Comprendre les troubles psychiques avec 2 grandes catégories

Lu dans ‘Méchant garçon’, un policier de Jack Vance:

—Moi, je sais que j’ai au moins deux esprits en moi qui fonctionnent sans arrêt. Parfois je déconnecte celui du dessus pour pouvoir me rendre compte de ce que fera celui du dessous. Je vous assure qu’il se passe des choses très intéressantes. C’est un jeu que je vous conseille quand vous en aurez le temps.

Faut-il y voir la simple expression du dualisme conscient/inconscient ? Pas si simple. La formulation contient deux indices supplémentaires : 1) L’un des deux esprits n’apparaît qu’en éteignant  l’autre. 2) Le processus mental a deux directions, asymétriques. L’ascendante (du dessous vers le dessus) est active en permanence. La descendante peut être déconnectée. Jack Vance décrit en 1973 le double regard, celui des micromécanismes mentaux qui se proposent à la conscience et celui de l’esprit du dessus, que j’appelle l’Observateur, contrôleur de ces suggestions selon des règles qui n’appartiennent qu’à lui.

Dans ‘La méthode Schopenhauer’, Irvin Yalom…

… décrit le cas de Philip Slate, chimiste brillant mais aussi solitaire qu’obsessionnel du sexe. Il multiple les coïts avec des partenaires d’un jour, seulement intéressé par les séquelles immédiates : son esprit se libère temporairement de l’obsession et peut se consacrer à la lecture. La psychothérapie de Philip par Julius, un psychiatre très entraîné, est un fiasco, malgré la bonne volonté du patient. Julius explore l’histoire personnelle de Philip, mais ne trouve aucune accroche. Au bout de 3 ans Philip interrompt brutalement les séances, déçu. Nous retrouvons Julius 22 ans plus tard. Il apprend qu’un mélanome le condamne à moyenne échéance et s’interroge sur l’utilité de son existence passée. Il se remémore Philip, seul échec radical de sa carrière, et reprend contact avec lui.

Il découvre avec stupéfaction que Philip est devenu lui-même psychothérapeute, ou plutôt philosophe thérapeute. Son ancien patient ne fait aucune difficulté pour remplir les blancs. D’autres psy ont été aussi décevants. Il a quitté sa situation florissante de chimiste, qui ne l’intéressait plus, et s’est tourné vers la philosophie. L’illumination est venue d’un roman de Thomas Mann, dont le personnage, au seuil de la mort, échappe au désespoir en lisant Schopenhauer. La découverte de cet auteur guérit enfin l’obsession de Philip. Aux yeux de Julius, il n’a pourtant pas changé de personnalité : intelligence aiguë conjuguée à un défaut complet d’empathie. Que s’est-il passé ?

L’échec de la thérapie descendante

Julius a tenté de corriger une pulsion incontrôlable chez Philip, en le persuadant que celle-ci était anormale. Thérapie descendante : l’Observateur du psy décrète qu’il existe un problème dans les micromécanismes mentaux et sort sa trousse à outils. Mais il n’existe aucun problème de ce type. Les pulsions de Philip sont normales. Nous verrons dans un instant pourquoi elles prennent cette tournure radicale. Les outils de Julius ne trouvent aucun boulon à resserrer. Le mental de son patient est parfaitement fonctionnel, ainsi que l’éprouve Philip lui-même.

Julius s’est trompé de direction. La thérapie adaptée est ascendante. Les pulsions de Philip doivent trouver leur propre organisation, construire un Observateur sophistiqué, capable de les rediriger. Cet ‘esprit du dessus’, chez Philip, est en effet embryonnaire, simple miroir de ceux qui l’entourent, incapable de fournir une explication à son être. Philip finit par le comprendre hors des cabinets, en lisant les grands penseurs. Il étoffe son ‘esprit du dessus’ livre après livre, en particulier avec ceux qui offrent un exutoire supérieur à ses pulsions.

L’empathie ne s’invente pas

Elles sont normales, avons-nous dit. Mais pourquoi aussi impérieuses ? La raison se trouve directement dans l’absence d’empathie chez Philip. Il est individu pulsionnel comme les autres, mais pas au sein d’une société d’êtres semblables. Les partenaires sont des réceptacles. Le réglage individu < > collectif, chez Philip, est positionné radicalement sur individu. Ce réglage lui est donné. Impossible à changer. Nous pouvons distribuer notre empathie selon les circonstances, mais pas la faire naître à partir d’un vide. Le micromécanisme est absent chez Philip. Ne lui reste qu’à s’y adapter.

Comme la plupart des personnes dans sa situation, il peut représenter les sentiments des autres sans les éprouver. Comme s’il donnait des longueurs d’onde à la lumière sans jamais avoir vu la moindre couleur. Ce travail patient lui permet in fine de s’émanciper des réactions émotives inattendues de ses congénères. Elles ne le perturbent plus.

Remarque importante : la faiblesse de l’esprit du dessus, chez Philip, ne l’a aucunement empêché de construire une intelligence exceptionnelle. Ce qui montre que ces aspects du mental sont nettement indépendants. C’est la profondeur de la complexité neurale de Philip qui fait son intelligence, et l’absence d’empathie qui l’a rendu obsessionnel, ses pulsions ne trouvant pas d’injonctions collectivistes pour s’organiser en une personnalité complète.

Pathologies descendantes et ascendantes

Nous voici devant les 2 grandes catégories de troubles psychiques que je voulais vous faire découvrir :

1) Les pathologies descendantes, les plus fréquentes dans la vie courante, sont liées à un Observateur maladroit, trop présent, ou dépréciateur. La personne s’auto-examine continuellement au point de rarement éprouver les choses en direct. Elle nage dans des opinions contredisant ses propres sensations. Et pourtant l’Observateur valide ces sources, causant des dysfonctionnements. Il forme des mythes à propos de sa propre histoire. Le traitement est descendant, consistant à enrichir la conscience de concepts plus diversifiés, casser les fixations. Sachons aussi, comme l’indiquait Jack Vance, déconnecter notre Observateur.

2) Les pathologies ascendantes, les plus fréquentes en psychiatrie, sont liées à des altérations des micromécanismes neuraux, génétiques, neuro-hormonales, anatomiques. Organisation étagée du cerveau dont les défauts sont immédiatement apparents à la base (neurologique), moins vite au milieu (neuropsychiatrique), tardivement en haut (psychologique).

Les recommandations habituelles ont conduit Philip chez un psychanalyste, qui aurait été un excellent choix pour une pathologie descendante. Mais son trouble est ascendant, expliquant le désarroi de Julius et sa surprise quand Philip s’auto-guérit sans avoir changé de personnalité, et sans aucun travail sur son inconscient.

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Liens:
Méchant garçon, de Jack Vance
La méthode Schopenhauer, de Irvin Yalom

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