Flux d’information contemporains, une réduction paradoxale des échanges

Un bouleversement, vraiment?

À la lecture de l’article La Grande Inversion, censé révéler un bouleversement majeur de notre société, beaucoup d’entre vous auront fait la moue. « Qu’annonce-t-il de nouveau ? La domination des médias est un truisme. La propagande existe depuis des siècles. Debord s’est déjà occupé de dénoncer la société du spectacle. Les flux d’information vont et viennent. Pourquoi seraient-ils devenus brutalement cause de dépression ? »

Les grands renversements sont parfois invisibles, particulièrement quand la dimension dans laquelle ils s’exercent n’est pas connue. Ici, au sujet de la pêche aux informations, il s’agit de comprendre que le poisson est devenu le pêcheur. L’humain est alerté partout qu’il est proie potentielle pour les manipulateurs. Cela n’est pas une nouveauté. Mais il voit les infox comme de faux poissons, des leurres, et se pense toujours comme le pêcheur. À tort. Voici un complément plus fouillé, qui intéressera en premier philosophes et psychologues.

Séparation explosée

Il existe des flux dominants, comme pour les grands courants océaniques. Imaginons le Gulf Stream s’inverser, amenant l’eau froide arctique le long des côtes européennes. Bouleversement climatique local. L’humeur des riverains s’en trouverait modifiée.

Mais la Grande Inversion n’est pas cela. C’est plutôt un tsunami qui vient recouvrir nos côtes, abattre les murs des maisons, dévoilant nos esprits juchés sur leur trône. Fini l’intimité. Toute excrétion mentale est désormais publique. Obligeant à trouver, dans l’urgence, de nouvelles lois pour l’encadrer. Il n’y a plus deux sphères, publique et privé. Le tsunami a fait exploser la cloison.

Une permanence toute personnelle

Comprendre les flux d’information nous oblige à descendre d’un étage dans la complexité. À ce niveau, les contenus n’ont pas encore acquis leur signification. Il s’agit seulement d’un échange de données brutes entre l’individu et le reste de la réalité.

La majeure partie de l’échange est permanente mais non intrusive : mes réseaux neuraux reçoivent les données sensorielles sur mon environnement. Données neutres, habituelles. Cela veut dire que mes schémas mentaux se reconnaissent en elles. La réalité qu’ils construisent est “le monde”, le cadre stable qui m’entoure. Sa permanence est celle de mes schémas personnels, non la permanence du monde. La première est fondée sur la seconde mais en constitue une approximation. L’essentiel m’échappe. Décalage impossible à détecter par les sens, car pour moi le monde réel est la surimposition de mes schémas mentaux.

De l’identité du réel à la mienne

Il s’agit bien d’un échange et non d’un simple enregistrement des données. Mes schémas se cherchent dans l’image du monde. Mon attention génère la présence d’un animal à peine visible dans la forêt. L’animal est présent dans les données visuelles des autres personnes regardant dans cette direction, mais n’apparaît pas forcément dans leurs mondes. Seulement dans ceux où le schéma ‘animal’ s’est cherché dans l’image.

Mes neurones échangent entre eux et construisent une dynamique perpétuelle de ma réalité. Ce monde est multi-couche. La propriété du fond est laissé au réel ; il est mien pourtant par mes caractéristiques sensorielles propres. Puis chaque couche d’information ajoutée se ressent comme plus identitaire : nom des choses, des personnes, consciences sociales, abstractions pures, déités. Plus ma réflexion porte sur un sujet complexe, plus je me sens propriétaire de mes pensées.

Entités mentales, de l’inanimé à « Je »

Chaque entité de ma réalité intérieure gagne ainsi en personnalité, à travers les couches qui s’ajoutent à sa représentation. Certaines entités restent matérielles et frustres (objets inanimés); d’autres sont complexes sans spécificité (un humain inconnu); d’autres très personnalisées (un proche, avec ses réactions prévisibles, son histoire); et d’autres encore restent purement abstraites, dépourvues des couches d’un support matériel (idéaux, conscience sociale, science).

Et moi-même ? L’image de soi est l’entité la plus complexe, pas de doute. Rendue indépendante dès sa racine par mes afflux sensoriels corporels. Étoffée d’une foule de réflexes et d’une dimension temporelle extensive. Elle n’est pas éprouvée comme entité mais comme « Je », car tout ce qui représente en fait partie. « Je » en est la fusion.

Coincé dans mon esprit

Il semble à « Je » qu’il peut en sortir, par l’auto-observation de soi. Mais il s’agit en réalité d’un dialogue entre d’une part les manières d’observer que j’utilise pour les autres, d’autre part une photographie de moi prise pour la circonstance. La photographie est rarement fidèle. Aléas de l’introspection. Les autres peuvent avoir une représentation plus exacte que la mienne et mieux me comprendre que moi-même.

L’auto-observation se déroule de manière propriétaire au « Je », au sommet de sa complexité consciente. Elle ne lui est jamais extrinsèque. Je ne peux pas sortir de mon espace mental.

Flux d’information étagés

Chaque étage de ma complexité mentale est codifié par un langage spécifique. Certains sont les mêmes chez mes congénères, sans communiquer avec eux. Par exemple mes neurones visuels assemblent les visages selon un code identique aux vôtres; mais ils ne se le disent pas. Je suis obligé de verbaliser le résultat, à l’aide d’un discours, pour que nous tombions d’accord sur le visage.

D’autres de mes étages communiquent directement avec les vôtres sans passer par l’oral. Ce texte vous est compréhensible parce nous partageons les concepts symbolisés par les mots. Si vous me faisiez face, mes attitudes corporelles communiqueraient directement avec les vôtres, sans le moindre mot. Vos phéromones, au cas où vous seriez du sexe opposé, pourraient même me couper toute expression 🙂

Quelles news font réagir?

C’est au niveau des abstractions que les flux d’information sont les plus agités. Appelons-les news. Toutes ne sont pas si nouvelles. Les plus universelles n’ont même guère d’intérêt. Quelle excitation aurais-je à savoir que vous connaissez l’emplacement de la Nouvelle-Calédonie ? Un consensus certain existe déjà à ce sujet. Macron est le nouveau président ? Je prends. Mais la 2ème fois que je reçois l’information, je ne m’arrête pas. La 3ème fois m’ennuie.

Une news n’est pas une nouvelle par elle-même. Seulement par les schémas auxquels elle répond dans mon esprit. Modifie-t-elle ma réalité intérieure, ou est-ce une resucée du cadre dans lequel j’évolue ? Ce qui concerne l’environnement matériel ne m’intéresse pas. Mes sens font déjà le boulot. Je me moque que ma compagne m’annonce, lorsque je double sur la route : « Une voiture arrive! ». Je la vois également. Si je réagis, c’est contre le sous-texte silencieux et peu flatteur : « Vas-tu penser à te rabattre ? » 😉

Fabriquer de la news identitaire

Au-dessus du cadre ‘environnement matériel’, plutôt consensuel, évolue un univers d’abstractions qui ne l’est pas du tout. Les pires variations, parmi les news échangées dans cet univers, concernent les opinions. Mes opinions sont personnelles, souvent moins partagées que je le souhaiterais. Communiquer la signification d’un mot ou la présence d’une voiture n’est pas gratifiant ; je n’en suis pas l’auteur. Une opinion, par contre, se veut identitaire. Propulseur bien plus efficace pour mettre en orbite la sensation ineffable de récompense !

L’opinion est super-identitaire quand je l’ai inventée. J’efface volontiers du paysage tous ceux qui ont pu contribuer à la former et elle devient ma création ! Pas facile, dans cet océan infini d’information, qui donne à croire que tout a été déjà pensé. Voici un premier facteur pour la déprime ambiante. Très dur d’exacerber mon individualité, parce que très ardu de former une opinion vraiment originale. La récompense perd de son éclat.

Opinions et faits

Invention difficile ? Alors le succédané le plus acceptable est l’opinion lue quelque part. Plutôt loin. Le titre de propriété reste à distance lui aussi. Acheté avec le livre. C’est encore mieux quand l’auteur est décédé. Un penseur au cimetière me fait très peu d’ombre. Un penseur bien vivant croisé dans une soirée est plus gênant. S’il fait partie du même groupe que moi son envergure est parfois étouffante. Mon ego se rebelle. Je tends à contrer son opinion plutôt que l’adopter.

Bien sûr ce traitement égotiste des news n’est pas le seul. Ma tendance collectiviste accepte sans difficulté les opinions des autres, surtout quand elles sont universelles, peu sujettes à contestation. Le flux d’information qui parvient à mon cerveau se divise ainsi en deux catégories : d’un côté le cadre environnemental et ses faits avérés, rarement conflictuels ; de l’autre côté les opinions, qui cherchent à coloniser mon identité. Opinions d’autant plus menaçantes que mon identité est fragile.

Pas de véritable échange

C’est une surprise : l’ego qui ne supporte pas une opinion contraire n’est pas le plus assuré, le “surdimensionné”, mais le plus fragile. L’ego assuré est plutôt indifférent, “hautain” pour celui qui n’arrive pas à y faire pénétrer son opinion. Blessure chez cet autre ego en fait. L’assuré n’y prête aucune attention. Pas d’échange. Le second facteur de la déprime ambiante est l’absence d’échange véritable, laissant l’ego isolé. Il ne peut s’extraire de sa boîte crânienne et embrasser un vaste monde à travers ceux vus par les autres.

Et les gens que nous voyons absorber une fake news avec grande avidité ? Colonisation facile ? Leur identité n’est ni forte (ils resteraient indifférents), ni fragile (ils se rebelleraient). Ils n’ont simplement pas encore d’identité sur le sujet. Ils la construisent. Impossible de parler de colonisation s’il n’existe pas d’opinion autochtone.

Que peut-on contester?

Les deux catégories sont très importantes, dans les flux d’information. La collectiviste (le cadre) est neutre, n’entraîne aucun transfert de pouvoir. Les deux individus sont propriétaires d’une image strictement identique. Par contre la catégorie individualiste (l’opinion) renferme un pouvoir crucial, car elle peut transformer l’identité adverse, si celle-ci existe déjà à propos du sujet.

Nous nous connectons enfin à la Grande Inversion, dont cet article est le complément. En tant qu’individus nous baignons dans le même cadre d’information collectiviste. Nous recevons les mêmes informations visuelles, assistons aux mêmes faits objectifs. Peu de contestation ici, théoriquement. La notion même de collectivité humaine repose sur cette similitude. La contestation se limite habituellement aux interprétations des faits, aux opinions.

Quand l’opinion tronque le cadre

Lorsque le flux d’information est principalement collectiviste et contient peu d’opinions (beaucoup de faits, peu d’interprétations), il n’agresse en rien les ego(s). Des conflits sont possibles mais se résolvent assez facilement. Les points litigieux sont des détails de réalités intérieures globalement semblables. C’est ainsi que l’entente sociale est bonne dans les pays culturellement homogènes.

Lorsque le nombre d’opinions augmente jusqu’à dépasser la partie collectiviste dans le flux, les gens ne se reconnaissent plus appartenir au même monde. Même le cadre environnemental prend des coups ! Les faits objectifs ne sont plus restitués à l’identique. Dans la colère, un adversaire peut vous désigner un chien et dire que c’est un chat !

L’extinction du monde commun

L’identité individuelle est perforée par ce mitraillage de balles contestataires. L’enveloppe qui la protège s’effiloche. Nous ne savons plus où nous vivons. Il n’existe plus de réel partagé, mais une pléiade de réalités alternatives. À laquelle se rallier ? Si celle que vous pensiez universelle ne l’est plus, c’est un large pan de votre identité qui est fragilisé. Troisième facteur de déprime. Le monde dans lequel on s’est construit n’existe plus.

Les plus exposés sont bien sûr les plus collectivistes d’entre nous. Les autres se sont réfugiés dans le groupisme. Ils ont rétréci leur univers à celui du groupe. Stabilité retrouvée. Sans horizon. Ils ne comprennent pas pourquoi les collectivistes pleurent leur grande Humanité disparue…

Les habitudes contre la déprime?

Morale: quand vous déprimez, réduisez votre univers à des choses très simples et gratifiantes. Vivez dans un monde habituel. Coupez-vous des opinions, des interprétations, même celles du psy quand elles sont trop abondantes. Réintroduisez-les à petite dose. Mithridatisez-vous à l’opinion étrangère. Ne les laissez pas intoxiquer à nouveau votre identité. Protégez-vous contre la grande invasion qu’est la Grande Inversion.

Si sa réalité ne vous semble toujours pas frappante, considérez ceci : Au siècle dernier, les loups étaient ceux dotés d’opinions radicales, et les moutons ceux acceptant sans broncher le discours majoritaire. Aujourd’hui les moutons sont les radicaux…

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