Bienheureux pédalage
L’hédonisme consiste à baigner dans sa sensation de plaisir. Les recommandations foisonnent à son sujet. Jusqu’à quel point faut-il se laisser aller ? La forme caricaturale de l’hédonisme, en effet, est symbolisé par le rat qui appuie inlassablement sur la pédale du plaisir, perpétuellement occupé à stimuler son centre de la récompense.
Le puritanisme, à l’inverse, représente l’observation de soi, les règles censées conduire à un avenir meilleur. Dans sa forme caricaturale, il pousse à faire de son existence terrestre une prison, en supposant qu’une après-vie paradisiaque viendra récompenser cet effort. L’auto-observateur étouffe le comportement. La sensation de plaisir s’accompagne rapidement de culpabilité.
Il faut sans doute chercher dans cette puritaine attention la responsable du paradoxe de l’hédonisme : la recherche consciente du plaisir interfère avec son expérience. Plus nous nous attachons à le chercher plus il s’enfuit. Comme si en voulant extraire de l’or noir d’un puits nous le tarissions aussitôt. Phénomène qui s’explique très bien avec le double regard que nous utiliserons un peu plus loin.
Le puritanisme se fait discret
Nous ne lisons plus guère, en Occident, d’auteur puritains. Tandis que les promoteurs de l’hédonisme ont envahi les librairies. C’est pure ironie que voir Michel Onfray vanter cette philosophie, lui dont chaque minute de plaisir a du être minée par le planning serré qui guette les suivantes. Cela montre qu’il est possible de ressentir un plaisir continu à baigner dans une oeuvre qui se déroule, chaque instant enchaîné au suivant, donc aucun isolé. Nul “plaisir de l’instant” mais un plaisir de tous les instants agrégés dans une finalité dont la réalisation est encore indistincte. Ce genre d’euphorie est plutôt celui du puritanisme, ce qui me conduit à dire qu’Onfray est puritain et non hédoniste. Le puritain est capable d’apprécier tous divertissements, y compris sexuels, à condition qu’ils ne menacent pas son oeuvre-vie.
Le plaisoeuvre de me consacrer à mon oeuvre-vie
L’oeuvre-vie est ce qui différencie le plus radicalement l’humain de l’animal. L’humain est capable de renoncer à des plaisirs immédiats pour en gagner un plus élevé, complexe, global. Il existe deux aspects au plaisir, en réalité :
1) Le plaisir-récompense, facile et rapide d’accès, que l’on cherche à reproduire mais qui s’affadit vite s’il devient habituel. Plaisir immédiat, plaisillico, associé au comportement hédoniste.
2) Le plaisir-image de soi, la confiance en ses propres capacités, qui se nourrit des réalisations. Il en est aussi de rapides, comme donner du plaisir à sa(son) partenaire, et des lents, des qui s’étirent sur une vie entière, si l’on rêve de s’ériger guide pour l’Humanité. Plaisir visionnaire, plaisoeuvre, associé au comportement puritain.
Le plaisillico de ma nature animale
Ces deux aspects du plaisir prennent sens sous le double regard. Le plaisir-récompense est ascendant : il satisfait mes pulsions, suit les autoroutes défrichées par mes habitudes. Les voies les plus larges s’appellent ‘addictions’. Je ne vois pas la naissance de ces préférences avant qu’elles aient déjà pris une forme familière. Je ne connais pas les raisons profondes de mes goûts, à part quelques balises à peine distinctes de ma petite enfance.
Je dois laisser jaillir ce goût instinctif pour le plaisir. Il ne sert à rien de l’aspirer. Ce qui aspire est un observateur, pas le générateur. Les deux peuvent se rencontrer, pas se contrôler. Les tentatives de contrôle les affaiblissent mutuellement.
Le plaisir en perspective du planteur
Le plaisir-image est descendant : il renforce mon image telle que l’a construite mon Observateur intérieur. Cette représentation est étendue dans l’avenir. Elle inclue un idéal auquel j’espère parvenir. Mon identité a une envergure temporelle. Grâce à cette extension je supporte sans difficulté les avanies quotidiennes, la répétitivité des tâches obligatoires, les premiers échecs d’un nouveau projet. Je peux même refuser un plaisir immédiat avec la perspective d’en savourer un plus tardif mais plus élogieux. Je plante mes graines de plaisir.
Le plaisoeuvre est celui de ma Nature végétale, lent à s’établir mais invincible. Tandis que le plaisillico est celui de ma Nature animale, dont les instincts poussent à le consommer sans attendre, avec parfois la frustration de le voir s’enfuir si vite. Ces natures sont inscrites dans le tempérament. L’expérience largement citée du ‘marshmallow’, réalisée par Walter Mischel dans les années 70, avait proposé à 500 enfants de profiter immédiatement de cette friandise ou d’attendre 15mn et en avoir une deuxième. Un tiers des enfants résistent à la tentation. Dix ans plus tard ces enfants-là ont mieux réussi dans la vie, ont moins d’addictions, et plus de perspectives à long terme.
The good Good Life
Cela implique-t-il qu’il faudrait encourager le puritanisme dans les ouvrages de réalisation personnelle ? Écoutons le discours adverse : La revue ‘The Good Life’ vante l’hédonisme au fil de ses pages, en particulier dans un article de Jean-François Haït dans le numéro d’avril. Se réclamant d’un positivisme bienveillant, cette philosophie ne peut se montrer trop incisive. Elle se présente au contraire comme une victime. « L’hédonisme subit les foudres du puritanisme », affirme Haït. On pourrait tout aussi bien dire que son texte fait subir au puritanisme les foudres de l’hédonisme. Tiraillements opposés qui se nourrissent de leur époque et des faveurs ou défaveurs rencontrées par les castes sociales. L’hédonisme n’a jamais bien pris chez les esclaves, tandis que le puritanisme résiste mal chez le clergé vivant dans l’opulence.
L’un comme l’autre, hédonisme et puritanisme sombrent dans l’aliénation quand ils se radicalisent. Le premier génère les addictions, le second les inquisitions. Effrayantes inhumanités ! L’humanisme alors, est se méfier des vantardises de l’un comme de l’autre. Si le négativisme puritain forme le doute complotiste, à l’inverse le positivisme de The Good Life aveugle au doute :
« Les sociétés industrielles comme la nôtre ont abandonné le puritanisme, qui est le fait de sociétés plus traditionnelles. Dans les études interculturelles à large échelle, on observe une relation systématique entre la croissance économique et le déclin du puritanisme. Si l’économie décroît, le puritanisme revient », constate Léo Fitouchi, chercheur en cognition sociale. Cause ou conséquence ? Le ton de l’article de Haït donne à penser que le puritanisme affaiblit l’économie. Non !! Il est causé par son affaiblissement. La relation donne à penser aussi bien que l’hédonisme est causé par l’essor économique, mais n’en est pas le moteur. Cessez de nous manipuler et laissez-nous quelques doutes, cher monsieur Haït…
Finissons illico
Je n’aime pas particulièrement les marshmallows. Certainement aurais-je fait partie des enfants qui ont résisté sans difficulté à l’attrait immédiat de la friandise. Pas pour les raisons supposées par Mischel. Parce que j’aurais eu 15mn plus tard 2 marshmallows à échanger contre quelque chose de plus intéressant ? Pas mon genre non plus. Mais ce type de biais doit nous faire douter aussi des études psychologiques. Les motivations humaines sont complexes.
Dès l’enfance la direction ascendante de la recherche du plaisir interagit avec la descendante. Elles tissent dans cette relation une pyramide d’organisation qui s’élève tout au long de la maturité. Nos autoroutes du plaisir s’allongent, se ramifient. Mon attention ne prend plus la peine de s’arrêter au marshmallow. Elle se précipite pour frapper sur le clavier cette réflexion plaisante sur l’hédonisme. Au risque d’oublier de profiter des plaisillico qui m’entourent ?
Certainement pas, quand certains ont des formes si ravissantes. Je cherche s’il n’y a pas quelques illicites au milieu des illico. On ne sait jamais. Ce foutu puritain d’Observateur pourrait avoir quelques minutes d’inattention…
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Le paradoxe de l’hédonisme, The Good Life, avril-mai 2023
J’ai été un peu vite en disant que l’humain est caractérisé par l’oeuvre. Les corbeaux aussi, me signale Véronique:
« Les corbeaux préfèrent une grosse récompense lointaine à une petite immédiate »
https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/les-corbeaux-preferent-une-grosse-recompense-lointaine-a-une-petite-immediate_114813
Mince, des corbeaux puritains ! Une oeuvre moins longue, mais leur vie l’est moins aussi.