Qu’est-ce qu’un “clic” ?

C’est la question posée par le physicien Vlatko Vedral sur son excellent blog ‘Musings on Quantum Mechanics’. Lors de la prépublication d’un article, son évaluateur et lui échangent sur l’objet premier de la physique quantique. Est-ce le champ quantique élémentaire, comme le soutient Vlatko, ou le clic du détecteur enregistrant une particule, comme l’affirme l’évaluateur ?

Un choix cornélien vedralien

Le champ est un objet théorique, accessible seulement par les mathématiques, tandis que le clic est directement perceptible par les sens, objet indéniablement concret. Sur lequel se reposer fondamentalement ? Vlatko défend sa position en faisant du clic un phénomène émergent, donc secondaire à l’interaction quantique. Mais le clic n’a-t-il aucun effet en retour à l’échelon des champs ? A priori si, puisqu’il modifie les enregistrements ultérieurs.

Les choses ne sont donc pas si simples. Je vais défendre l’idée que c’est une erreur de vouloir choisir entre clic et champ, les deux étant indissociables pour décrire les fondations actuelles de la réalité, dont rien n’affirme qu’elles soient en fait fondamentales.

Le clic est un survol

Comparons notre problème du clic rapporté aux champs avec celui du vol rapporté aux organes permettant le vol. Il serait inepte de commencer la compréhension du problème avec le regard téléologique, c’est-à-dire en démarrant du vol. Les organes des dinosaures-oiseaux n’ont pas évolué pour “permettre le vol”. Cette direction de la pensée fait du vol un évènement prédestiné, inévitable, puis cherche ce qui l’a provoqué. Non, les dinosaures n’étaient pas “conçus pour” voler. Les organes en jeu se sont développés sur de longues périodes et pour d’autres raisons. Les plumes assurent une bonne étanchéité contre l’humidité. Les ailes se sont agrandies parce qu’elles font partie de l’apparat sexuel. Aucun objectif de prise d’altitude.

La Nature n’est pas un chercheur avec ses idées, s’efforçant de les mettre en pratique. Elle explore ses possibilités d’organisation spontanée. L’augmentation de la surface des ailes, visant une parade amoureuse plus avantageuse, a eu comme ‘effet secondaire’ de permettre le décollage, avec les gains de vitesse et de sécurité qui l’accompagnent. Plébiscite immédiat de la sélection naturelle.

La téléologie suit l’ontologie

Quel intérêt pour notre clic ? Le concept ‘vol’ n’existe pas encore pendant la mise en place des conditions nécessaires. Une fois apparu, cependant, il devient incontournable. Impossible d’expliquer les progrès ultérieurs des volants par les conditions précédentes prises individuellement. C’est la nouvelle capacité globale, le vol, qui devient explicative. Un seuil qualitatif est franchi. Les propriétés ascendantes sont remplacées par la propriété synthétique, qui est bien téléologique : elle n’est pas visible des conditions initiales.

La causalité a changé de direction. Cette fois, c’est ce qui améliore le vol qui fait évoluer les déterminants précédents. La taille et la forme des ailes se transforment désormais parce qu’elles améliorent les aptitudes aériennes et non plus sexuelles.

Extinction virtuelle du meurtre

Avant de passer au clic, voyons un autre exemple, entièrement virtuel cette fois. Comment un concept s’impose-t-il dans une population et parvient-il à remodeler les sous-concepts qui l’ont fait naître ? Prenons l’exemple d’un concept-phare : ‘Tu ne tueras point (tes congénères)’, que j’abrège en TNTP. Comme pour le vol, TNTP n’est pas prédestiné, sauf pour les théistes. Mais les théistes pensant que tout est prédestiné, y compris les interactions quantiques, nous délaisserons ici leur point de vue.

TNTP se forme à partir de différentes pulsions programmées, chargées de favoriser la survie et la reproduction de l’individu, mais aussi coopératives, sociales. Le dogme se forme : tu peux tuer ce qui te nourrit mais pas ce qui te ressemble. Une fois TNTP fermement installé dans les esprits des adultes, il module ses sous-concepts. Les interactions sociales ne pouvant plus être réglées avec la brutalité d’un meurtre, toutes sont reprogrammées par TNTP, qui n’existait pas au départ. Il faut négocier, échanger, accepter certaines frustrations. À nouveau la causalité s’est inversée. Dans cet univers mental virtuel, le tout causé par ses parties devient à son tour causal sur les parties.

Attention au réductionnisme…

Ces deux exemples montrent que dans le domaine matériel autant que virtuel —fait d’information pure— une séquence causale ontologique se voit doublée ultérieurement d’une séquence téléologique. La manière dont elles s’entrelacent reste un mystère sujet à d’interminables polémiques. Les micromécanismes sont-ils vraiment modifiés ou seulement sélectionnés ? Dissimulent-ils des lois cachées ? Une chose est sûre : il est impossible de réduire une direction causale à l’autre, même si l’une apparaît antérieure.

Transposons tout ceci à notre clic, résultat d’une interaction particulaire. Pourquoi partirait-on du principe que les choses se passeraient différemment dans le microscopique, qu’il n’existerait qu’une direction causale unique ? Une chose est sûre : dénigrer la possibilité même de deux directions est tomber dans le réductionnisme, travers qui se démarque nettement de la réduction en tant que méthode scientifique. Le réductionnisme est un véritable biais psychologique. Consacrons-lui un instant.

…qui est un athéisme militant

Le réductionnisme exclue toute autre origine que la réduction, au motif qu’elle n’est pas démontrée. Il n’est pas seulement agnostique à ce sujet mais affirmatif : ce qui n’est pas démontré n’existe pas. C’est la même démarcation qu’entre l’athée et l’agnostique : le premier dénigre l’existence de Dieu, le second dit que la question est invalide. En quoi l’athéisme à propos d’un être suprême ou de la causalité est-il un biais psychologique ? Il faut bien comprendre que les théories les plus précises que nous concevons à propos du réel restent des représentations mentales et non le réel en soi. Nous sommes, individuellement, l’univers mental de ces représentations. C’est un univers limité, bordé par l’inconnu. Exclure une possibilité n’est pas l’exclure du réel en soi mais de cet univers personnel.

L’athéisme révèle une confusion entre les deux, un manque de lucidité sur les limites de l’esprit. L’athée est souvent plus proche du théiste que de l’agnostique quand il déifie ses théories, croit qu’il existe un monde des idéaux où s’ébattent les grands principes mathématiques. Il n’en existe pas davantage de preuves que pour Dieu.

Un autre départ causal…

Une fois le réductionnisme tenu à distance et notre agnosticisme retrouvé à propos de la causalité, il devient possible de voir la double direction causale qui apparaît avec le clic. En effet les propriétés probabilistes de la particule se sont fusionnées dans le clic. Les “conditions initiales”, pour la particule, sont ses multiples états superposés. Le résultat est la mesure, résultat unique qui s’impose à présent aux états sous-jacents et à leur caractérisation ultérieure. Ici encore, le tout s’impose à ses parties.

Le clic est aussi causal que les interactions quantiques, dans un enchaînement indissociable. Mais le problème est que cette double direction n’est pas évidente dans les mathématiques. Les équations sont réversibles à l’échelon quantique mais pas le clic. Une fois la décohérence des états superposés survenue, la mesure ne permet pas de revenir aux conditions initiales. Nous voyons une seule direction causale dans les mathématiques, l’autre est invisible. C’est d’ailleurs la croyance en un univers purement mathématique qui fonde le réductionnisme : si la causalité inverse n’apparaît pas dans les maths, c’est qu’elle n’existe pas.

…caché dans les mathématiques

Restons à l’écart de cette facilité. Il faut donc se poser des questions à propos des mathématiques elles-mêmes. Dans leur état actuel elles ne sont qu’un langage de la réalité. Ou plutôt un ensemble de langages, car il n’existe pas de métamathématique pour les relier. Elles n’expriment pas le qualitatif. On ne connaît pas l’origine de leur structure particulière, pas plus que celle de la réalité. Les mots, sigles, et axiomes du langage, font l’objet de choix humains, épistémiques. J’ai décrit les biais cognitifs que dissimulent ces sigles. On est loin d’un pur langage ontologique parlé par l’essence du réel.

Comprendre le clic est refuser de se réduire à un langage incomplet. Quelles que soient les performances des maths à expliquer certaines facettes des choses, elles n’expliquent pas tout. N’oublions pas également que nous utilisons les maths à l’intérieur de dimensions arbitraires. Nous leur imposons un cadre humain, auquel nous sommes aveugles parce que notre esprit n’en connaît pas d’autre. 

Penser non pas la complexité mais dans la complexité

Mais notre aveuglement le plus grave, je crois, est de penser que la complexité serait une dimension produite par les mathématiques, et non s’imposant à elles. Nous découvrons l’émergence des dimensions spatiales, et certains aspects du temps, dans les nombres, mais pas celle de la dimension complexe. Les équations épousent la complexité, à travers différentes significations du signe ‘=‘, mais elles ne la créent pas.

Le clic et l’excitation de champ sont deux aspects de la même entité, séparés dans la dimension complexe, irréductibles l’un à l’autre. Le clic est plus voisin du champ, cependant, que la conscience à l’écoute du clic. Entité plus “compacte” dans la dimension complexe que le mental, dont les aspects s’étendent des champs à l’organisation neurale. N’oublions aucun d’eux, car si l’on réduit le clic à un champ, à un aspect seulement, surtout quand il est aussi impressionnant que la mathématique, nous faisons courir à l’esprit le risque de s’oublier lui-même.

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