Relecteurs en sensibilité ou nouvelle race d’inquisiteurs?

Abstract: Les auteurs écrivent sur des personnes, et non pour les personnes en question. Nuance essentielle et pourtant incomprise des éditeurs assistés de ‘relecteurs en sensibilité’. Une méprise provoquée par une conception erronée du collectif ?

Bram Stoker expurgé par Dracula

Dracula, engagé comme lecteur sensible de Bram Stoker, a réécrit son classique sur les vampires. Comment cet auteur des âges barbares a-t-il eu l’audace de vilipender le mode d’alimentation ancestral de sa caste ? N’aurait-on plus le droit de se nourrir selon notre inclinaison naturelle ? Désormais le fameux succès de librairie est une romance émaillée d’échanges de sang par les aiguilles naturelles que sont les canines creuses des vampires, dont tout aspect horrifique a été expurgé. 

Les Sensitivity Readers anglo-saxons sont des relecteurs sélectionnés par les éditeurs pour leur étroite implication dans le sujet traité par un livre avant publication. Retour d’une censure plus étouffante que jamais ? La polémique sur les Sensitivity Readers montre un fossé générationnel entre jeunes et mûrs. Dans un “trottoir” de France-Inter, tous les jeunes interviewés sont favorables à la relecture sensible, les plus anciens ironisent ou crachent.

Maman, il m’a fait une grimace

Est-ce une politique collectiviste ou individualiste ? Ne fâcher personne, est-ce l’intérêt général ou l’intérêt des personnes fâchées ? Les jeunes tendront à répondre que c’est une politesse générale de ménager tout le monde, les anciens qu’il n’y a pas à se soucier de quelques tapettes… On voit ainsi surgir deux conceptions contradictoires du collectif, l’une où la société ne peut ignorer le moindre désagrément individuel, l’autre où la société doit protéger la liberté d’expression. Quelle est la bonne ?

Malheureusement la première conception est fausse. Si les règles protègent aveuglément l’individu de tout désagrément, la société radicalise les conflits. En effet elle n’en résout aucun ; elle empêche seulement qu’ils surviennent… et aient aussi une chance d’aboutir. Ne fâcher personne, c’est enfermer tout le monde dans une tour d’ivoire individuelle et détruire la transformation par la dispute. Société de solipsistes enfermés dans leurs mondes intérieurs, surprotégés, incapables de faire face au moindre bouleversement extérieur.

Sensibilité éducative pour le roi

Est-il surprenant que les jeunes, premières générations d’enfants surprotégés, aient une telle conception du collectif ? Il faut souhaiter que les grands conflits planétaires, encore à la porte de l’Occident, ne viennent pas dévaster leurs jardins d’enfants. La seconde conception est la bonne. La société n’a pas pour rôle de faire plaisir à tout le monde, de résoudre les petits conflits à la place des intéressés, d’être une maman-bobo. C’est une éducatrice. Elle ne vous enlève pas le doigt du nez, mais vous apprend le manque d’élégance qui s’y attache en public.

L’éducation à vivre en société n’est ni de taire son identité ni la sacraliser, mais la porter vers les autres et recevoir la leur en retour. Descendre ainsi de son piédestal d’enfant-roi. Oui pour écrire des livres qui soutiennent un wokisme. Non pour réécrire des livres qui s’en moquent. Cette nuance est essentielle et pourtant incomprise des éditeurs qui engagent des Sensitivity Readers.

Une couverture de livre n’est pas une porte de prison

Les auteurs écrivent sur des personnes, pas pour les personnes en question. C’est un récit, pas une injonction. Un livre est une couche de nuages qui survole un monde, au sein duquel l’esprit de l’auteur se tient tel sa divinité invisible. La divinité a toujours une distance avec ses créatures, même en s’identifiant à elles. Elle est au-dessus, intégrée au tout, adossée au cosmos. En bas les marionnettes sont douées de sensibilité, cependant l’auteur écrit pour l’exhiber, l’exacerber, certainement pas la ménager.

Dès qu’un auteur transforme son opinion en récit, il en perd la propriété. Elle devient un partage, un mème dans lequel tous peuvent se retrouver. Le récit rejoint le grand océan des aventures humaines, où tous les courants s’expriment. Les Sensitivity Readers, eux, construisent des digues et des prisons. Avec l’insensibilité du caviardeur. Et bien loin de l’authentique sensibilité collective d’un éditeur.

Souhaitons que les vieux livres expurgés aient l’insuccès qu’ils méritent, et que les débordements des nouveaux les propulsent toujours au sommet des ventes, à côté de nouvelles collections Harlequin calibrées pour les sensibilités du moment… Aïe, si je recevais le conseil d’effacer cette dernière phrase, serait-ce pour « m’ouvrir à de nouveaux vécus », comme le susurre Pauline Le Gall dans Les Inrocks, ou bien une authentique police de la pensée ?

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D’où ça sort ? “Les sensitivity readers”, France Inter 28/06/2023
Pourquoi la France déteste les “sensitivity readers”, Les Inrocks 2020

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