L’analytique, le rebelle et le sage

Une nouvelle classification de la philosophie

Dans cet article je traite deux triades successives : les branches de la philosophie et les auteurs de Philosophie Magazine. Nous verrons comment elles sont reliées. Les branches de la philosophie font l’objet de plusieurs classifications, ce qui m’incite à en proposer une originale, plus intégrative de l’humain dans le monde, avec 3 catégories :

1) L’ascendance : le Tout regarde l’humain. Appelée classiquement ‘philosophie fondamentale’, l’ascendance prête son point de vue au Tout pour traiter les grandes questions métaphysiques : Que suis-je, moi le Tout ? Pourquoi suis-je là ? Qu’est-ce donc que cet humain en mon sein ?

2) La descendance : l’humain regarde ses congénères et le Tout. Appelée classiquement ‘philosophie normative’, la descendance traite de l’éthique et de l’esthétique : Comment devrais-je agir ? Qu’est-ce qui est beau ?

3) L’épistémologie : s’occupe du regard même, et de ses modes. Quelles sont nos manières de connaître ? Sont-elles justes ? L’enquête de validité est menée par la sous-branche majeure : la philosophie analytique.

Cette classification incluant toute la pensée humaine, il faut y intégrer science et religion. La science pure constitue l’essentiel de l’ascendance, puisqu’elle est le point de vue majeur prêté au Tout. Cependant les scientifiques restent humains et pratiquent la descendance dans leurs interprétations : Comment devrais-je utiliser ma science du Tout ?

Par sa théologie la religion fait également partie de l’ascendance, mais ses dires prêtés au Tout ont été supplantés par ceux de la science. Elle se positionne aujourd’hui sur la descendance : Comment se comporter au mieux avec ses congénères ? C’est la philosophie analytique, en s’intéressant à la science et à la religion, qui a redistribué leurs places.

Ma revue de philosophie préférée est souvent enthousiasmante et parfois décevante, selon les auteurs. Je vais les citer pour les classer mais n’en connaissant intimement aucun, il faut voir dans ma démarche une orientation épistémologique plutôt qu’un jugement de personne. Ma classification permet de savoir quelle branche de la philosophie ces auteurs utilisent préférentiellement. Très utile quand ils traitent un sujet. Parlent-ils à la place du Tout, de leur identité personnelle, ou en tant qu’analystes ?

Les 3 visages de Philosophie Magazine

Les 3 visages sont : les épistémologues entraînés; les jeunes, esthètes rebelles; les vieux, métaphysiciens assagis.

Les épistémologues entraînés

Tous les auteurs de la revue sont des philosophes professionnels. Leur formation assure une excellente connaissance des penseurs classiques. Ainsi, les articles défrichent remarquablement leurs sujets grâce à l’application de la pensée académique. Cette pensée est-elle exhaustive ? Malheureusement non. Revers de l’académisme en philosophie: il est faible en science. Les avancées récentes sont connues mais peu comprises dans leurs conséquences sur la pensée classique, particulièrement en neuroscience. Les anciens étaient forts en thème et en phénomène mais ignares en mécanique mentale.

D’où ce constat: les articles les plus pertinents sont ceux qui interviewent… un scientifique. Les autres ont l’immense intérêt d’élargir fabuleusement notre perspective. Mais attention, dans fabuleusement il y a fable. Lisez à côté une bonne revue scientifique, la référence francophone actuelle étant ‘Pour la science’, et les dossiers trimestriels de ‘La Recherche’.

Les jeunes, esthètes rebelles

Le staff de Philosophie Magazine est riche de jeunes têtes. Obligatoire !! Qu’est-ce qu’un vieux connaît de l’intérieur de la nouvelle génération ? Pas grand chose. Les discussions intimes sont rares. En famille les avis réactionnaires fusent dans les deux sens. Au sein de la rédaction de Philomag je ne suis pas sûr que les débats aient cette intimité. Contre-productif pour la diversité philosophique en général. La philosophie est la multiplication des manières de voir, pas le regard autoritaire. Mais il existe un sujet où la tentation du regard unifié est forte : l’actualité.

L’actualité est un sujet critique, épineux. Réalité quotidienne en prise directe avec les émotions. Drivé par son trop plein d’hormones, le jeune philosophe est un coq aussi énergique que les autres, différencié seulement par la signification particulièrement élaborée de son cocorico. De part l’égalité de genre, la jeune philosophe est devenue aussi un coq. Les ergots dressés sont partout. Ça s’agite frénétiquement dans la cour de la rédaction et plus personne ne pond de nouveaux oeufs. La production devient décevante.

La retraite, une rébellion esthétique

Un exemple caricatural est l’affaire des retraites, que j’ai traitée dans l’article précédent. Fusionnés aux réseau et à la rue, les jeunes de Philomag sont devenus l’expression de l’hostilité à la réforme. Ils nous ont inondé d’excuses assez ridicules et de digressions pour détourner l’attention d’une évidence : c’est une réforme purement économique, que la grande majorité des professionnels estiment incontournable —trop timide même—, et qu’une autorité politique efficace se devait de mettre en place.

Mais nos jeunes ne l’ont pas vu ainsi. Parce qu’ils sont esthètes et rebelles. La rébellion c’est la perfusion pubertaire d’individualisme qui l’enclenche. Les hormones nous différencient. Femelle, mâle, peu importe, toutes les hormones stimulent nos désirs individuels, la testostérone accentue l’agressivité pour les satisfaire, et les femmes en disposent également.

L’esthétisme donne sa forme personnelle à notre désir. Qu’est-ce qui est beau ? Estimable ? Le désir n’a d’autre logique que l’identitaire. L’identité est par essence un oxymore, elle sépare et fait ressembler à la fois. Elle se moque de l’universel mais veut se rendre totalitaire. Cette chose n’est belle que pour moi, tant pis, mais je voudrais que tout le monde sache qu’elle est belle pour moi…

Exprimer n’est pas guérir

L’esthète rebelle n’aime pas les quantités mais les qualités, pas les nombres mais les théories, pas la politique mais les prophètes, pas la logique mais le charisme. Comment se résout le conflit entre pulsions et observateur intérieur, chez l’esthète rebelle ? Comment dire… l’observateur s’assoupit vite après quelques verres et les pulsions dansent.

Ce que l’observateur nous dit —ou ne nous dit plus— est que ces pulsions ravissantes pour nous ont parfois l’allure de méchantes névroses auprès des autres. L’exemple caricatural à Philomag est Victorine De Oliveira, qui a étalé avec franchise ses soucis de femme émancipée les plus intimes —ce qui ne les a pas fait disparaître par la suite; la psychanalyse explique mais ne guérit pas. Je ne me sens ni gêné ni voyeur à lire ses réclamations ; médecin, j’en entends toute la journée. Ce qui me navre c’est que Victorine se soit faite le héraut(e) du féminisme. Désastreux pour cette lutte égalitariste, juste à tous autres égards. Le féminisme n’est pas donner libre cours à ses névroses.

Mon syndicat me scinde

Mon humeur est la même que lorsqu’un syndicaliste défend les intérêts médicaux. Satisfaction navrée. Le syndicaliste est un mécontent énervé. Je suis représenté par la frange la plus tendancieuse de ma corporation. Idem pour le féminisme, représenté par les membres les plus névrosées du sexe auparavant dit faible. Faible, ce sexe l’est sans doute encore chez celles qui se sentent menacées et qui militent agressivement. Les autres, qui n’éprouvent pas leur sexe comme faible, ont compris que l’absence de discrimination n’a pas fait disparaître la compétition. On « devient » toujours femme, comme à l’époque de Beauvoir, mais on ne devient pas forcément une Simone, ou une Ariane Nicolas qui semble sa descendante en droite ligne.

J’ai classé ici les jeunes parce qu’ils exercent en priorité la philosophie descendante. Ils cherchent à compléter leur identité, s’essayent à des avis normatifs. Ils explorent le beau, sont curieux de tout, multiplient les expériences. C’est un plaisir de participer à leurs voyages initiatiques. L’autre manière est d’avoir soi-même des enfants, puis des petits-enfants. J’en viens à ma génération :

Les vieux, métaphysiciens assagis

Qui ne rêve pas d’être en famille comme Martin Legros, dans une pépinière d’esprits exubérants et complices. Toutes ces prétentions vives mais canalisées par la simple présence du berger ! Un de mes articles très anciens opposait en politique éducative la méthode de l’Enceinte à celle de l’Élastique. L’Élastique c’est coller l’enfant au plus près, vérifier le moindre de ses actes. Plus il s’écarte du comportement espéré plus vous le tirez fermement en arrière. L’élastique se tend et le ramène avec une force proportionnelle à son éloignement.

L’Enceinte c’est le laisser complètement libre des expériences… à l’intérieur de limites à ne pas franchir. Ces limites pour moi étaient assez simples : ni alcool ni drogue ni tabac, habitudes qu’on ne démarre jamais par choix mais par mimétisme, et impossibles ensuite à quitter librement. Sexe OK, et on voit d’ailleurs qu’il est plus libre chez les jeunes parce qu’ils ne s’y précipitent pas.

La victimisation plus dangereuse que les coups?

Martin Legros applique la politique de l’Enceinte, et sans doute la maman manie-t-elle un peu plus l’élastique… l’éducation dualiste est la meilleure en fait. Elle s’applique merveilleusement aux enfants qui ont les moyens de faire leurs propres expériences et ne pas en récolter trop de névroses. C’est l’éducation que ma génération a reçu. Les jeunes d’aujourd’hui n’imaginent pas à quel point elle était globalement plus laxiste, malgré une école bien plus sévère. Nous n’étions pas soumis au précautionisme contemporain. Peut-être étions-nous tous des victimes potentielles, sous la férule de parents incompétents ! Mais nous ne le savions pas et n’avons pas rencontré de victimisation.

C’est sans doute ce qui m’effraie le plus aujourd’hui. Le monde est plein de victimisateurs. Les médias débordent de leurs sirènes assourdissantes, de leurs pamphlets rageurs, soutenus par des essaims de like(s), drones sans âme mais capables d’impressionner n’importe quel adversaire. Les vraies victimes, Michel Eltchaninoff sait où elles se trouvent. Il nous pointe calmement l’Ukraine, sans se décourager, au milieu des concerts de casseroles qui accompagnent tel ou tel instantané de nos vies sécurisées. « Au loup ! » crie-t-on partout à chaque souriceau qui passe. Le loup est bien là, et rares sont ceux qui voient ses crocs bien enfoncés dans nos réseaux.

Mets-ta-physique ailleurs

La vieille garde de Philomag est celle qui exerce l’ascendance. Elle s’intéresse aux questions métaphysiques parce que les identités physiques sont bien établies. Les humains n’ont pas changé, les pulsions se ressemblent. Une fois qu’on a expérimenté où elles mènent, la jouissance devient celle de rechercher ce qu’il y a au-dessus d’elles. Fatigué d’appuyer sur la pédale du sexe on s’intéresse à la pédale, à la signification du sexe, à la signification en tant que concept. Mets-ta-physique ailleurs, ma chère queue, que je puisse réfléchir à ton écosystème…

La philosophie est un entonnoir. La descendance referme le monde sur soi, concentre notre identité. L’ascendance nous ouvre sur le monde. Si notre identité est devenue assez solide, nous ne nous y perdrons pas. Est-il possible de s’en extraire et, grâce à l’épistémologie, de regarder l’entonnoir sous toutes ses faces ? C’est au moins une illusion fort agréable.

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