Où sont les E.T. ?
Le paradoxe de Fermi est la contradiction entre deux affirmations :
a) Le nombre d’étoiles et de systèmes planétaires stables est tellement grand que la vie doit être répandue dans la galaxie, dont des espèces intelligentes aux artefacts dépistables.
b) Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une visite de la Terre par des aliens, et aucun signe de leur présence en analysant le cosmos.
Dénoncer le paradoxe en contestant l’affirmation (b) nous emmène vers une floraison d’arguments suspects et conspirationnistes. Restons en terrain plus sûr en discutant l’affirmation (a), comme le fait Jean-Paul Delahaye dans Pour la Science.
Les solutions populaires au paradoxe
L’affirmation (a) semble plus scientifique. Elle repose même sur une équation, celle de Drake, un astronome pionnier du programme SETI, qui conclue à l’existence potentielle de milliers de civilisations galactiques. Vous trouverez cette équation en fin d’article. Un raisonnement plus simple suffit à nous interpeller : la Voie Lactée s’est formée il y a 13 milliards d’années. La Terre nous a donné naissance après seulement 4,5 milliards d’années. Cela laisse beaucoup de champ à une vie apparue plus précocement pour avoir colonisé la galaxie, ou au minimum montré sa présence.
Les solutions au paradoxe se regroupent en 3 catégories :
1) La vie est très rare et nous sommes réellement seuls.
2) La vie est répandue mais ne persiste jamais assez longtemps pour produire une civilisation avancée durable et apte à parcourir le cosmos.
3) Les civilisations existent bien mais ne sont pas intéressées par l’exploration, trop coûteuse, ou se cachent, par peur de rencontrer plus agressive qu’elles, ou encore les vagues d’exploration concernent les régions denses de la galaxie et nous en sommes à l’écart.
Anthropocentrisme vs auto-organisation
Avec la méthode universelle que vous avez appris à pratiquer sur ce blog, les solutions se séparent en 2 catégories seulement :
1) Les téléologiques, qui supposent de se mettre à la place des aliens et deviner leurs projets. Je mets ici également les croyances religieuses, avec un Dieu qui nous aurait voulu comme espèce unique, ainsi que l’hypothèse de la simulation, où nous serions la création numérique d’une espèce très avancée.
2) Les ontologiques, qui examinent la manière dont l’univers s’est formé, jusqu’à notre espèce, et les probabilités que le phénomène se reproduise.
Les hypothèses téléologiques ont l’avantage de faire de bien meilleurs romans, en peuplant la galaxie d’êtres qui nous ressemblent, en plus énigmatique. La peur de faire une mauvaise rencontre fonde ‘La forêt sombre’, roman SF de Liu Cixin. Dans la même veine se situent les hypothèses de sondes et nanorobots se répandant dans la galaxie et faisant disparaître, volontairement ou non, toute vie étrangère à celle de leurs créateurs.
L’avantage de la bonne histoire s’efface devant un inconvénient notable : ces hypothèses placent un couvercle sur notre destin. Descendant du belvédère d’un être supérieur et des réflexions qu’on lui prête, elles scellent notre avenir. Si des aliens n’ont pas réussi à coloniser la galaxie depuis des milliards d’années, nous ne ferons pas mieux. S’ils se cachent, nous avons intérêt à le faire aussi. Si Dieu a voulu une espèce unique ou si nous sommes simulés, comment aller contre la volonté du Grand Programmateur ?
Illusions de grandeur
Les solutions téléologiques démarrent d’une illusion : elles supposent que nous pouvons nous évader de notre esprit pour analyser la destinée de l’espèce. Un biais entretient l’illusion : nos imaginations diffèrent et chez certains congénères elles sont époustouflantes, donnant aux autres l’impression de productions véritablement extra-terrestres. Elles ne le sont jamais. C’est l’efflorescence diversifiée d’un univers conceptuel aux racines communes, né dans le contexte local terrestre. Imaginer d’autres manières de représenter le cosmos implique d’aller en sens contraire : remonter à ces racines et chercher de nouvelles arborescences conceptuelles. Elles sont déjà contrastées selon les cultures humaines, sans doute bien plus étranges chez d’autres animaux terrestres évolués comme les baleines. Et dans des environnements alternatifs, avec d’autres supports d’information que le cerveau biologique ? Celui-ci est prisonnier de ses racines terrestres.
Il a par exemple du mal à s’avouer que l’agressivité est un ferment nécessaire de l’expansion et que nous n’avons pas réussi à nous débarrasser de ses revers. Nous sommes une espèce naturellement conflictuelle, socialement instable. Pointe de complexité qui peut s’effondrer à tout moment. Mais chercher la stabilité en se débarrassant de l’agressivité est aussi ralentir notre évolution, abandonner le désir de prendre le contrôle de l’univers. Une civilisation avancée et durable est probablement d’une tranquillité quasi végétale. Aucune frayeur à aller dans le cosmos mais aucune envie non plus. Est-ce un cerveau intelligent qui cherche à s’évader de sa planète ou plutôt un cerveau prétentieux ? Le restera-t-il quand le contrôle de notre destin passe par celui des émotions ?
La solution ontologique
La démarche ontologique peut sembler plus simple et fiable, puisqu’elle consiste à partir des micromécanismes de la physique et regarder ce qu’ils peuvent produire dans la galaxie. Mais il n’existe pas de théorie de la complexité. De l’inerte au vivant, les mécanismes sont en corrélation plutôt qu’en continuité. Même pour les partisans d’une théorie computationnelle de la réalité, impossible de connaître l’issue des algorithmes sans laisser se dérouler leur multitude, qui est incommensurable. Il faut donc utiliser des modèles intermédiaires et des principes transcendantaux, telle la théorie de l’évolution.
C’est l’orientation prise dans ‘La vie extraterrestre, un guide à l’usage du voyageur galactique’, d’Arik Kershenbaum, paru en 2020. L’auteur voit la vie comme une série d’émergences de niveaux de complexité toujours plus élevés. Judicieuse direction ontologique que je vais compléter dans quelques instants. Cependant Kershenbaum se fait piéger lui aussi par la téléologie et fait brusquement débarquer dans son livre des humanoïdes extraterrestres communicants. Retour au roman anthropocentrique, sans doute plus vendeur, mais c’est dommage de décrédibiliser la position originale tenue jusque là.
Qu’est-ce que la complexité en tant que processus?
Les micromécanismes se déroulent et explorent la multitude de leurs itérations possibles. En certains points de la séquence ils bouclent leurs interactions. Ces îlots de stabilité fondent éventuellement des interactions supérieures. Un niveau de complexité est franchi. Son existence est contingentée par la permanence de sa constitution. La fondation la plus solide de notre univers est la stabilité de l’atome, qui assure celle de la matière. En élevant sa complexité, la matière trouve des organisations plus fragiles, métastables, fondant la vie.
Le délai séparant l’installation de ces “marches” de complexité est imprévisible. Si le contexte propice à une nouvelle organisation n’est pas rencontré, aucune élévation supplémentaire n’apparaît. La complexité n’est pas une dimension qui grandit inéluctablement. Elle peut s’effondrer à tout moment, parce qu’un niveau de sa constitution perd sa stabilité. Imaginons que les lois physiques ne soient pas aussi inaltérables que nous le postulons et que le proton perde sa durabilité. Toute la matière de l’univers disparaîtrait pour revenir à une soupe de particules élémentaires.
Un équilibre au bord du chaos
L’élévation de complexité dépend d’un délicat équilibre dans l’environnement : il faut un chaos suffisant pour que les éléments explorent de nouvelles interactions, sans menacer leur survie. La grande diversité de paramètres fait la grande complexité. Mais cela allonge éventuellement le délai au bout duquel une stabilité sera trouvée. En prenant l’exemple de notre planète, les progrès de complexité sont exponentiels. Mais il ne s’agit pas d’une courbe exponentielle régulière. Plutôt de pics de complexité suivis d’effondrements, avec globalement une hausse régulière. Une catastrophe cosmique pourrait la ramener à sa ligne de base, c’est-à-dire de la matière inerte.
Le monisme structuraliste conduit à représenter la réalité sous forme de niveaux d’information, en continuité depuis la matière inerte, les tissus biologiques, jusqu’aux niveaux mentaux et sociétaux formés par notre cerveau (qui sont une élévation de complexité par l’organisation de nos réseaux neuraux). Les intelligences aiguës des génies de l’humanité sont des pics notables de complexité. Malheureusement souvent temporaires comme leurs supports organiques. La plupart restent invisibles. Il est rare que le génie possède la ténacité lui permettant de se faire reconnaître. Sous l’angle positiviste, l’histoire de la connaissance est une succession de grandes découvertes. Plus objectivement c’est une succession de marches ratées par les idées géniales jusqu’au moment où elles trouvent un contexte favorable.
300.000 ans pour quelques marches
Le genre Homo, issu d’une mutation génétique aléatoire et d’emblée pourvu de la biologie nécessaire à son développement, a mis 300.000 ans pour élever brutalement sa complexité mentale et sociale. Sans certitude qu’elle perdure, car il a créé aussi la possibilité de son auto-anéantissement. Il ne serait alors qu’une flèche fugace de complexité dans l’histoire galactique. Le temps est un paramètre majeur. Chaque niveau de complexité crée son propre temps. Peut-être ceux d’autres civilisations sont-ils si différents que leur histoire ne dure qu’une seule de nos journées, ou au contraire la nôtre n’est qu’un instant de leur échelle de perception ?
Une immensité de matière, fréquemment vivante, exceptionnellement civilisée
La conclusion ontologique, la moins anthropocentrique aussi, du paradoxe de Fermi est que la vie est probablement fréquente dans la galaxie (ce n’est que quelques marches de complexité supplémentaires à la chimie de la matière inerte), mais qu’elle atteint exceptionnellement la complexité appelée ‘civilisation’. Quant à entreprendre une expansion galactique, elle suppose déjà une organisation stable à l’échelle planétaire. Or c’est loin d’être une évolution inéluctable pour des êtres intelligents. Ce but semblait crédible pour la Terre de fin du siècle dernier, après les grands conflits qui l’ont ensanglantée. Mais une génération passe, la suivante oublie et le collectif humain recommence à se décomposer.
Le vrai paradoxe de Fermi est sans doute que la mise en relation des informations déstabilise les organisations existantes. Ainsi les réseaux sociaux, dont on pouvait attendre une meilleure coordination planétaire, ont renforcé en fait le repli individualiste, au détriment de la gestion collectiviste. Homo sapiens, en guerre avec sa propre hiérarchie, n’en a pas terminé avec les effondrements de complexité et le chaos qui les accompagne.
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Équation de Drake (estimation du nombre N de civilisations dans la Voie lactée) : N = R* × fp × ne × fl × fi × fe × L. Les sept paramètres représentent :
R* = nombre d’étoiles qui se forment chaque année dans la Galaxie
fp = les étoiles dotées de planètes
ne = nombre moyen de planètes susceptibles d’héberger la vie par étoile
fl = part de ces planètes où la vie apparaît effectivement
fi = part de ces planètes où apparaît la vie intelligente
fe = part de ces civilisations capables et désireuses de communiquer
L = durée de vie moyenne d’une civilisation.
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Le paradoxe de Fermi : réflexions sur la vie ailleurs… et sur Terre, Pour la Science n°538, juillet 2022
The Fermi Paradox Is Not Fermi’s, and It Is Not a Paradox, 2016
The Zoologist’s Guide to the Galaxy. What Animals on Earth Reveal about Aliens – and Ourselves, Arik Kershenbaum 2020