Existe-t-il une solution satisfaisante au dilemme du wagon fou?

Les termes du dilemme

Le dilemme du tramway, ou du wagon fou, ‘trolley problem’ en anglais, est une expérience de pensée révélant le type d’éthique utilisé par chacun d’entre nous. Les réponses varient en proportion importante selon les endroits du test, montrant qu’il n’existe pas d’éthique universelle mais une préférence culturelle.

Plusieurs variantes à l’histoire. Voici celle que j’ai entendue en premier : un wagonnet de mine déboule sur une voie ferrée, hors de contrôle. Plus bas, 5 ouvriers travaillent à réparer la voie. L’impact va les tuer (ne cherchez pas d’échappatoire, l’histoire suppose qu’ils n’ont aucune chance de s’en tirer). Mais 100 mètres avant leur position se trouve un aiguillage qui peut expédier le wagon fou sur une voie de traverse. Un autre ouvrier travaille dessus. Isolé. Adam se trouve près de l’aiguillage. S’il ne fait rien, 5 ouvriers sont tués. S’il manoeuvre l’aiguillage, 1 seul est tué. Que doit-il faire ?

N’hésitez pas!

Réfléchissez avant de lire la suite, mais pas trop longtemps. Adam n’a qu’un instant pour se décider ! Vous avez choisi ? Bien. La réponse majoritaire est variable. Dans un panel anglo-saxon, à éthique fortement utilitariste, 80% des sondés font manoeuvrer l’aiguillage à Adam. Ceux des pays latins sont plus sensibles à leur implication dans le décès de l’ouvrier solitaire. À peine la moitié font manoeuvrer l’aiguillage.

Bien d’accord avec les hésitants. Ce dilemme m’a toujours stupéfait par la quantité de personnes qui décident facilement d’envoyer le wagonnet tuer 1 personne imprévue plutôt que les 5 personnes prévues.

Condoléances

Je me mets un instant à la place d’Adam, qui a manoeuvré l’aiguillage et qui s’explique plus tard avec l’épouse de l’ouvrier écrasé :
Elle: Mon mari n’était pas destiné à mourir ce jour-là, n’est-ce pas ?
Moi: Vrai…
Elle: Donc vous avez pensé qu’il serait plus juste qu’il meure plutôt que les 5 personnes, c’est ça ?
Moi, me redressant dignement: Eh bien oui. C’est ce que j’aurais décidé à sa place…
Elle: Vous lui avez demandé son avis ?
Moi, abandonnant la pose: Euh… non.
Elle: Donc vous vous prenez pour Dieu Tout-puissant, quelque part, non ?
Moi: Ben…

Réflexion atrophiée

Ma décision, en réalité, n’a rien à voir avec l’éthique. L’utilitarisme, dans ce cadre, mérite-t-il vraiment le titre de philosophie ? Il atrophie terriblement la réflexion. Le postulat qu’il utilise, “toute vie a la même valeur”, est vrai pour les grands nombres, faux pour les petits.

Il est adapté aux décisions d’un président, qui gère la vie de millions de personnes. Mais l’est-il pour vous, entouré de vos proches et amis ? La technocratie peut se permettre de traiter les individus comme des numéros sans âme. Pas nous, pas dans le ballet du quotidien où chacun tient une place particulière. Nous nous différencions par des affinités, célébrités, proximités familiales. La société réelle est inégalitariste, pas utilitariste.

Une calculette à la place d’un mental

Ne confondons pas l’excellent postulat “toute vie mérite d’être sauvée” avec le fallacieux “toute vie a la même valeur”. Le premier fonde une société charitable et soucieuse ; le second dispense de questions gênantes. Une même valeur pour la vie, peu importe ce qu’on en a fait ?

L’éthique n’est pas un plafond de préceptes fixes et inamovibles. C’est plutôt un ensemble d’attracteurs, qui éclaire chaque scène d’un jour particulier. Les effets d’un jugement moral peuvent faire repositionner les attracteurs, changer leur importance. Travail personnel, délicat et jamais définitif. L’utilitarisme nous en dispense. Pas besoin de réfléchir, il suffit de compter. 5 est supérieur à 1.

Et si vous êtes directement impliqué?

Le dilemme est trompeur en faisant l’impasse sur votre position à vous, le sondé. Vous demande-t-on de répondre en tant que président ou comme si vous étiez Adam les mains posées sur l’aiguillage ? Adam, en tant qu’intermédiaire, nous distancie déjà de la réalité. Une variante intéressante du dilemme est celle-ci :

Il n’y a plus d’aiguillage mais un pont au-dessus de la voie où dévale le wagon fou. Vous y êtes perché avec Octave, affligé d’un surpoids conséquent… qui est une chance pour les 5 ouvriers. Seule sa masse énorme pourra stopper le wagon tueur. La vôtre n’y suffira pas. Vous devez pousser Octave par dessus la rambarde. Le faites-vous ?

Les réponses s’inversent. C’est le ‘non’ qui récolte 80% des suffrages cette fois. Pourtant, cette variante se calcule exactement comme l’autre : tuer 1 personne pour en sauver 5. Même utilitarisme. Mais cette fois vous êtes impliqué directement. La décision ressemble plus à un meurtre.

D’autres variantes…

…au dilemme montrent l’inanité du postulat ‘toute vie a la même valeur’. Adam doit-il manoeuvrer l’aiguillage si la personne isolée sur la voie de traverse est votre enfant ? Ou un artiste que vous admirez avec ferveur, ou un génie scientifique porteur d’espoir pour l’humanité ? S’il s’agit d’un enfant ou d’un vieillard ? Que décider si les 5 personnes à sauver sont des bandits et le sacrifié un bon père de famille ? Ou si les 5 sont plutôt 2, 10, 100 ?

La morale utilitariste postule que l’éthique et les sentiments sont quantifiables, mathématisables. Cela ne fonctionne pas ainsi. Quand un bus s’écrase dans un ravin avec 5 ou 50 passagers à bord, vous ne ressentez pas une tristesse 10 fois plus forte dans le second cas parce qu’il y a 10 fois plus de morts. Votre tristesse est incomparablement plus forte, par contre, si un ami très cher fait partie des victimes.

Hésitons !

Refusons de répondre hâtivement au dilemme du wagon fou. Sa réponse binaire tente de nous persuader que nous sommes des robots équipés d’algorithmes utilitaristes, comptabilisant et sacrifiant sans état d’âme. Dans une situation aussi épouvantable que celle du wagonnet, la plupart d’entre nous seraient trop paralysés par l’incertitude pour manoeuvrer le levier.

Et ce serait la meilleure indécision à prendre…

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Synthèse sur la morale

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