La métaphysique nous est-elle accessible ?

Abstract: En partant des objets physiques, mentaux et abstraits, catégories de la métaphysique classique, je montre qu’ils ont tous en commun d’être des fusions forme/substance, ce qui ouvre la voie à une réalité moniste. Ne pas céder au réductionnisme éliminatoire, cependant, impose de réintégrer tous ces objets dans une dimension unique : la complexité. J’explique brièvement en quoi consiste Surimposium, une théorie originale de cette dimension complexe. Ses réponses aux grandes questions métaphysiques sont proposées dans un prochain article.

Méchantes questions sans réponse

La métaphysique s’occupe des questions les plus extraordinaires sur ce qui nous entoure. Quelle relation entre le réel en soi et l’image mentale que nous en construisons ? Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Possédons-nous un libre-arbitre ? Les objets mathématiques sont-ils inventés ou découverts ? Questions tellement difficiles que certains doutent que les réponses soient accessibles. D’autres sont plus enthousiastes. « Il n’y a aucune raison de principe pour que les réponses à de telles questions ne soient pas à la portée de l’esprit humain », annoncent Kjosavik et Serck-Hanssen dans ‘Metametaphysics And The Sciences Historical And Philosophical Perspectives’, un travail collectif de 2020.

Aucune raison de principe ? Je me pose la question inverse : Y aurait-il par principe une raison que l’esprit humain parvienne à s’évader de son univers mental et se considère d’une manière entièrement indépendante, par exemple celle de la réalité en soi ? L’affirmer serait plus que prétentieux. Certes il suffirait de dire que nous pouvons répondre à ces questions de la manière dont l’esprit humain les pose, puisqu’après tout il en est le propriétaire. Mais ce serait ajouter l’aveuglement à la prétention, en supposant que seul l’esprit humain est capable de générer des questions métaphysiques de cet ordre.

Quand la réponse est soliTaire elle n’est pas soliDaire du Tout

Non. L’esprit ne peut enfermer l’inconnu qu’il rencontre à l’intérieur de son propre processus. Il est une production de quelque chose, et ce quelque chose n’a pas produit que l’esprit. Même bien posées, les questions métaphysiques restent largement incompréhensibles aux cerveaux qui ne les ont jamais rencontrées. Leur compréhension s’accompagne vite d’une certitude : ces questions ouvrent la porte sur un inconnu incommensurable. Autrement dit, quand une personne pense ces questions à portée c’est qu’elle n’a pas vraiment mesuré cette portée…

Gérontocratiquement vôtre

Heureusement Kjosavik et Serck-Hanssen redressent immédiatement la barre et précisent que c’est dans l’observation de ses propres moyens au sujet des questions métaphysiques que l’esprit humain peut les garder à portée. Faire de la méta-métaphysique. Mais j’avoue mon dépit à voir les auteurs examiner désespérément les moindres recoins des textes de Kant, Husserl et Frege pour étayer cet édifice transcendantal. Je ne suis pourtant pas un jeune philosophe. Les mérites des classiques sont indubitables ; mais si leur pensée avait permis de créer une métamétaphysique solide, elle serait bien établie aujourd’hui.

La population intellectuelle contemporaine est plus vaste. Elle héberge une multitude d’esprits du niveau des grands défricheurs cités. Statistiquement cette abondance devrait s’accompagner d’idées réellement plus novatrices. Je me demande si elles ne sont pas seulement plus invisibles, noyées au milieu de l’info-obésité ou filtrées par la très sélective épuration académique. L’âge mûr rend bien placé pour critiquer la gérontocratie du savoir.

Échappée nubile1« apte à la reproduction »; c’est la seule incitation sexuelle de cette pensée 🙂

Voici un exemple de cheminement original : Notre esprit fonctionne avec des dimensions. Elles s’emboîtent ou se dérivent les unes des autres. En existe-t-il une qui pourrait les contenir toutes ? Inutile de chercher du côté des dimensions épistémiques. Trop anciennes pour remonter à leur origine. L’anthropologie et l’éthologie apportent des indices mais pas de démonstrations. Dieu a réponse à tout mais quelle preuve avons-nous qu’il ait entendu en personne la moindre de nos questions ?…

Quand aux dimensions ontologiques, elles sont étouffées par l’envergure de l’espace-temps. Le cosmos est incommensurable au point de rendre insignifiant ce qui y vit. Pourtant l’être humain, dans ses dimensions minuscules, est peut-être le sommet de sa complexité. La dimension complexe rend mieux compte de notre présence qu’un diamètre spatial de 93 milliards d’années-lumière. S’il existe un cadre qui peut les contenir tous, matériels autant que virtuels, c’est la dimension complexe. D’autant que c’est à elle que s’adresse la métamétaphysique. La complexité est une liste non clôturée de méta, que je symbolise avec ∑méta.

Je reviendrai plus loin sur ce chemin original. Voyons ce que Kjosavik, Serck-Hanssen et leurs collaborateurs arrivent à extraire avec le pressage vigoureux des classiques.

La métamétaphysique des classiques

Toute la métaphysique classique gravite autour du dualisme entre objets physiques et mentaux, ainsi que la manière dont les uns apparaissent aux autres, phénomènes dans un sens, manifestations physiques de l’activité mentale dans l’autre. La métamétaphysique revient alors à comprendre en quoi consiste ce dualisme, comment la relation est-elle possible, avec en embuscade la possibilité de mondes invisibles, entourant la réalité que nous connaissons et capables de la modeler : monde des idéaux, de la logique, des entités supra-physiques, des lois universelles.

Athées de la substance

Frege ajoute aux objets physiques et mentaux une troisième catégorie, les abstractions, objets non présents dans l’espace-temps et non causaux. Grand inventeur de logique, Frege avait besoin d’un espace pour loger les objets de cette manière de penser. Est-il vraiment nécessaire ? Certains vont jusqu’à se passer des objets physiques pour les réduire à de pures mathématiques. Les objets mentaux quant à eux sont des schémas d’organisation d’objets physiques, les neurones. Dès lors ne peut-on ramener l’ensemble à une seule catégorie, les objets dits abstraits, qui se retrouvent au coeur de toute réalité ?

Cette question renvoie à celle de la forme et de la substance. La forme est aujourd’hui détaillée à l’extrême par les sciences tandis qu’il n’existe pas d’autre preuve de substance que notre expérience d’être substantiel, illusion pour certains. Néanmoins il serait plus illusoire encore d’abolir la possibilité d’une substance fondamentale, car notre mode de connaissance est limité par ses choix actuels. La science ne s’occupe que de relations. La métaphysique, notre sujet, est une inconnue. Notre foi en la matière est menacée mais nous ne pouvons pas devenir athées de la substance.

Que des objets épistémiques

Les catégories ne s’appliquent pas à la séparation entre forme et substance. Trop intriquées. Jamais l’une n’a été observée sans l’autre. C’est le problème des objets abstraits de Frege. Ils ne sont pas des “objets”. Impossible à scinder d’un objet mental, lui-même impossible à scinder d’un objet physique. Nous imaginons bien sûr des abstractions qui n’ont pas de contrepartie dans la réalité physique, mais ces abstractions ont une existence physique, en tant que schémas neuraux activés. Elles sont bien des formes intriquées à des objets physiques. Il n’est pas nécessaire d’inventer un nouvel espace pour les héberger. Notre duo forme/substance suffit.

Ainsi les catégories de Frege se montrent-elles épistémiques et non ontologiques. La véritable ontologie des choses est inaccessible et nous ne pouvons la sonder qu’avec les moyens dont dispose notre esprit, qui tend à se croire un peu trop universel. Seul espoir: comme ces moyens proviennent de l’ontologie, ne correspondent-ils pas à quelque chose de fondamental au sein de cette insaisissable origine ?

Vers un tout réellement moniste

En fondant la métaphysique sur l’intrication forme/substance, nous progressons nettement par dessus les catégories épistémiques de Kant, Husserl et Frege. Objets physiques, mentaux et abstraits sont regroupés en une seule catégorie d’objets fusionnels forme/substance. Ce qui les différencie est leur échelon dans la dimension complexe, qui s’impose à tous. La forme —la structure relationnelle— remplace l’abstraction de Frege. Elle est constitutive de tout objet dans la réalité. Tandis que la substance change de statut, depuis l’idée que s’en faisaient les classiques. Elle devient l’apparence des éléments constitutifs. Elle est apparence substantielle à ce qui l’observe et qui peut éventuellement entrer en relation avec elle. Fusion de propriétés qui décide de la nature des relations possibles.

Cette nouvelle manière de voir les choses conduit à un univers réellement moniste, contrairement aux catégories classiques. Kant, Husserl et Frege avaient un grand respect pour la science mais ont bloqué l’effort scientifique moniste en maintenant un univers dualiste voire triadique avec les abstractions. La plupart des mathématiciens contemporains croient encore avec Frege à un monde des idéaux mathématiques. Principes assurément réels dans l’imaginaire neural et dans la forme du monde physique, mais dont l’indépendance laisse sceptique. L’effort moniste ne doit-il pas plutôt se concentrer sur le rapport entre forme et substance ? Comment le tissu de relations devient-il matière sujette à expérience, et ultimement à conscience ?

La ∑métaphysique de Surimposium

Il existe aujourd’hui une seule théorie capable de répondre. Une seule qui tienne compte des pré-requis tant philosophiques que scientifiques. Qui n’élimine aucune observation, comme le font les illusionnistes pour la conscience ou les panpsychiques pour la matière. Cette théorie s’appelle Surimposium et tire son nom de l’intégration forme/substance, qu’elle rebaptise ‘surimposition’. Elle considère toute entité réelle comme une superposition de couches de complexité. Où est l’originalité ? Dans ceci : La complexité n’est pas vue comme un effet secondaire des micromécanismes mais comme une dimension à part entière dans laquelle s’inscrivent les choses. Une entité occupe une partie de la dimension complexe comme une partie du cadre spatio-temporel. Les couches de complexité, du moins leurs attracteurs car elles n’ont pas de limites précises, sont de véritables balises indépendantes dans cette dimension.

C’est la vision opposée au réductionnisme, qui considère les aspects complexes comme des illusions. Mais des illusions pour quoi, pour qui ? Le réductionnisme ôte nos esprits de la réalité, tandis que Surimposium les réintroduit, positionnés avec leur conscience à l’extrémité provisoirement connue de la dimension complexe. Autre avantage : Surimposium n’a pas besoin non plus d’extrémité ontologique, c’est-à-dire de fondation ultime aux choses. Tandis que les réductionnistes ont l’angoisse sourde de ne pas la trouver. Ils ne peuvent s’en passer. Sans un micromécanisme fondamental, tout devient illusion. La matière disparaît comme l’esprit.

Tout ce qui colle à l’esprit est du scotch double-face

Chaque couche de complexité a un double aspect forme/substance. La constitution n’est pas la substance mais le tissu de relations entre éléments constitutifs. La substance est la fusion résultant de ces relations, avec ses propriétés substantielles. Nous identifions une entité réelle par ces propriétés, par sa substance donc. Toutes ses couches y participent d’une manière indissoluble. Il est possible de les analyser indépendamment mais pas d’en faire des substances indépendantes.

La substance est le résultat de la surimposition de toutes ces couches sans exception. C’est ainsi que des entités aux propriétés similaires peuvent avoir des substances différentes. Elles ne sont semblables qu’en surface, tandis que les couches sous-jacentes édifient des physiologies différentes. Ici se révèle la scission entre propriété et substance, entre la représentation et son expérience. Nos cerveaux peuvent créer des abstractions identiques mais nous les ressentons différemment parce que l’étagement de complexité qui les a créées diffère. On peut rapprocher les observations des pensées mais pas les façons dont elles sont éprouvées.

La falsifiabilité est un bandeau sur la métaphysique

Tout ceci n’est-il qu’élucubrations impossibles à démontrer ? Certainement Surimposium, en tant que théorie, ne respecte-t-il pas les principes scientifiques. Il n’est pas falsifiable. Comment pourrait-il l’être ? La science ne dit pas le vrai. Avec la falsifiabilité elle sépare le faux du… non-faux. Sans dire qu’il s’agit d’une vérité puisque l’énoncé se réfère exclusivement au contexte de la falsifiabilité. Autrement dit la science tisse une réalité point par point, maillon crocheté au précédent. Comme Surimposium en fait, avec une différence : Que fait la science du non-falsifiable ? Et de ce qui est rejeté par le filtre de la falsifiabilité ? La science est une mauvaise politicienne. Sa poubelle est pleine d’une foule de déchets, de laissés pour compte. Parfois extraits par la science elle-même des années plus tard, lavés et ré-étiquetés ‘grande découverte’. La science est un mode épistémique, et un mode n’est pas toute la réalité. Que fait-on du reste ? Le coffre à illusions déborde. La science ne parvient pas à le vider.

Comment une pelle même aussi solide que la science pourrait-elle vider un coffre sans fond, ouvert vers l’inconnu ? La falsifiabilité n’est pas une réponse mais un bandeau sur les yeux. C’est en l’abaissant que les questions métaphysiques vues en introduction prennent du sens. Pour certaines. Et c’est dans les réponses que les théories transcendantales prennent du sens elles aussi. Voyons celles de Surimposium dans le prochain article.

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Metametaphysics And The Sciences Historical And Philosophical Perspectives, Kjosavik et Serck-Hanssen (ed) 2020

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