Comment le virage ontologique de la science a entraîné paradoxalement un affaiblissement du pouvoir humain

Abstract: Les succès de l’organisation humaine et de sa science nous ont conduits à une impuissance paradoxale devant la catastrophe climatique et géopolitique qui s’annonce. Dans ce pamphlet philosophique, j’explique le paradoxe par l’absence de coordination entre science ontologique et désirs téléologiques, la première homogène et les seconds hétérogènes. L’impuissance conduit à un naturalisme de soumission, à une régression de nos aspirations humanistes. Seule leur organisation dans une nouvelle pensée collective peut rétablir leur puissance. Faut-il espérer que la foule devienne spontanément sage, ou recréer une hiérarchie d’expertise plus haute et plus fluide, une pyramide en haut de laquelle l’Humanisme discute avec la Nature ?

L’épouvantail de l’IA nous fait oublier que l’homme est sa propre menace

Avez-vous pensé à la lecture du titre que j’allais vous parler du remplacement des humains par les IA ? C’est un aspect du paradoxe. La découverte des mécanismes de l’intelligence lui fait prendre un nouveau départ, hors des limites d’une boîte crânienne. Notre espèce pourrait basculer dans le fossé des rebuts de l’évolution, ou continuer son chemin de vase organique… à côté d’un autoroute parcouru par des bolides cognitifs minéraux, fonçant vers des connaissances hors de notre portée. Mais ce n’est pas de cet affaiblissement-là que je voudrais vous parler. Il s’agit du remplacement de la volonté humaine par celle de la Nature.

La science n’a pas démarré en tant que pouvoir ontologique

Du point de vue du monde, l’ontologie a démarré avant la téléologie. Les micromécanismes ont tourné avant les intentions formées par eux. Pour la connaissance c’est l’inverse : l’intention de connaître démarre avant sa constitution. Il existe une pré-programmation de l’esprit qui le pousse à chercher, avant même de savoir de quoi il est fait. Du point de vue de l’esprit, la téléologie démarre avant l’ontologie.

C’est ainsi que la science, reine de la connaissance ontologique, a fait ses débuts au service de nos intentions. Comprendre les micromécanismes avait un objectif téléologique : augmenter le pouvoir de l’humanité sur le monde, manipuler la Nature pour mieux satisfaire nos désirs. La science affirme clairement que les micromécanismes initient la marche du monde, mais elle fut utilisée en priorité pour conduire à un résultat qui nous agrée. Détermination par l’issue et non le début. Ère du scientifique en tant que programmeur du monde.

De serviteur à héraut

Le succès de la science fut tel qu’aujourd’hui le serviteur est devenu héraut. L’esprit est tellement occupé par ses concepts de micromécanismes que ceux-ci sont devenus intentionnels. Leur statut de premiers arrivants les a décolonisés de nos croyances ! Ère du scientifique en tant qu’observateur du monde. La science devient le porte-parole de la Nature, cette représentation symbolique de l’ensemble des micromécanismes.

C’est le virage pris en particulier par l’écologie. L’écologie contemporaine n’est pas seulement le progrès de la connaissance du monde, c’est aussi une inversion de pouvoir : on diminue le téléologique, on demande à l’humain de réduire ses désirs, pour redonner du pouvoir au naturel, à l’organisation spontanée des choses.

L’arbre écologique, de bois et de métal

Cette inversion du pouvoir est diversement appréciée. Elle sépare deux branches dans l’écologie : 1) La technocratique, héritée de la science programmatrice, chargée d’exécuter toutes ambitions humaines, même les plus démesurées. 2) La naturelle, devenue majoritaire, dont la priorité est la protection de l’écosystème face aux appétits démesurés de l’humanité. Ce vaste courant donne naissance à son tour à deux branches, selon que la posture est plus au moins ontologiste :

2a) Les modérés considèrent notre société comme artificielle, déconnectée de l’évolution naturelle. Beaucoup voudraient non seulement protéger mais conserver l’écosystème en l’état, toute modification pouvant être un désastre causé par l’humain plutôt qu’un progrès évolutif.

2b) Les radicaux considèrent l’espèce humaine comme un dramatique accident de l’évolution, conduisant inéluctablement à une catastrophe planétaire, sans doute pire que l’astéroïde qui anéantit les dinosaures. Ils s’identifient entièrement à la Nature, au point de souhaiter la régression du nombre excessif d’humains qui la spolient, certains envisageant leur propre euthanasie1idée la plus contre-productive qui soit, même pour ceux qui imaginent ainsi rejoindre un grand Tout bio-spirituel. Une idée collectiviste n’a aucun pouvoir réel tant qu’elle n’est pas collectivement partagée. Si les personnes les plus susceptibles de la propager commencent par s’éliminer…. Ici la téléologie a complètement disparu de l’esprit, remplacée par une pure aspiration ontologique. 

Cherchons la cohérence

Du moins ontologique en apparence, car il existe chez ces gens-là un transfert psychanalytique sur Mère Nature. Les micromécanismes n’ont pas d’âme. La Nature devient mystique, personnifiée en Gaïa, la figure maternelle ultime. Même l’humus ne doit plus être retourné parce qu’il est plein de vie. C’est bien la vie, une notion plutôt téléologique finalement, que ces radicaux cherchent à protéger, et non des atomes de carbone assemblés en molécules organiques.

Cependant la posture ontologique reste cohérente en soi. En s’identifiant à la Nature on ne se voit pas revenir à l’état de désert minéral et stérile. Il faut rétablir le processus de sélection naturelle qui a si bien fonctionné jusque là, donc arrêter sa perversion par l’économie humaine. Détruire la technocratie à son service, qui épuise la planète pour y maintenir 8 milliards d’humains. Et parmi les recommandations associées : réduire drastiquement cette pullulation.

Allons au fond du paradoxe

Je peux maintenant convoquer le paradoxe qui motive mon article : Comment se fait-il qu’avec une science conquérante, plus avertie des micromécanismes du monde qu’elle ne l’a jamais été, nous soyons aussi impuissants à infléchir la catastrophe qui s’annonce ? Pourquoi sommes-nous obligés de redonner le pouvoir à la Nature, à ses mécanismes impavides, indifférents à nos désirs, alors que nos moyens pour les manipuler n’ont jamais été aussi pointus et diversifiés ? Pourquoi les succès de la science ontologique ont-ils débouché sur un affaiblissement global du pouvoir humain ?

La réponse commune est que la science est passée par une enfance trop technocratique, excessivement soumise à notre mégalomanie. Connaître les micromécanismes a été l’occasion de découvrir que nous étions en train de les casser. Prendre le parti de la Nature est soigner notre génitrice. La tête s’efforce de sauver son corps, découvrant qu’elle ne peut s’en passer.

Mais cette réponse reste superficielle. Comment délimiter le bon usage de la science, comment définir une techno-déontologie ? Le retour de balancier, voulant sauver le corps, risque de décapiter la tête ! Nos intentions sont vilipendées, éventrées, jetées à la poubelle. Renoncez au voyage culturel, les déplacements sont trop coûteux ! Arrêtez de vous abreuver d’informations, ça consomme trop de courant ! La téléologie est aussi une espérance : souhaiter que toute l’humanité profite de l’avant-garde des progrès civilisationnels. Tandis que l’injonction ontologique, c’est d’abandonner ces prétentions, reprendre sa bêche et son arrosoir, ne garder de la technocratie que la pilule abortive, car il n’est pas raisonnable d’installer de nouveaux humains sur son petit lopin de terre.

Le paradoxe éclairci

Le paradoxe de notre affaiblissement s’éclaire : il vient de la confusion entre les impératifs ontologiques et téléologiques. Je me suis efforcé de les expliquer par l’exemple, mais sans doute ces termes restent-ils un peu confus. Ils sont en effet intriqués, et l’ontologie est souvent une téléologie déguisée. Nous l’avons vu avec les écolo-radicaux, adeptes de Gaïa, qui ont une conception spinozienne du monde : Dieu et la Nature ne font qu’un. Penser être une partie infime d’une Nature déifiée est bien un concept téléologique. Il peut outrepasser celui, ontologique, de la survie. L’individu sacrifie son être pour sauver la Nature. Ce n’est sûrement pas ce qu’espéraient ses gènes…

Soyons attentifs à séparer ce qui relève de la véritable ontologie —les données de la science correctement interprétées— et de téléologies très variées, dont le naturalisme mystique. Le bon usage de la science étant une intention parmi d’autres, les mésusages sont plus nombreux. Faisons de la vraie science, sans interprétation oiseuse. Une fois ce difficile préalable obtenu, nous pouvons faire coïncider l’information ontologique avec nos désirs téléologiques. Il n’est pas question en effet d’y renoncer, mais se demander : Qu’est-ce que nous pouvons obtenir ?

Qu’est-il possible d’obtenir?

Cette posture se tient au carrefour des deux tendances de l’écologie : elle refuse les diktats purement technocratiques comme les purement naturels. Elle reconnaît la primauté de constitution aux micromécanismes, mais la primauté de l’intention va à l’espèce installée au sommet de la complexité. Par chance c’est la nôtre ! Peut-être bientôt faudra-t-il laisser cette place aux IA…

Modulons nos intentions non pas pour protéger une Nature déifiée, installée dans un tabernacle sacré, mais en fonction de ce que nous pouvons réaliser en la manipulant. Ne pas épuiser la vache à lait, mais s’il est possible de créer une race qui produit davantage, pourquoi s’en priver ? Le terme ‘développement durable’ est si flou qu’il mérite l’abandon. Il suppose que nous soyons capables de prédire l’avenir et ses évolutions technologiques. Illusoire, n’est-ce pas ? Mieux vaudrait parler de ‘développement sans menace mortelle’.

Développer ou réduire?

L’écologie, écartelée entre ses tendances contradictoires, ne nous conseille pas d’une seule voix. L’humanité en subit un affaiblissement de pouvoir. Tout cela parce que les forces ontologiques et téléologiques ne sont pas clairement séparées et coordonnées. La branche ontologique de l’écologie, radicalisée dans les adorateurs de Gaïa, veut redonner le pouvoir à la Nature. Mais celle-ci n’a jamais eu l’intention d’héberger 8 milliards de consommateurs humains. Gaïa meurt de leurs artifices et guérirait peut-être si cette populace se réduisait de moitié.

Pour la branche téléologique de l’écologie, qui inclue une force morale, il n’est pas question de supprimer une seule vie ! Il faut au contraire sauver toutes celles que l’on peut. Notre éthique solidaire impose même d’améliorer le sort des mal lotis, leur apporter un peu du confort réservé aux nantis, donc les faire consommer davantage. Une aberration pour le partisan du Naturel, qui prône la décroissance —en général installé dans une maison bien équipée. L’incompréhension est totale, la coordination inexistante. La foule, qui regroupe tous ces gens, va stupidement dans un sens et dans l’autre. Rien ne s’organise.

Une tête est-elle un gain ou une perte de pouvoir pour les autres organes?

Comment la foule se rend-elle moins stupide ? En intégrant les désirs individuels dans un niveau d’organisation supérieur. La société intègre nos besoins en vastes systèmes économiques et politiques, chargés d’en satisfaire le plus grand nombre. Comme la science, ces systèmes sont au service de nos intentions. Économie et politique ne sont pas critiquables en elles-mêmes, seulement sur le service rendu. Remplissent-elles correctement leurs fonctions utilitaires, sans nous exposer à des ‘menaces mortelles’ ?

Nous sommes prompts à critiquer ces systèmes, mais le plus souvent leurs travers sont d’essence humaine. Pas de système infaillible avec des humains faillibles. Ou réticents à s’unir. Il existe un décalage rédhibitoire entre une économie mondialisée et une politique de cultures compartimentées. Les humains réclament un niveau de vie uniforme sans toucher à leurs coutumes et religions incompatibles. Or les interactions économique et politique ne sont pas étanches. Aucun système global ne fonctionne efficacement dans ces conditions. La foule est stupide parce qu’elle n’a pas une seule tête mais plusieurs, occupées à se lancer défis et insultes.

Désordre téléologique contre ordre ontologique

C’est la grande faiblesse de notre effort téléologique : il est piteusement organisé. N’a rien de collectif. Riches et pauvres se haïssent. Rien de répréhensible en soi au fait que certains profitent davantage du système. Une part des inégalités est naturelle et nous avons dit qu’il fallait s’y coordonner. Mais que les profiteurs tiennent aussi les manettes du sytème et le figent est un problème : il n’est plus représentatif de l’intérêt collectif.

Dans l’autre sens, l’effort ontologique, naturaliste, apparaît par contraste fort homogène. Les micromécanismes sont les mêmes pour tous. Le modèle à suivre est consensuel. Raison pour laquelle cette écologie a le vent en poupe et nous commande d’effacer nos désirs. Une majorité de scientifiques est aujourd’hui naturaliste. Ceux encore au service de la technocratie semblent inféodés aux riches, préoccupés de sauver leur mode de vie privilégié, insupportable pour la planète. Cette scission entre scientifiques recevant les mêmes informations peut sembler étonnamment ombrageuse, sauf avec cet éclairage : c’est un conflit de directions, ontologique vs téléologique.

De la technocratie à l’anarchie puis la tyrannie

Les technocrates perdent en popularité mais c’est une erreur de s’en réjouir. L’écologie n’est pas une science sociétale. Les pauvres perdront davantage que les riches. Tous les espoirs humains s’affaiblissent, puisque remplacés par ceux de la Nature, qui n’en a cure. Nous avons besoin de coordination, et non de conflit, entre les deux directions.

L’écueil principal, à ce point de l’enquête, est devenu évident : l’une des directions, l’ontologique, est parfaitement homogène ; l’autre, la téléologique, est hétérogène voire chaotique. Les données tiennent un discours unique, les humains huit milliards de discours différents. Faut-il croire en leur sagesse collective, s’ils participaient tous à la gestion écologique ? Nous avons vu que cette foule est stupide, parce qu’elle n’a pas de tête. Les têtes de l’Orient sont détestées par l’Occident, lui-même occupé à couper de plus en plus vite ses propres têtes. Des foules d’hyper-individualistes installent leurs anarchies.

Dans le cycle des régimes dont parlait déjà Platon, l’anarchie laisse rapidement la place à une tyrannie. La prochaine sera probablement naturaliste. À quel point cet âge sera-t-il sombre ? Tous nos descendants quels qu’ils soient auront rabaissé leurs prétentions. Seront redevenus des extensions physiologiques de la Nature ou ne seront plus.

L’Humanisme fou en face du Naturalisme froid

Il existe une autre voie, bien entendu. Réorganiser la foule. La doter d’une tête légitime. Capable de coordonner l’intention téléologique avec l’impératif ontologique. Fusionner les désirs de huit milliards d’humains en un seul pour qu’il soit présenté et accepté par la Nature. En faire un désir collectif bien plus ambitieux et généreux que les huit milliards de petits qui tendent à se soustraire les uns des autres.

Recréer une tête et une conscience collective c’est renouer avec la délégation, reconstruire une hiérarchie d’expertises et de systèmes pour les coordonner, où s’intégreront des intelligences non humaines. Pourquoi reconstruire quand cette hiérarchie existe déjà ? Parce qu’elle s’effondre, par défaut de représentativité. Mais c’est ce défaut qu’il faut éliminer, et non la hiérarchie elle-même. Au contraire, la gestion de huit milliards d’humains aurait du l’étager bien davantage, tout en augmentant sa fluidité. Malheureusement la pensée collective, qui concrétise nos organisations, mute bien moins vite que les pensées individuelles.

L’urgence n’est pas climatique mais sociétale. C’est la recréation d’une pensée collective, celle qui protège notre diversité tout en s’imposant à elle, afin de faire dialoguer efficacement nos prétentions avec la Nature. L’Humanisme fou en face du Naturalisme froid.

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