Pas d’oeufs pour la retraite

Abstract: Les jeunes auteurs de Philomag ont fait les yeux doux à la contestation des retraites, reflétant l’opinion d’une grande partie de leur génération. Confusion entre retraite et mode de vie, de peu d’importance à vrai dire car la vraie cible est l’autorité. Peu formés à la philosophie politique, nos jeunes sont séduits par l’anarchie, sans comprendre qu’elle est un déni de société plus vaste qu’une tribu. Paradoxalement, peut-être aujourd’hui faut-il n’appartenir à aucun réseau social pour comprendre que la société complexe, c’est autre chose… 

Le concert des coqs

Un grand concert de coqs, c’est le spectacle donné par la réforme de la retraite. Des coqs genrés, pas sexués, la génétique XX ou XY ne modifiant plus guère le cri péremptoire de l’animal. Le collectivisme des poules s’est absenté. De poule je n’ose traiter notre première ministre, pour ne pas dépasser la Borne, mais elle est bien une des rares à se préoccuper encore de nettoyer le poulailler, quand tous les coqs tentent d’y mettre le feu.

Les vieux coqs réagissent avec plus de philosophie mais la philosophie n’est pas que celle des vieux coqs. Les jeunes de Philosophie Magazine ont attisé les flammes. Ce qui a motivé mon article initial sur la revue, que vous lirez à la suite de celui-ci, posant une nouvelle classification de la philosophie : les 3 visages de Philosophie Magazine. Mais d’abord revenons à cette fameuse retraite, chantée sur tous les tons.

Un mode de vie n’est pas comptable

Chanter changer l’âge de la retraite n’est pas changer notre mode de vie, mais au contraire concilier la retraite avec notre mode de vie actuel. Or les manifestants et les jeunes de Philomag ont répondu : « Changez notre mode de vie ! » Ils se sont trompés de débat. Le mode de vie est-il l’affaire de la politique économique ? Les manifestants ont-ils voté pour leurs représentants en leur réclamant moins de travail, plus de temps pour soi ? Seuls quelques élus radicaux le disent. Individualisme réducteur qui menace le collectif. Les représentants disposant d’une conscience sont dans la boutique des services sociaux. Qui va la faire tourner si les employés se sauvent ?

Autant les jeunes de Philomag ont raison d’initier un débat sur le mode de vie, autant ils se sont plantés en faisant l’amalgame, à la suite des réseaux populaires les moins cortiqués, avec la réforme des retraites. La gestion d’un système et sa réforme sont deux phases différentes. En les mélangeant, comment sait-on encore ce qu’on gère ?

Insupportable poids de la Macron-scopie

Ces jeunes ne sont pas idiots ; je crois qu’ils ont simplement un problème, exacerbé à leur âge à chaque génération, avec l’autorité. Tout s’éclaire, dans cette affaire de retraite qui voit des philosophes s’exciter contre une mesure comptable, en la comprenant comme une contestation de l’autorité. Ils ne supportent pas le regard Macron-scopique sur leur vie. C’est le microscopique qui doit prévaloir. « Je » décide entièrement de ma vie.

Seulement de cette manière peut-on comprendre que soient dans la rue des jeunes sur lesquels la retraite par répartition va peser lourdement, et plus lourdement encore du fait que la réforme a été timide. En toute logique ils devraient réclamer la relâche à 80 ans pour une génération qui va comporter un grand nombre de centenaires ! Au risque sinon de mourir étouffés par des hordes de vieux désoeuvrés et souffreteux, dilapidant les ressources du travail des jeunes à soigner aérophagie intestinale et grincements articulaires. Mais non ! La vue à long terme (leur retraite dans 30 ans) devient une courte vue. Parce que le mode de vie d’aujourd’hui ne convient pas. Et celle qui l’impose, c’est l’autorité.

La forêt noyée des pensées

Encore une fois, nul ne peut nier que le mode de vie est un sujet de débat nécessaire, et qu’il doit être trans-générationnel. Mais ce n’est ni un débat sur l’autorité ni sur la comptabilité des retraites. Pourquoi un jeune philosophe est-il incapable de recentrer l’exactitude de sa pensée ? En raison de sa rébellion contre l’autorité, qui emporte les arguments les plus solidement rationnels, comme une crue emporte les troncs les plus énormes jusqu’à l’océan.

Sans doute est-ce parce que ces jeunes manquent de repères en philosophie politique, une branche qui n’est pas au coeur de leur formation. Je leur recommande l’écoute des ‘Métamorphoses de l’autorité’, un cycle de conférences de Pierre-Henri Tavoillot qui est le plus remarquable exercice que j’ai rencontré en la matière —et même, pour sa clarté, dans l’ensemble du champ philosophique. En quelques heures vous avez tout appris et compris du fonctionnement politique. Vous êtes même devenu politologue plus compétent que les journalistes qui n’auraient pas écouté ce cycle. Cerise sur le livre audio, tout ce qu’explique Pierre-Henri s’intègre parfaitement avec la théorie de la réalité développée sur ce blog. Sa philosophie politique n’est pas seulement enracinée dans les sciences humaines mais cohérente avec une logique plus vaste, incluant les sources physiques de nos comportements.

L’autorité change seulement de forme

Nos jeunes philosophes, s’ils avaient écouté Tavoillot, sauraient ainsi que contester l’autorité l’effondre irrémédiablement et que sans autorité il n’y a plus de société, plus de collectif. Cela, c’est encore intuitif. Mais l’histoire politique nous enseigne qu’en réaction une nouvelle autorité voit le jour, systématiquement plus autoritaire que la précédente. Conséquence aujourd’hui : si le libéralisme démocratique n’est pas jugé assez libertarien, il laissera sa place à une tyrannie. Destin d’autant plus probable que nos démocraties sont encore entourées de tyrannies bien établies. L’autorité est un édifice fragile dont peu ont conscience de la complexité. S’y attaquer demande de la prudence et non des pavés ou des casseroles. Qui réfléchit avec ce genre d’ustensile dans la main ?

L’anarchie fonctionne très bien en tribu. Il est facile au petit nombre d’individus de posséder tous les règles simples permettant à cette société restreinte de fonctionner. Pas besoin d’y réfléchir, ce qui laisse beaucoup de temps disponible. Les vrais ‘sauvages’ —dans le sens libertarien donné par l’anthropologie— sont individuellement propriétaires de leur gouvernement, ne délèguent que symboliquement l’autorité à leurs coutumiers. Ceux-ci disent ce que tous les autres pensent. C’est possible parce que l’auto-gouvernement est simple et similaire d’un individu à l’autre. Conscience sociale fortement partagée parce que restreinte.

La tribu a grandi

Comment étendre un tel système à huit milliards d’individus ? À l’évidence la complexité de sa gestion fera exploser le plus doué des cerveaux. Un problème de la démocratie aujourd’hui est d’ailleurs que les multiples aspects de la tâche sont trop concentrés dans quelques cerveaux. Problème de hiérarchie trop courte, et non trop étirée comme le pensent la majorité des protestataires contemporains. Un internaute peut passer sa vie à faire des recherches sur un écran, et passer encore à côté d’aspects majeurs d’un problème. Il n’est pas assez spécialisé, formé à voir ce qui est important.

Un philosophe ou un journaliste est avantagé par sa méthode analytique et ses références. Il filtre ce flot d’informations, en tire des importances. C’est un travail rarement saisi pour ce qu’il est, y compris par les intéressés eux-mêmes. Il s’agit d’un travail de complexification de l’information. Accrocher chaque chose au bon endroit. Non pas une mise en page, comme si notre réalité était une feuille horizontale. C’est repérer la complexité de l’information et la mettre au bon étage.

Descendre les étages pour s’informer, pas pour raisonner

Chaque étage a ses spécialistes. Tout le monde peut y entrer mais pas forcément s’y retrouver. Avec quelle intelligence, si l’on y entre pour la première fois ? Ce problème de complexité est vécu comme un mépris du complexe pour le simple, de l’érudit pour le profane, mais c’est avant tout un problème de langage. Comment comprendre une complexité sans les concepts qui l’ordonnent ? L’horizontalisation des affaires humaines est au coeur de l’incompréhension entre personnes humaines.

Le fait que nos jeunes philosophes descendent au rez-de-chaussée, puis dans la rue, ne va pas améliorer la compréhension des choses. Ni de la retraite ni de l’autorité. Ils les regardent d’en bas, voient leurs petites têtes dépasser de la fenêtre. Et elles sont effrayées ! Car les étages sont construits sur le rez-de-chaussée. Si la rue le brûle, l’incendie s’étendra à tous les étages. L’autorité aura cramé. Laissant la place à une plus laide, moins complaisante envers la rue. Une nation de 80 millions d’habitants n’est pas une tribu.

Pas de peuple dans l’anarchie

La démocratie est le gouvernement du peuple, tandis que dans l’anarchie il ne peut pas gouverner puisqu’il n’existe pas. Aucun collectif dans l’anarchie, seulement une collection d’intérêts individuels dialoguant par des règles simples, rapidement dépassées quand la réalité devient complexe. Le seul argument juste de l’anarchie contre la démocratie, énoncé par Proudhon, est celui-ci : la démocratie est un gouvernement du peuple mais pas des citoyens en tant qu’individus. La démocratie directe anéantit la liberté individuelle sous le poids du nombre. Elle n’est plus qu’une fraction infime de la décision finale. Insignifiante en fait, au point qu’un individualiste aujourd’hui ne va plus voter. Proudhon était un adversaire de tout pouvoir collectif, y compris celui de la démocratie directe.

Cette critique doit nous faire réfléchir sur le désir de démocratie participative générale qui anime nombre de nos contemporains. Pensons-nous gagner vraiment en pouvoir individuel ? Croyons-nous que retirer son pouvoir au représentant de l’autorité va nous le rendre, à nous personnellement ? Non c’est idiot. Nous ne faisons que l’enlever à l’autorité la plus experte en la matière —si les nominations fonctionnent bien. La seule démocratie participative efficace, c’est lorsque nous élisons le maire du village. Celui qui va régler les affaires de notre tribu…

Des tribus à tous les étages

Des tribus il en existe beaucoup aujourd’hui, et de multiples sortes : professionnelles, scientifiques, culturelles, religieuses, genrées, morales, etc. Elles se recoupent et construisent une société complexe. Tout le monde peut grimper les étages et participer à sa gestion. À condition de comprendre le langage qui s’y parle. Le droit égalitaire ne suffit pas. Il faut démontrer sa compétence, au risque sinon d’affaiblir la qualité de la gestion.

Paradoxalement la démocratie participative est un clientélisme de la pire espèce, parce qu’il séduit tous les citoyens sans exception. Les populistes l’ont bien compris. « Donnez-moi votre voix, elle sera entendue ! » Peu importe que son discours soit pertinent ou stupide, sa valeur est la même. Le populiste achète les voix en distribuant de gros capitaux d’importance. Mais en étant aussi peu regardant sur les matériaux, ces capitaux seront gaspillés dans une réalisation politique médiocre. Le populiste, proche de ses électeurs, appauvrit la nation.

La gestion c’est du ‘non’

Le bon gestionnaire d’une société démocratique est celui qui sait dire  ‘non’. Une entreprise comme Apple est assez gigantesque et complexe pour être comparée à une nation. Ses observateurs fondent sa réussite sur le fait que son PDG sait dire ‘non’. Le succès d’une société vient de réfléchir à toutes les directions dans lesquelles elle peut s’engager, mais pas de s’engager dans toutes. Comment réunir des moyens quand on les a dispersés ?

Une société démocratique efficace est une hiérarchie à deux directions non équivalentes : un étage propose, le sus-jacent rétro-contrôle. Les propositions individuelles, les désirs des citoyens, grimpent la hiérarchie. Une foule de “Oui, je veux…” monte à l’étage. Le rôle du gestionnaire à cet endroit n’est pas de dire ‘oui’ mais de laisser passer certains ‘oui’ et opposer un ‘non’ collectif aux autres. Attention, ce n’est pas un ‘non’ opposé individuellement à chacun des autres ‘oui’. Il ne cible pas les personnes. C’est bien un ‘non’ du collectif à cet étage, le collectif étant l’intérêt général, la nécessité de satisfaire le plus de ‘oui’ possible.

Une machinerie à satisfaire le peuple, pas les individus

Au final très peu de ‘oui’ du bas parviendront au sommet de la hiérarchie. La plupart auront rencontré un ‘non’ collectif. Si nous ne comprenons pas la raison de ce ‘non’, nous nous sentons faiblement pris en compte dans la gouvernance. Nos ‘oui’ personnels n’atteignent jamais le sommet de la hiérarchie, sauf pour ceux qui font carrière dans ce but. Mais si les étages fonctionnent correctement tous nos ‘oui’ auront été pris en considération. La règle est qu’à chaque fois c’est le maximum d’entre eux qui doit être pris en considération. Mieux nous comprenons ces règles, moins nous assimilons le ‘non’ à un refus. La politique fait ultimement de l’économie une machinerie à satisfaire nos besoins individuels. Le gouvernement reste au peuple, et non à la mécanique du système.

Même lorsque ce principe ascendant n’est pas respecté, dans l’ultra-libéralisme économique, ce n’est pas la hiérarchie qui est mise en cause mais sa direction. La gestion devient descendante et non plus ascendante. Rétro-contrôle remplacé par un contrôle. L’objectif n’appartient plus au peuple mais à une mécanique à laquelle on n’a pas encore fourni d’âme. La révolte est de mise. Mais ne confondons pas ce problème de direction avec la hiérarchie elle-même. S’attaquer à l’édifice c’est risquer son effondrement et un désastre pour tous les intérêts individuels, comme l’humanité en a vécu de terribles, déjà oubliés. La hiérarchie n’est plus assez protégée. Les populistes l’envahissent d’autant plus facilement qu’elle se désintègre. Les chefs ressemblent comme deux gouttes d’eau à leurs électeurs, flatteur pour les seconds, pas pour les premiers. Aucun cerveau n’est déjà assez vaste pour héberger toutes les tâches d’un président, alors si on prend les plus étroits…

La pensée individualiste à sec

Il faut souhaiter que nos jeunes philosophes remontent dans les étages, où sont restés leurs aînés. Qui connaissent déjà les désirs de la rue, instinctifs, immuables. Qui ont souvenir des guerres qu’ils ont déclenchées, et surtout des exigences devenues très mesurées de ceux qui les ont traversées. La grande résurgence du collectivisme de l’après-guerre a édifié toutes nos structures solidaires. Elles souffrent aujourd’hui du ressac, de l’assèchement du collectivisme qui met à nu les rochers individuels, chacun à sa place réservée, refusant de se faire marcher dessus.

Mais un rocher ne résiste pas à une bombe. La mer encaisse mieux.

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