Un lieu est-il un cadre ou un agent mental ?

Cet article intéressera les philosophes de l’esprit. Il développe le principe de scène intérieure mentale et l’explique neurologiquement. Il relie les notions d’agent réactif et cognitif, autrement dit nos automatismes de perception et nos générateurs de décision.

Un lieu est-il un cadre ou un agent ?

La question vous semble peut-être absconse ou saugrenue ? Quelle importance a le lieu où nous nous trouvons ? Habituellement il est considéré comme un cadre dans lequel évolue l’esprit qui décide. L’agent, ce qui agit, est cet esprit décideur. Le lieu exerce une influence mais ne modifie pas la personnalité du décideur, pensons-nous. Rôle passif et non actif.

Je parle du lieu physique et non des croyances que nous lui associons. Bien sûr si un lieu a une importance culturelle ou personnelle particulière, nous n’hésitons pas à lui attribuer un pouvoir. Le lieu peut même devenir le personnage principal d’une histoire, comme la plage dans l’Étranger de Camus. Mais justement c’est en tant que personne historique que le lieu a un tel pouvoir. Ici notre question se restreint au lieu en tant qu’élément matériel, en tant que source de données pour les sens. Pensez ‘lieu’ comme quelque chose qui vous est invisible tellement il est banal.

Les choses se sont compliquées avec les nouveaux modèles du fonctionnement mental. La scène entière se déroule à l’intérieur de l’esprit, cadre inclus. Le lieu intervient en tant que représentation mentale, un schéma neural comme les autres. D’un point de vue électrochimique, l’activation de ce réseau n’a ni plus ni moins de poids que les représentations du Moi, jugées pourtant plus essentielles au comportement personnel. Autre découverte : il n’existe pas de centre de la décision. Aucun PDG de la conscience ne vient regarder la scène et prendre les mesures qui s’imposent. C’est la scène elle-même qui décide. Le décor est agissant ! Dès lors pourquoi refuser au lieu le titre d’agent ?

De l’automatisme à l’auto-organisation

Nous le lui accorderons. Cependant tous les agents n’ont pas le même pouvoir décisionnel. Parce que, d’une part, certains éléments de la scène sont vraiment étiquetées comme statiques. Le mental ne mobilise pas pour un lieu les vastes ressources nécessaires à imager un autre être humain. Le lieu est permanent, l’humain plus compliqué à mettre à jour. La scène a ses joueurs et son mobilier.

D’autre part les représentations suivent une hiérarchie. Les perceptions sensorielles brutes sont les agents les plus serviles, respectueux des règles. On n’en attend aucun écart. Tandis que l’agitation consciente est une aristocratie des pensées qui n’en fait qu’à sa tête. Le lieu ne permet pas de prédire ses choix. Elle peut même décider de faire le contraire de l’attendu en un tel endroit. Les petites rébellions procurent de jolies sensations de récompense.

Cette hiérarchie entre représentations basiques et supérieures est la même qu’entre agents réactifs et cognitifs, qu’entre automatisation et auto-organisation, ou encore cybernétique de 1er niveau (Wiener) et second niveau (Ashby, Maturana, Varela). Un agent réactif agit automatiquement en fonction des paramètres qu’il reçoit. Simple miroir de ces paramètres. Un agent cognitif possède une vraie représentation de son environnement et choisit entre plusieurs options.

Béhaviorisme vs cognitivisme

Mais la différence semble litigieuse : l’agent cognitif ne choisit pas au hasard. Il utilise donc des paramètres cachés. Comment les recueille-t-il ? S’ils sont révélés, cela n’en fait-il pas un automatisme déterminé comme l’agent réactif ? Ce litige a fondé le béhaviorisme, qui voit l’esprit humain comme un automatisme sophistiqué, n’ayant l’apparence d’un libre-arbitre que parce que le nombre de paramètres cachés est immense.

Le cognitivisme parvient à s’opposer au béhaviorisme en renversant le sens de l’automatisme : ce ne sont plus les paramètres qui forment la représentation et déclenchent la réaction, mais la représentation qui se cherche dans les paramètres et réagit si elle se reconnaît. Le résultat est le même, pensez-vous ? Non, il y a une différence fondamentale : c’est désormais dans l’identité de la représentation, et dans la manière dont elle s’est formée, que se fonde le résultat. La propriété du résultat passe des paramètres à la représentation. Voyons en quoi tout est bouleversé :

L’identité a une dimension temporelle

La représentation a une histoire, contrairement aux valeurs instantanées des paramètres. Elle intègre le passé, la séquence des valeurs antérieures. Elle n’en est pas la mémoire mais la synthèse, une configuration identitaire. Ferment de personnalité. C’est aussi une information indépendante de toutes celles qui l’ont constituée. Certaines valeurs l’ont modifiée, d’autres non. La représentation réalise une approximation de toutes les valeurs enregistrées. La représentation a aussi un futur. Elle n’est pas figée. Son étendue temporelle est bien différente du présent perpétuel des données instantanées.

Pourquoi l’agent réactif apparaît-il si différent de l’agent cognitif ? Un automatisme semble en effet aussi dépourvu d’intention qu’un rocher. La dynamique est du côté des paramètres. C’est pourquoi nous les rendons propriétaires du résultat. Erreur !! L’automatisme est simplement bloqué dans son évolution parce que son programmeur l’a voulu ainsi. Son identité existe bien, comme pour tout agent, mais elle se réduit à une photographie de l’intention du programmeur. Isolé, l’automatisme paraît involontaire, mais placez son créateur à ses côtés : il acquiert soudainement de la personnalité. Il est bien un fragment de la volonté de son auteur. Loin du mécanisme passif qui est son étiquette habituelle.

Liberté pour l’automate

Renverser le sens causal de l’automatisme efface la différence entre agent réactif et cognitif. L’agent réactif est une intention fixée, un niveau cognitif isolé, sans moyen d’en former d’autres. Si nous lui permettions de dialoguer avec d’autres agents, l’intelligence du tout bondirait aussitôt.

C’est ce que font ensemble les groupes neuraux. Mais ils ne le font pas sur un pied d’égalité. Selon leur position dans le réseau, leur statut hiérarchique diffère. Débarrassons-nous de la conception horizontale, celle de neurones tous alignés par une physiologie et une fonction identique. Leur symbolisme, élément capital de leur fonction, se hiérarchise d’un groupe neural à l’autre. C’est par cette dimension verticale seulement que nous pouvons comprendre l’approfondissement du sens que permet le cerveau.

Faire le grand écart

À présent il est plus facile de voir le grand écart entre nos représentations basiques et supérieures, autrement dit entre le lieu physique et la scène pourvue de ses personnages. Les groupes neuraux qui les symbolisent sont physiquement très similaires, la principale différence étant leur emplacement dans le graphe gigantesque formé par nos cent milliards de neurones et leurs dix mille milliards de synapses. Les représentations basiques sont à la périphérie du graphe, au premier rang pour traiter les données sensorielles. Données binaires, sans profondeur complexe. C’est plus haut dans la hiérarchie, intégrées ensemble et analysées sous différents angles, qu’elles s’enrichissent en signification.

L’agent constitué par ce groupe de 1er rang est réactif. Il fournit toujours la même sortie pour le même ensemble de données sensorielles. Mais rappelez-vous ! Nous avons inversé le sens de l’automatisme : c’est bien ce groupe qui est propriétaire de sa sortie. Si elle est immuable c’est qu’il n’a pas de raison d’en changer. Depuis la naissance les mêmes stimuli sensoriels entraînent le même résultat. Pas de programmeur, mais s’il fallait en désigner un, ce serait l’évolution naturelle, qui aurait éliminé ce codage génétique si le résultat avait nui à la survie de l’organisme.

L’étendue temporelle

L’histoire du 1er rang n’a pas varié depuis la naissance. Son étendue temporelle est brève. Il en est tout autrement des groupes intégrateurs plus haut situés dans la hiérarchie. Ceux-là ont souvent modifié leur configuration, à mesure que les paramètres s’ajoutaient à la synthèse et qu’une multitude de rapports de nature différente provenaient des étages inférieurs. Au sommet, la dynamique est telle que les pensées se suivent rarement dans le même ordre. L’identité est changeante. L’aristocratie neurale batifole d’un sujet à l’autre, fait des choix différents de la veille au lendemain. Elle s’émancipe de la rigueur relative du cadre construit par les étages inférieurs.

Le béhaviorisme est fortement présent dans la reconnaissance du lieu. Il laisse place au cognitivisme voire à l’illusionnisme quand la conscience a installé ses acteurs. Tout cela au sein du même esprit.

Le lieu est bien un agent. Celui qui fabrique le cadre. Dans lequel se reconnaissent les agents supérieurs. Mais entre les deux se trouve suffisamment de complexité pour que s’y installe… la raison ou la folie.

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