peu importe qu’ils aient été reconnus coupables d’un délit ou non. Le groupe entier est enfermé. Comment réagissons-nous à une telle initiative ?

Déontique ou utile

L’individualiste en nous se scandalise d’une telle entorse aux droits personnels, tandis que le collectiviste se réjouit : cette politique a provoqué une baisse spectaculaire de la criminalité, au profit du plus grand nombre. Ici, la morale déontologiste s’oppose à l’utilitariste. En quoi diffèrent-elles exactement ?

La morale déontologiste attache une importance cardinale à l’individu en soi, ses caractéristiques personnelles, son environnement spécifique. Aucun individu n’est sacrifiable, même pour en sauver d’autres. La morale utilitariste, elle, se préoccupe du tout social formé par les individus. Il s’agit d’en préserver le plus grand nombre de parties et de maximiser leurs bonheurs additionnés. Aucun individu ne comptant davantage qu’un autre, en sacrifier un pour en sauver deux est déjà éthiquement acceptable pour l’utilitariste. Pour davantage de détails, référez-vous à l’article : Existe-t-il une solution satisfaisante au dilemme du wagon fou?

Deux morales potentiellement monstrueuses

À présent que vous êtes coutumier du principe TD, vous comprenez que le déontologisme est la morale du soliTaire, du pôle T qui glorifie l’individuation, tandis que l’utilitarisme est la morale du soliDaire, du pôle D qui fait appartenir au collectif. Elles se contredisent abruptement, intimant un terrifiant choix manichéen au moment où il faut dévier ou non le wagon fou : va-t-on tuer un innocent pour sauver plusieurs personnes inéluctablement promises à la mort ?

Comment échapper à ce couperet qui tranche notre morale en deux ? Moitiés fort peu séduisantes, au final. En effet d’un côté l’individu non sacrifiable, sans compromis possible, paraît férocement égoïste. De l’autre la morale chiffrée de l’utilitarisme est glaciale, indifférente aux qualités des individus, qui sont réduits à l’état de particules identiques. Deux morales monstrueuses, en fait, quand l’une se prend à rejeter entièrement l’autre. Mais comment concilier l’inconciliable ?

Tranchons en cercles

S’il faut trancher, faisons alors des tranches plus fines. Bien plus fines ! C’est là que la Théorie des Cercles Sociaux vient à notre aide. Socialement, nous ne sommes pas seulement deux facettes, individu et fragment de l’Humanité. Nous sommes membres d’un nombre conséquent de cercles intermédiaires, couple, famille, tribu, équipe professionnelle, groupe culturel. Chacun de ces cercles crée un contexte particulier où viennent s’affronter les morales déontologiste et utilitariste. Je dirais plutôt se rencontrer que s’affronter. Car si l’on a identifié correctement le lieu de rencontre, alors l’affrontement est équilibré. La décision morale est juste. Coordonnée entre l’intérêt du particulier et du plus grand nombre.

Comment s’effectue cette coordination en pratique ? La règle est simple et intuitive. Plus le cercle est petit, donc intime, plus les autres ont une importance équivalente à la mienne, voire supérieure. Plus le cercle est grand plus mon importance est à exacerber, sinon elle disparaît sous le nombre.

Compagnon et membre de l’Humanité

Commençons par l’exemple des époux. Si je suis très appartenant à mon couple, je vois son existence comme supérieure à la mienne. Je ressens l’exigence morale de me sacrifier, si nécessaire, pour ma compagne, sans laquelle ce couple n’existe pas. Comment pourrais-je supporter de revenir dans mon existence soliTaire, inférieure à la précédente ? Ma compagne ferait sans doute la même chose. Si bien que tous deux, nous sommes prêts au sacrifice, attachant plus d’importance à l’autre, tandis que du point de vue de notre collectif, le couple, nos importances sont similaires. C’est cela, la rencontre de deux morales inconciliables. Que ma compagne ou moi décidions de nous sacrifier pour l’autre, les deux morales adouberont ce qui s’est passé.

Transposons cette situation de sacrifice à un cercle nettement moins intime, qui est d’appartenir à l’Humanité. J’ai l’occasion, imaginons-le, de me sacrifier pour sauver des personnes complètement inconnues. Je sais seulement qu’il s’agit d’êtres humains. Le ferais-je pour un seul inconnu ? Certainement pas. Ce serait déclarer insignifiante ma propre existence. Je ferai du tort à mes proches autant que du bien à ceux de l’inconnu sauvé. Or mes proches m’importent davantage. La rencontre de la déontologie et de l’utilitarisme me déconseille formellement un tel sacrifice, sans plus d’éléments pour décider.

Mais qu’en sera-t-il si les inconnus sont au nombre de dix, de mille, d’un million ? Le choix reste cornélien mais se situe désormais franchement dans le cercle Humanité et non plus dans un cercle intime. Le “tout” formé avec un inconnu n’a guère d’importance, tandis qu’avec un million il devient sacrément imposant. C’est la morale utilitariste, celle de l’appartenance, qui prend le dessus. Pour un million de vies sauvées je me sacrifie avec un véritable enthousiasme !

Le critère du “tatoué” aménagé

Cette expérience de pensée est intéressante car si chacun d’entre nous se demande à partir de combien de personnes sauvées il déciderait de se sacrifier, il a une bonne idée de son réglage TD, sa propension à être plutôt égoïste ou collectiviste.

Les cercles sociaux sont indispensables à notre comportement éthique. Appliquons ce principe aux cas réels que j’ai précédemment cités. Dans le cas des tatoués salvadoriens, la décision de Nayib Bukele est moralement recevable parce que les tatouages identifient un groupe clairement déclaré comme anti-social. La déontologie ne peut efficacement contredire l’utilitarisme dans cette situation. L’équilibre est correct.

Peu d’innocents sont emprisonnés, alors qu’ils auraient été nombreux si le critère ‘tatouage’ n’était qu’un délit de faciès arbitraire. La morale utilitariste aurait été dans ce cas désastreuse, créant un fort sentiment d’injustice. De même, la morale déontologiste caricaturale, qui aurait interdit d’emprisonner le moindre innocent, aurait été catastrophique, gardant la criminalité à son niveau astronomique, voire l’amplifiant par un sentiment d’impunité. Notre éthique est donc en paix quand utilitarisme et déontologisme se rencontrent.

Pormanove et Pelicot

Trouve-t-on la même coordination dans l’affaire Pormanove ? Ce n’est pas un hasard si j’évoquais en même temps Mazan. Les deux situations ne sont pas si éloignées. Une cinquantaine de névrosés sont fascinés par la femme-objet… de plaisir imaginaire. Cinq cent mille spectateurs sont fascinés par le corps-objet… de souffrance bien réelle. Dans la première situation, Dominique Pelicot, le metteur en scène, prend 20 ans, et les cinquante autres prennent 3 ans en moyenne. Logique. En termes de cercles sociaux, la proximité étroite de Pelicot avec Gisèle, la victime, aurait même mérité un écart plus important.

Et Pormanove ? Aucune inculpation des co-acteurs des vicissitudes qui ont abouti à son décès, alors même que certains ont cherché à recréer une chaîne du même genre après son interdiction sur la plate-forme Kick. Ne parlons pas du demi-million de suiveurs, grand collectif de névrosés laissé dans la plus complète impunité. Étrangement ni la morale déontologiste, ni l’utilitariste, ne se déchaînent. Quelle en est la curieuse raison ?

Les Jeux du Cirque

Peut-être la comprenez-vous mieux à présent, à la lumière de ce qui a précédé ? La déontologie ne voit guère d’immoralité individuelle dans le destin de Pormanove, car il était volontaire pour subir les violences de ses “amis”. Cercle masochiste s’il en est, mais cercle intime. Chacun ses vices. Personne n’est forcé. L’utilitarisme ne voit guère non plus d’immoralité collective dans l’affaire puisqu’une arène sociale bien fournie assiste aux sévices sans y trouver à redire.

Comment est-il possible qu’aucune des deux morales ne s’inquiète de pratiques qui auraient horrifié les générations précédentes et nous ramènent aux Jeux du Cirque à Rome ? La seule explication est l’effondrement de nos cercles sociaux par la société liquide, celle qui laisse seulement en jeu les individus et le grand océan social qu’ils forment. Les cercles intermédiaires ont disparu ou ont vu leur importance s’effondrer. La famille de Pormanove, les cercles intellectuels, la Justice, toutes ces entités jadis puissantes n’ont plus qu’un avis “consultatif”. Seul le droit individuel et le droit collectif majoritaire ont le pouvoir de juger. La rencontre des morales déontologiste et utilitariste se fait désormais à deux étages seulement. Mais chacune étant totalitaire à son étage, elles ne se croisent plus vraiment.

Nous voici dotés d’une boîte éthique à deux vitesses, alors qu’auparavant nous en avions des dizaines. La société régresse tandis que la technologie progresse. Raison du destin piteux prévu pour la planète ?

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