Le monde ne marche que par le malentendu

Le malentendu est universel

Dans Mon cœur mis à nu, Charles Baudelaire écrit : « Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder ». Au premier abord on pourrait penser que Charles a tout compris à l’envers. Ceux qui se comprennent parfaitement ne sont-ils pas ceux qui s’accordent le mieux ? N’est-ce pas la base du wokisme galopant qui a contaminé la société entière comme la plus terrifiante des épidémies ?

Il faut lire attentivement. Il n’est pas besoin de « s’accorder » entre semblables, puisque la pensée est similaire. Trouver un accord suppose des avis différents. Charles, comme tous les poètes, est un chantre de la diversité. Il voit le monde peuplé de pures originalités. Entre elles ne peuvent exister que des conflits, chacune cherchant à préserver son identité. Le malentendu est universel, découlant fatalement des différences.

Colonisation mentale

Le pire, dans ces conditions, est de penser que nous comprenons les autres, alors que la compréhension parfaite est hors de portée. Ce que nous appelons “comprendre l’autre” est se l’approprier. Nous installons dans notre esprit la version de lui qui nous satisfait. C’est réglé. « Je t’ai compris » fait moins allusion à la reconnaissance qu’au deuxième sens de comprendre, qui est “inclure”.

C’est ceci le malheur de se comprendre : le refus de reconnaître l’indépendance fondamentale de l’autre, la colonisation de son monde par le nôtre. Car en bons matérialistes nous pensons qu’il n’existe qu’une seule réalité, celle gérée par des micromécanismes universels. Mais cette réalité n’est pas le monde que nous percevons. Notre esprit l’a transformé au fil d’une destinée originale, pour en faire une efflorescence unique parmi l’infinité de représentations possibles.

La magie est dans le réel

Vivre en société ne consiste pas à « se comprendre » mais à amplifier les incompréhensions, la non-inclusion des autres. C’est avec une conscience aiguë des différences qu’il devient possible et nécessaire de s’accorder. Trouver un accord est un processus étrange qui fait émerger une solution au conflit entre ces mondes individuels étrangers, sans les faire disparaître. Comment un pareil tour de magie est-il possible ?

La magie est celle de la complexité. Toutes les informations traitées par notre esprit appartiennent à des couches de complexité indépendantes. Par exemple Baudelaire vient de porter notre attention sur les significations de ‘comprendre’ et ‘accorder’. Vous et moi sommes en train de retisser une couche de langage, sans pour l’instant parler des circonstances où la signification des mots prend toute son importance. Niveaux de complexité séparés, et pourtant intriqués.

Être conscient, un travail de Sisyphe

Notre esprit gère les conflits dans le monde, y compris dans le sien propre, avec la dimension complexe. Il place les informations dans des niveaux à la fois indépendants et indissociables. C’est ainsi que nous gérons les inévitables névroses récoltées par les incessants conflits de la vie : en créant des comportements émergeant par dessus, des solutions complexes qui n’ont pas fait disparaître ces névroses. C’est également ainsi que nous gérons les conflits en société : en construisant des cercles sociaux. Les plus complexes sont les plus universels, imposent leurs règles à travers notre conscience sociale, sans faire disparaître nos désirs individuels.

L’accord est un perpétuel travail conscient. La conscience est un Sisyphe condamné à pousser son rocher en haut de la pente pour le voir rouler en bas à nouveau. Avec une différence, cependant : le rocher perd un peu de sa matière à chaque fois. Il étale alors une fine couche de sédiments à chaque aller-retour. Il s’élève, avec Sisyphe au dessus. La conscience est ainsi : condamnée au poids des conflits, mais s’élevant sur les couches géopsychiques de leur patiente résolution.

Âges et Étages

Voilà pourquoi notre compréhension du monde varie terriblement, d’un âge à l’autre et d’un individu à l’autre. Nous n’accédons jamais à la compréhension parfaite mais nous tendons vers elle, à mesure que notre esprit grimpe l’échelle de complexité, que la conscience pousse le rocher de ses conflits. Dans les controverses entre jeunes et vieux, il s’agit d’un écart de complexité entre visions du monde plutôt que de visions concurrentes.

Mais qui doit faire l’effort de partager la vision de l’autre ? Le jeune ? Impossible, son esprit est loin d’avoir suffisamment sédimenté. Pas le choix, c’est le vieux qui doit redescendre dans ses profondeurs géopsychiques, s’il en est capable. L’accord demande au préalable de reconnaître les divergences… au sein d’un même niveau de complexité pour les deux mondes. Pas facile pour le vieux, dont les instincts se sont fatigués entretemps. Il a oublié ce qu’il était. Quant au jeune, il ne peut envisager un accord que si le vieux lui a fait miroiter ce qui l’attend, là où mènent les conflits et les solutions que l’aïeul a pu découvrir. Tout cela empaqueté dans une… éducation.

Descendre de la complexité âgée

Dire que l’éducation est le fondement de la vie sociale est un poncif, ce qui conduit à l’oublier. Le bel ordonnancement de l’esprit complexe du vieux peut vaciller brutalement quand il est trop éloigné de celui des autres, et en particulier des jeunes. Isolé dans sa superbe, le vieux risque d’oublier de regarder derrière lui et se faire écraser par le rocher qu’il a eu tant de mal à monter.

Ce n’est pas parce que les vieux ont terminé leur mission de parents que l’éducation des jeunes n’est plus leur affaire. Au contraire, ils ont du temps disponible, dont les jeunes parents dévorés par les heures de travail ne disposent plus. Descendre de la complexité trop stable du monde âgé. Descendre dans la rue agitée. Pour se rapprocher. Pour s’accorder. Nos anciens auront-ils ce courage ?

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