Les mots créent-ils l’idée?

C’est clair!

Bertrand Périer, avocat: « Il est tout à fait clair pour moi que les mots créent l’idée et non l’inverse ». Étonnante divinisation de la communication, des mots qui seraient là avant leurs abstractions constitutives. C’est la transposition au langage du créationnisme ; un Dieu formé de tous les mots possibles est à l’origine de chacune de nos pensées quotidiennes. Certes une telle religion peut séduire un avocat, dont le panthéon est fait de discours à l’éloquence exceptionnelle. Mais est-elle réaliste ?

Comment expliquer par exemple le néologisme, invention condensée par une idée qui orbite désespérément autour d’un groupe de mots sans parvenir à atterrir sur l’un d’eux ? Comment expliquer l’histoire des mots, lente succession de naissances et de transformations ? Nombreux sont les mots d’aujourd’hui qui ne correspondent plus aux idées d’hier. Ils sont plutôt des fossiles, usités ou remisés selon la pérennité de la chose qu’ils désignent.

Ils désignent, et en ce sens influencent la course des idées. Carrefours dans un immense réseau de concepts. Carrefours horizontaux, et aussi verticaux, dans une hiérarchie complexe élevée depuis les premiers balbutiements de langage.

De la perception au langage

Quelle est la relation, à propos d’un sujet, entre perception, signification (sémantique), verbalisation (langage) ? Je vois une pomme, la reconnaît, met un mot sur elle. Les 3 opérations semblent indépendantes et pourtant étroitement intriquées. Le flou est important en neurosciences sur les réseaux neuraux impliqués. Ceux de la perception, sémantique et langage sont alignés avec un décalage. Par exemple dans une région corticale dédiée à la représentation visuelle, les groupes neuraux dédiés à la perception occupent surtout la partie postérieure et ceux de la sémantique la partie antérieure. L’étude des souvenirs montrent que ce sont les réseaux sémantiques qui s’activent. Notre mémoire est celle de la signification davantage que de la perception.

Le flou en neurosciences vient d’une vision trop horizontale, trop juxtaposée des réseaux. Ils sont en fait hiérarchisés dans une indépendance toute relative : la sémantique, et le souvenir, ne peuvent exister que par-dessus la perception. L’existence de la pomme dans mon esprit peut se passer d’une pomme dans mon champ visuel, mais pas des réseaux visuels fabriquant l’image de la pomme. En leur absence, je pourrais encore faire appel au concept ‘pomme’ mais serais incapable de l’associer à une image. Le concept serait vidé de toute substance et subsisterait comme une étiquette sans la marchandise.

Épaississement de la perception en abstraction

Cette théorie de la surimposition des significations par les neurones, appelée Stratium, explique également que les mots ne soient pas les concepts. Les mots sont tout aussi étroitement associés aux concepts que les perceptions, mais en sont indépendants. C’est de cette manière qu’il existe une relation du concept vers le mot (le concept peut être associés à différents mots dans plusieurs langages) et du mot vers le concept (le mot peut être décomposé en syllabes et être recomposé pour une contrepèterie ou pointer sur des concepts voisins).

Avec la surimposition nous comprenons qu’une perception basique puisse être “épaissie” d’une sémantique, ou plutôt de plusieurs couches successives, tout en restant bien délimitée grâce à l’association à un mot. Complexification et délimitation, gardant sa cohérence à un esprit qui approfondit sa représentation du monde.

Corrigeons maintenant la déclaration de Bertrand Périer : « Il est tout à fait clair que les mots délimitent l’idée mais celle-ci, naturellement changeante, cherche constamment une porte de sortie, obligeant d’autres bataillons de mots à venir la cerner à nouveau ».

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S. F. Popham et al., Visual and linguistic semantic representations are aligned at the border of human visual cortex, Nature Neuroscience, 2021.

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