Abstract: À l’heure du match entre théories de la conscience, Stratium est celle qui les réconcilie et les dépasse, en tant que théorie auto-organisationnelle s’attachant à expliquer le phénomène en sus de la fonction. Les neurones sont des boucles élémentaires de réaction traitant les régularités des signaux sensoriels. Ils s’organisent en graphes de complexité croissante. La complexité est considérée ici comme une dimension physique fondamentale et non une simple propriété des mathématiques. Cette solution éclaire les questions les plus difficiles à propos de la conscience. Comment l’information devient-elle interprétation ? Comment l’utilisateur de l’information apparaît-il ? L’interprétation suppose une indépendance relative de chaque niveau de complexité sur les précédents, tout en leur restant étroitement intriqué. Cette indépendance est la stabilité de la configuration des probabilités constitutives du niveau sous-jacent. Un graphe supérieur observe et synthétise la constitution des graphes inférieurs dans la dimension complexe. C’est l’amorce fondamentale du phénomène conscience. Au sommet de la complexité, la conscience éveillée résulte de l’agrégation des fonctions cérébrales dans un niveau unique, surmontant un très grand nombre d’étages d’interprétation sous-jacents, chacun surimposant sa couche de conscience, expliquant la remarquable épaisseur finale du phénomène. Sous cet éclairage complexe le cerveau est capable de “se retourner” pour éprouver la signification de sa propre activité.
Présentation
CH1: Je raconte le match des théories sur la conscience initié en 2018, qui n’a pas encore trouvé de vainqueur, ni même de véritable consensus sur la manière de le mener. CH2: Je pose les jalons de l’enquête sur la conscience et pointe les vides conceptuels à combler. CH3: Je présente Stratium, une théorie englobant les autres. CH4: Je cherche la naissance du phénomène conscience dans la physique même de la réalité. CH5: J’identifie un principe universel expliquant les émergences aussi bien quantiques, thermodynamiques, que mentales. CH6: Je discute le caractère scientifique de la théorie, avant la conclusion.
-1-
Le point sur la recherche sur la conscience en 2024
Les derniers grands mystères résident aux extrémités de la dimension complexe, dans le vide quantique et au sommet de la complexité mentale avec la conscience. L’envergure du vide, à la fois cosmique et infime, est difficile à saisir. Mais comment une masse de neurones cloîtrée dans une boîte crânienne peut-elle entretenir autant de mystère ? Une tentative d’éclairage a eu lieu en 2018 lors d’une rencontre mêlant philosophes et neuroscientifiques à l’Institut Allen de Seattle. Le groupe devait s’accorder sur une méthode pour confronter expérimentalement les différentes théories sur la conscience.
Cette “collaboration adversariale” lancée par une organisation philanthropique, la Templeton World Charity Foundation, s’est vite transformée en panier de crabes, raconte Lucia Melloni, une chercheuse de Francfort qui en assurait la coordination. Chacun privilégiait les expériences spécifiques qui démontreraient sa théorie. Un vil incident a eu lieu quelques mois après la réunion : une centaine de chercheurs ont signé une lettre traitant ouvertement de pseudo-science l’une des théories en lice, l’Information Intégrée (IIT).
Deux camps retranchés
Le clivage est donc terriblement abrupt entre théoriciens. Pourquoi tant de susceptibilité ? Il existe des dizaines de théories sur l’expérience subjective produite par le cerveau, démontrant surtout le grand flou quant à sa nature. Premier problème critique : les auteurs ne sont pas d’accord sur la définition de la conscience. Le sujet implique la philosophie autant que la science, or il est rare que les chercheurs soient aussi versés dans les deux disciplines. Quand la neuroscience a commencé à tripoter l’affaire, les choses étaient plus simples. Il s’agissait d’identifier les corrélats neuraux de la conscience. L’amélioration des techniques IRMf a permis des progrès rapides. Mais à présent, ces corrélats neuraux, qu’en fait-on ? Comment leur faire expliquer le phénomène conscience ? Pourquoi ces activités neurales spécifiques et pas les autres ?
Philosophiquement le clivage se fait entre illusionnistes et phénoménologistes. Les illusionnistes voient la conscience comme un phénomène purement accessoire associé à des relations neurales particulières —extensives, comportant des réentrées, inter-analytiques, etc. Les phénoménologistes sont persuadés qu’il existe une raison plus profonde, liée à une nature du réel encore mal comprise par la science classique. La controverse est aussi une querelle entre classicistes et avant-gardistes. Est-ce une surprise que les uns traitent les autres de charlatans ?
Quatre théories dominent la discipline
Théorie de l’espace de travail neural global (GNWT)
La conscience apparaît lorsque l’information traitée par les neurones diffuse à travers un espace de travail étendu au cerveau entier. Les tâches locales se connectent ensemble.
Théorie de l’Information Intégrée (IIT)
La conscience résulte d’une structure intégrée de l’information. Plus l’intégration est forte plus le niveau de conscience est élevé. En principe tout système d’information fortement intégré devient conscient. Ce n’est pas encore le cas de l’IA qui n’a pas atteint un tel niveau.
Théorie de l’Ordre Supérieur (HOT)
Un stimulus de premier ordre, tel qu’un stimulus visuel, devient conscient lorsqu’il fait partie d’une méta-représentation formée dans les parties supérieures du cerveau, qui synthétisent les tâches des autres aires.
Théorie du Processus Récurrent (RPT)
La conscience d’un stimulus visuel vient d’une boucle de rétroaction entre les aires de premier ordre et d’ordre supérieur. Il existe une signalisation ascendante et descendante.
Les deux théories les plus populaires sont GNWT et IIT. Ce sont aussi les plus étrangères l’une à l’autre. L’IIT est la seule vraie théorie phénoménologique, tandis que les autres émanent d’une science plus classique où le phénomène reste un effet secondaire de l’activité neurale. D’où la qualification de pseudo-science écopée par l’IIT !
Deux expériences pour trancher
Un compromis s’est finalement dessiné, dans cette collaboration très adversariale nommée Consortium Cogitate, sous forme de deux expériences, chacune préférée par l’un des deux camps. La 1ère expérience consistait à montrer aux participants une série de symboles, en leur demandant de signaler ceux indiqués au préalable. L’IIT prédisait une activation synchrone et soutenue du cortex postérieur. Elle fut observée mais seulement transitoirement. La GNWT prédisait que le cortex préfrontal serait activé, ainsi qu’un réseau global à travers le cerveau. Ce fut le cas mais seulement au début de l’expérience et non à la fin.
La seconde expérience mettait les participants sur un jeu vidéo. Puis on leur demandait s’ils étaient conscients d’images incrustées à l’arrière-plan. Le but était de séparer la conscience (du fond d’écran) de l’attention (portée au jeu). Les résultats ne sont pas publiés. Il est à craindre qu’elle soit interprétée de la même manière que la première : chacun des camps a donné sa propre explication à propos des discordances. Pas de conclusion commune, pas même de remise en cause partielle de l’une ou l’autre théorie. Il est vrai qu’elles semblent fort peu miscibles.
Un Stratium pour les unifier toutes
Il existe bien une théorie capable de les accorder, appelée Stratium, mais elle n’a pas eu les honneurs du Consortium Cogitate. Elle provient de l’extérieur de l’arène très fermée du monde universitaire, agitée par la rude compétition pour la publication. En ces temps de réseaux gangrenés d’influenceurs suspects et d’experts auto-proclamés un filtrage est nécessaire, mais utiliser le seul titre académique est dommageable quand il s’agit d’un champ transdisciplinaire tel que la conscience. Une théorie satisfaisante à son sujet doit englober les approches intuitives, religieuses et philosophiques aussi bien que les scientifiques. Sans oublier de dire comment elle échappe à l’accusation de circularité, puisque c’est la conscience qui cherche à s’expliquer elle-même !
Stratium satisfait à ce critère de nexialisme (transdisciplinarité) en revisitant nos concepts fondamentaux sur la réalité. Comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici de diluer l’explication de la conscience dans des espaces mystiques, des croyances mal étayées ou des secteurs flous de la science. Au contraire il s’agit de redéfinir un cadre structurel précis pour toutes ces connaissances, d’où la conscience émerge comme un phénomène naturel. Trois sur quatre des théories en lice arrivent avec des documents purement neuroscientifiques dans leurs bagages, la quatrième avec des documents mathématiques. Stratium, elle, a de volumineux dossiers sur la physique, la philosophie, et surtout une discipline balbutiante mais située au coeur de l’affaire : la complexité.
Du nouveau point de vue établi par Stratium, le plus ironique est que les quatre théories examinées par le Consortium Cogitate ne peuvent fonctionner les unes sans les autres. GNWT HOT et RPT sont conceptuellement voisines. Aucune n’explique comment les réseaux corrélés à la conscience apportent ce surcroît exceptionnel de signification aux signaux échangés. Sur quelle profondeur ces espaces sont-ils établis ? IIT est la théorie qui modélise cette profondeur. Mais il lui manque l’espace indépendant qui sépare la perception consciente unifiée des autres informations. La collaboration est moins adversariale que les participants le croient. Reprenons l’enquête du début.
-2-
L’enquête
Commençons par définir précisément le sujet de nos théories en lice : ce que la conscience est. Nous l’éprouvons tous mais il existe de multiples manières de la définir. Il pourrait sembler plus intéressant de dire ce qu’elle n’est pas, dans la recherche du consensus. En l’approchant à partir du nuage d’approximations nous pourrions parvenir ainsi à une définition unique. Mais le danger est alors de rater des aspects indépendants et irréductibles l’un à l’autre. Nous devons être très attentifs aux postulats utilisés à un stade si précoce de l’enquête. Cependant je vais en choisir un, aussi précieux que consensuel, pour nous faire gagner du temps : Les deux aspects irréductibles de la conscience sont la fonction et le phénomène.
La fonction
La fonction concerne les contenus de la conscience, plus sophistiqués chez l’humain que dans toute autre espèce. Nous retrouvons ici la définition archaïque de la conscience comme une faculté réservée à l’espèce humaine, voire à certains groupes ethniques ou religieux qui s’auto-congratulaient ainsi de la pertinence de leurs contenus conscients. Cette exclusivité n’est pas encore éteinte puisque certains tracent encore des frontières intangibles entre consciences humaine et animales. Il existe en fait de grands écarts individuels de complexité entre les contenus mentaux, avec un important recoupement entre humains et animaux supérieurs. Il est par exemple impossible de trouver un mécanisme de verrouillage des poubelles qui soit compris de tous les humains et d’aucun ours. Le recoupement est d’environ 30%.
Plus généralement la fonction est “la conscience de quelque chose”. Le cerveau a modélisé un sujet matériel ou virtuel. Ce sujet peut être lui-même. Conscience “de soi”, de son fonctionnement neural, de sa personnalité comparée aux autres, etc. Le sujet peut s’étendre aux congénères. Conscience du couple, de la famille, morale, etc. Toutes ces fonctions sont intriquées et hiérarchisées. Elles reflètent une structure mentale faite de couches de complexité successives.
Le phénomène
Le phénomène est “ce que ça fait d’être conscient”. Expérience pure, fusionnelle, dans laquelle les fonctions s’assemblent et s’enchaînent. Le phénomène n’a pas de fonction directe mais produit indirectement des représentations de lui-même. Il n’est pas invisible. Il est réel. Utiliser le terme “illusion” consiste à le projeter dans une sorte d’univers parallèle où il pourrait exister sans gêner nos théories. C’est une procédure dualiste, incompatible avec une vision unifiée de la conscience. Il faut se défaire de l’illusionnisme pour parvenir à une compréhension intégrale de notre sujet.
Le phénomène n’est pas explicable par une théorie purement neurologique. Prétendre qu’il provient de réentrées neurales est un raccourci inacceptable. Pourquoi un va-et-vient entre des signaux électrochimiques deviendrait-il autre chose qu’un effet électrochimique ? En supposant que quelque chose d’aussi inattendu que la conscience soit produit ainsi, nous devrions voir toutes les réentrées neurales le provoquer. Ce n’est pas le cas.
Néanmoins nous ne connaissons pas d’autre corrélat au phénomène conscience que cette activité neurale. Les deux sont parfaitement superposables. Inventer des causes invisibles, telles qu’un “champ de conscience” qui serait mobilisé par les échanges neuraux, contrevient au principe de simplicité, n’a aucune confirmation expérimentale possible, et ne constitue pas une véritable explication. Nous éviterons de tomber dans ce genre de dualisme radical.
Première conclusion d’étape: aucune théorie n’est complète
Le phénomène est bien lié à l’activité neurale et rien d’autre, mais le détail des propriétés des réseaux neuraux activés nous est encore trop mystérieux pour comprendre comment la conscience apparaît. La situation des théories en lice s’éclaircit. Trois d’entre elles, GNWT HOT et RPT, se contentent d’être des théories des corrélats neuraux, sans explication du phénomène. Une seule, l’IIT, s’attaque vraiment au phénomène, mais a le défaut d’une superposition plus vague aux corrélats neuraux.
Nous comprenons mieux à présent l’hostilité entre les partisans de l’IIT et les autres. Ces théories appartiennent à des catégories épistémologiques différentes. L’IIT ne satisfait pas strictement les critères scientifiques classiques. Elle s’aventure dans un nouveau champ, la complexité, qui n’appartient pas à une discipline spécifique de la connaissance. Les branches existantes, physique, biologie, neuroscience, sociologie, manipulent le sujet à leur manière. La complexité est vue comme une émanation des équations, des grands nombres, de la multiplication des critères dans l’environnement. Elle n’est pas considérée comme une dimension à part entière. C’est là, j’en suis persuadé, qu’est échoué le Consortium naviguant à la recherche de la conscience.
L’IIT tente de remettre le navire à flot —Cogitate deviendrait Navigate ? Elle relie la conscience à la profondeur de complexité de l’activité du cerveau. Ce corrélat correspond mieux au phénomène. Mais il n’explique pas non plus en soi pourquoi un tel phénomène apparaît ni pourquoi des processus a priori aveugles deviennent intentionnels. Ailleurs dans la réalité, jamais des équations complexes n’ont montré davantage de conscience que les simples.
Deuxième conclusion d’étape: nos concepts fondamentaux sont insuffisants
Théoriser correctement la conscience impose de revoir nos concepts sur la réalité. Le réductionnisme est une impasse. Au lieu de faire de la complexité une dimension fondamentale de la réalité, il en fait une simple émanation de processus situés à son origine. Mais cette origine n’est pas connaissable. Croire qu’on puisse l’identifier avec certitude est un piège du raisonnement circulaire, un authentique biais cognitif : le cerveau se juge capable, par l’imagination, de s’extraire de la réalité pour la contempler, alors qu’il lui est toujours entièrement intégré. Le réductionnisme n’est pas une vision moniste de l’Univers mais bien un dualisme caché.
En négligeant la dimension complexe, le réductionnisme a enfermé la réalité dans un véritable corset : l’espace-temps einsteinien. Ce modèle a reçu une multitude de confirmations qui confirment son efficacité remarquable… pour une population de particules. La taille incommensurable du cosmos n’en fait pas un modèle de l’intégralité du réel. L’espace-temps einsteinien reste une théorie de particules. Ce n’est pas une sociologie de neurones ou d’êtres humains. L’éternalisme einsteinien n’explique en rien le temps subjectif et encore moins la conscience. Il barre même la route à une solution. Sortons du corset et revisitons nos théories de la réalité si nous voulons comprendre ces phénomènes.
-3-
Au coeur de Stratium
Stratium est une théorie de la conscience née au coeur de la complexité. Elle n’a démarré ni dans les neurones ni dans l’espace conscient mais entre les deux, dans la personnalité. Médecin, je suis quotidiennement surpris de voir les brusques transitions de mes patients d’une facette de personnalité à une autre, sous l’effet de douleurs physiques ou souffrances morales. Sans tomber dans la schizophrénie ils me semblent polyphréniques, composés de facettes négociant entre elles et prenant le dessus à tour de rôle. J’ai affaire tantôt au coléreux, au dépressif, au comique, à l’anxieux, au parent, à l’enfant, etc. À l’évidence les neurones à l’oeuvre derrière ces transformations se reconfigurent constamment, mais pas au hasard. Ce n’est pas un système chaotique. Des switchs se font entre schémas préétablis. J’appelle ces schémas des persona.
Les persona forment une sorte de société psychique. Je discute avec l’une ou l’autre selon le contexte. Ensemble elles constituent une personne qui s’éprouve unique dans sa continuité. J’accorde aisément cette faculté à chacun de mes interlocuteurs puisque je l’éprouve moi-même. Néanmoins cette identité globale se déplace parfois durablement au sein de ses configurations possibles. J’ai assisté à bien des transformations franches de personnalité, déclenchées par des évènements médicaux graves, infarctus, cancer, accident etc. La personne se sent la même et pourtant la discontinuité est évidente pour les proches. L’identité apparaît métaphoriquement comme un bateau ancré dans l’océan, agité par les courants des profondeurs, dont la puissance rompt parfois l’attache et il va s’ancrer ailleurs.
Beaucoup de neurones à organiser ensemble
Avant de nous pencher sur un phénomène aussi étrange que la conscience il me paraît utile d’exposer ces transformations psychologiques étonnantes. Comment pourraient-elles émerger d’un système incroyablement vaste de neurones sous une forme aussi bien organisée si l’on se contente d’un modèle action/réaction ? Ces évolutions ressemblent bien à celles d’une société, avec ses régimes politiques successifs.
Or une société est structurée de manière hiérarchique. Un système complexe est à la fois global et scindé en niveaux de complexité indépendants, gérés par des règles locales. Un modèle est ébauché par la théorie des graphes. L’indépendance de chaque graphe neural est relative, car chacun est intriqué aux autres et son symbolisme n’existerait pas sans les sous-jacents. Mais je garde ce terme car l’indépendance absolue n’existe nulle part, sauf dans la pensée dualiste.
Des niveaux d’information intégrée
Ce qui définit un niveau de complexité est l’intégration de ses informations constitutives. L’état de chaque élément résulte de tous les autres, avec un impact variable. Il peut en résulter un état stable à l’échelon global. Cette stabilité n’est pas un immobilisme ; c’est un équilibre statistique, comme l’a théorisé en premier lieu la thermodynamique. Un niveau de complexité a ainsi deux facettes, d’une part la collection des états individuels intégrés —face constitutive—, d’autre part l’état global —face résultante.
La face résultante devient à son tour élément, créant un contexte différent avec les entités comparables. Un nouveau système se forme, intriqué aux précédents. Nous sommes devant un véritable franchissement de réalité. Pourquoi cette certitude ? La meilleure preuve est notre expérience simple et directe, sans aucune théorie ou instrument intermédiaire. L’esprit ne s’éprouve pas comme des neurones échangeant des signaux électrochimiques et encore moins comme des champs quantiques en interaction. L’esprit s’éprouve comme un espace de signification, parcouru de sensations prégnantes. Cette expérience incontournable signale que notre conscience s’est beaucoup éloignée de sa réalité physique. La dénigrer, comme le fait l’illusionnisme, serait s’amputer de la partie la plus intime de notre esprit, celle que les philosophes appellent la “première personne”.
Des preuves matérielles ?
Prétendre qu’un saut de complexité est un franchissement de réalité n’est pas une preuve matérielle. Il nous faut un mécanisme physique pour l’expliquer. Toute dimension comporte des règles pour passer d’un élément à un autre. Les équations du mouvement permettent de se déplacer dans le cadre spatial. Quelles sont ces règles pour la dimension complexe ?
Jusque là je me suis servi des incohérences et insuffisances des théories classiques pour arriver à cette question. J’ai été canalisé par ces défauts vers la meilleure échappatoire : formaliser la complexité en tant que dimension fondamentale de la réalité. À présent je débouche sur l’inconnu. J’ai besoin de nouvelles hypothèses. Je n’ai plus de failles dans le classicisme pour me guider. La suite de cet article sera donc nettement plus spéculative.
-4-
Comment la réalité se dépasse
Il existe néanmoins des arguments pour prendre de l’assurance. En faisant de la complexité la dimension la plus fondamentale du réel, beaucoup de controverses insolubles de la science contemporaine se dénouent. Si nous installons chacune de nos grandes théories fondamentales dans son propre niveau de complexité, alors elles s’harmonisent sans difficulté. Aucun cadre n’est universel, pas plus l’espace-temps qu’un autre. L’envergure cosmique n’est plus synonyme d’universalité. Nos théories sont des modèles discontinus d’une réalité continue agrégée par ce collage double face complexe à chacun de ses niveaux. Reste à déterminer la nature de la colle, qui doit être la même partout si nous voulons garder à la complexité sa nature de dimension unifiée.
Je vais vous présenter ma thèse dans un instant. Cependant comme il s’agit de la plus grande évolution conceptuelle jamais proposée à notre connaissance, je dois vous préparer à la recevoir. Pour cela, et puisque nous sommes dans la conscience, prenez conscience de l’écart abyssal entre la nature physique d’une pensée —un réseau de neurones en activation synchrone— et la perception que nous en avons. Cette expérience “à la première personne” est celle d’une signification constamment changeante en contenu d’information, en profondeur et en coloration sentimentale. Quel rapport avec des cellules parcourues d’excitation ? Vraiment ces deux phénomènes n’ont pas le plus petit point commun. D’ailleurs ni nos réseaux électriques urbains ni même l’internet n’ont jamais généré ce genre de sentiment. C’est-à-dire que le terme employé en neuroscience, “corrélat”, est d’une insuffisance telle pour relier l’électrochimie à la pensée qu’il en devient suffisant…
Des niveaux d’information qui s’observent
Vous ne pourrez accepter une telle suffisance, ai-je dans l’idée. C’est la disposition d’esprit nécessaire pour lire ce qui suit. Il ne s’agit pas d’une théorie abracadabrante ou d’une nouvelle religion. Au contraire elle repose sur une vision de la réalité consensuelle aujourd’hui en physique : celle d’un univers d’information. Sans substance fondamentale identifiée à la réalité, toute “matière” se réduit à des excitations de champs et le réel se décrit intégralement par des échanges d’information.
N’en déduisons pas l’absence certaine de toute substance fondamentale. Notez que j’ai parlé de “réduction” et de “description”. Nous sommes définitivement limités par le fait d’être simplement observateurs du réel. L’esprit observe, et nos instruments également. Ils accèdent à des niveaux d’information émergeant eux-mêmes d’un inconnu où peut se dissimuler éternellement quelque chose de substantiel. Je ne vais pas davantage m’écarter de mon sujet, la conscience, mais j’y touche encore. La réalité, en effet, se décrit intégralement en tant qu’étagement de niveaux d’information, de la matière classique à la pyramide consciente édifiée par nos réseaux neuraux.
L’observateur n’est pas divin
Des deux termes caractérisant notre observation, réduction et description, je vais garder le second et bannir le premier de notre enquête. Autant la description étoffe et enrichit notre vision de la réalité, autant la réduction l’aplatit, en ignorant l’étagement dont nous venons de signaler l’importance. La réduction est une technique épistémologique ponctuellement utile pour se concentrer sur un niveau d’information. Malheureusement elle est encore trop souvent utilisée aujourd’hui comme théorie de la réalité, affirmant qu’il existerait une fondation ultime au réel et que les autres niveaux en seraient une simple émanation, des aspects illusoires.
La conscience n’est pas seule concernée par la réduction. Les illusionnistes en neuroscience oublient en général que le réductionnisme déclare aussi le neurone comme simple aspect résultant de processus plus fondamentaux. Les molécules biologiques sont des illusions. La réalité entière est illusoire, sauf la “fondation ultime”. Malheureusement ce niveau est définitivement inaccessible et indémontrable. Il nous est en effet rigoureusement impossible de nous extraire de la réalité pour vérifier son existence. Du moins si nous voulons garder la réalité moniste. En émanciper son esprit est un dualisme. C’est le diviniser. Le réductionnisme en tant que théorie de la réalité est un authentique mysticisme. En voulant faire de tout une illusion il en devient une lui-même.
La conscience auto-définie, riche et délimitée
Bannissons la réduction. La description, elle, est une notion autrement plus fondamentale. Ses synonymes sont ‘représentation’, ‘symbole’, ‘définition’, ‘récit’. Dans ces termes nous devinons déjà la présence de la conscience dans sa version fonctionnelle. Décrire est “prendre conscience de”. Il est facile de repérer la fonction de l’intérieur de notre espace conscient. Nous sommes cet espace, même s’il ne nous décrit pas entièrement. Nous percevons que la fonction décrit un certain nombre de niveaux d’information mais pas tous. La conscience manipule des pensées sans accéder à leur structure. Nous faisons de la logique sans rien connaître des fondements de la logique. Une image visuelle se présente sans le processus ayant permis à une foule de neurones d’assembler les points en scènes. Lorsque nous voulons “prendre conscience” de ces niveaux plus profonds, il faut en construire des modèles qui vont se juxtaposer aux autres pensées conscientes. Ce n’est pas par hasard que le réductionniste a séduit autant les scientifiques. Notre espace de travail conscient utilise cette technique. Il “tronçonne” les étages d’information pour en faire des modèles qu’il assemble ensuite comme un puzzle dans son espace personnel, qui est un système horizontal unique. Ce plan de travail transforme très naturellement la verticalité du monde en “Terre plate”.
Cela ne nuit pas à sa richesse, qui est considérable, avec la myriade de sujets, de critères, d’angles de description, qui sont autant de pièces du puzzle, en perpétuelle reconfiguration. Mais il nous faut comprendre que cet espace est par nature horizontal dans la complexité, une dimension formée par ses informations intégrées. Il ne peut s’échapper de ce qui le définit. Ce qui ne lui est pas intégré est inaccessible par essence. Il n’est possible de se saisir de ces choses qu’en les représentant. La représentation, c’est-à-dire la simulation d’une information par une autre, est le mode fondamental de la conscience en tant que fonction.
Comment un espace de travail est-il délimité ?
Méfions-nous, dans nos théories sur le cerveau, de ces homoncules cachés qui viendraient câbler les neurones d’après des desseins connus d’eux seuls. Les neurones sont entièrement propriétaires de leur mode d’organisation. Les règles sont physiologiques et communes à tous les graphes. Il faut supposer qu’elles ont été sélectionnées par l’évolution comme les plus aptes pour le traitement des régularités dans les signaux sensoriels. Le cerveau est un organe de rétro-contrôle de l’environnement. Plus la variété des critères qui lui sont proposés est grande, plus il accroît spontanément sa complexité. Il existe ainsi un contraste stupéfiant entre la simplicité constante des mécanismes d’organisation et la sophistication croissante des contenus d’information de la conscience.
Ce contraste interpelle et sera notre guide dans la dimension complexe. Il fait supposer qu’il existe un principe simple et universel derrière chaque franchissement de réalité, d’un niveau complexe à l’autre, et ce depuis les plus bas étages de la matière jusqu’aux altitudes virtuelles des réseaux neuraux. C’est un tel principe qui peut définir la complexité comme dimension homogène et elle-même universelle. Penchons-nous sur lui de plus près.
Le principe d’indépendance relative
Tout système d’éléments tend à trouver un équilibre sous l’effet de deux facteurs : 1) Son auto-délimitation —le système est auto-défini par les relations apparues entre ses éléments. 2) La séquence de ses états comprend souvent des îlots de stabilité dans lesquels elle boucle. L’équilibre n’est pas l’immobilité. La séquence des états ne s’est pas évanouie. Cependant les propriétés globales du système restent stables. Nous retrouvons cet étonnant accolement au sein d’une seule entité, le système, entre une constitution perpétuellement changeante et un tout inchangé.
Une chose unique à la fois changeante et inchangée ? Il n’existe qu’une seule manière de sortir de cet oxymore. Les temps sont différents pour le changement et la constance. Un décalage temporel est apparu au sein du système. Un système est un objet étrange qui présente deux faces combinant l’indissolubilité et la dissemblance. Il crée en lui-même l’amorce d’une dimension supplémentaire, l’écart entre le regard de ses constituants et celui du tout intégré. Cette “distance” est l’unité de mesure élémentaire de la dimension complexe.
Chaque individuation définit son propre temps
Le décalage temporel au sein de l’interface complexe a des conséquences majeures. L’existence du système en tant que collection d’éléments est rythmée par des états relationnels successifs. L’existence du système en tant qu’intégration ne mute que si ses propriétés globales changent. Ce sont deux existences nettement indépendantes, la grande vivacité de l’une incluse dans la nonchalance de l’autre. Je pense que la naissance de la conscience se situe là, dans une vie incluse dans une autre, la seconde éprouvant directement l’existence de la première. Ce phénomène semble correspondre très exactement à l’expérience consciente directe que nous éprouvons en première personne, celle d’un fourmillement invisible de concepts qui s’assemble en un fil continu de pensée.
La pensée serait ainsi une succession de ces intégrations globales du collectif des états neuraux occupant l’espace de travail supérieur du cerveau. Attention, le phénomène ne se réduit pas à cette interface ! Il résulte de l’empilement de toutes les interfaces sous-jacentes, que les graphes neuraux élèvent à une hauteur considérable. Le phénomène est intimement lié à la profondeur de complexité, précisément comme l’affirme l’IIT.
Une conscience ne reconnaît qu’elle-même
Comment retrouver une cohérence entre les déclarations de GNWT et IIT à propos du phénomène ? L’expérience consciente est bien propre, qualitativement, à l’espace de travail supérieur. Elle est particulière à cette intégration finale, dont j’ai pointé l’indépendance relative. Mais cette expérience est constitutivement indissoluble de l’étagement complexe sous-jacent. Si cet étagement est modifié, sans changement des relations de l’espace supérieur, le phénomène sera différent.
L’étagement n’inclue pas seulement les graphes neuraux mais aussi la constitution physique, la physiologie neuronale et la matière. Il n’y a pas de rupture entre matériel et virtuel dans la dimension complexe. Si les échanges neuraux sont reproduits par des puces en silicium, un fil de pensée naîtra dans l’espace de travail supérieur, avec un phénomène du même ordre que notre propre conscience, mais qui sera qualitativement étranger au nôtre. En fait seul notre phénomène individuel peut se reconnaître, car il est entièrement personnel, au point que des états alternatifs de conscience tels que les rêves nous semblent déjà partiellement étrangers à notre conscience éveillée.
Les “consciences inconscientes”
Le rêve est propre au même espace de travail que la conscience éveillée, dans une version bien moins largement intégrée. Déconnecté des afflux sensoriels, le rêve se détache du corps et du monde réel. Phénomène différent des consciences alternatives où l’espace de travail entier est chamboulé par l’action de drogues, avec un corps présent mais dans une représentation irréelle. Toutes ces consciences sont des phénomènes issus du même espace neural, capables de se reconnaître et se comparer.
Mais d’autres consciences sont inaccessibles à la conscience éveillée : celles attachées aux fonctions mentales autarciques, quand elles ne sont pas intégrées à l’espace supérieur. Leur existence est attestée par la capacité du cerveau à réagir voire à se souvenir dans le coma. Différentes profondeurs de coma correspondent à différents degrés d’intégration résiduelle des fonctions mentales. Ces consciences sont propres à des échelons inférieurs de la complexité mentale et il est impossible à l’espace supérieur de s’y connecter. Il peut se connecter à un concept situé à un même niveau de complexité neurale mais pas à ses niveaux inférieurs. Les “consciences” de l’inconscient existent bien, invisibles, bien plus frustres évidemment, loin du “cerveau second” imaginé par Freud.
-5-
La physique de l’indépendance consciente
Notre principe d’indépendance relative a besoin d’un support physique. L’émergence d’un tout par dessus les parties a longtemps été une idée séduisante mais trop mystique pour en faire un principe scientifiquement testable. La recherche sur la conscience a pâti de cette faiblesse de l’émergentisme. Cependant une manifestation parfaitement physique est venue lui redonner vigueur : la décohérence quantique. Les états superposés quantiques s’intriquent en un état macroscopique unique. La physique classique émerge d’une physique probabiliste.
J’ai cité la thermodynamique, exemple déjà étonnant de valeur entropique stable émergeant d’un système de particules en perpétuelle reconfiguration, décrite par la formule de Boltzmann, S= kB*ln(Ω). Formule géniale pour beaucoup, “merdique” disent quelques-uns. Pourquoi des avis si tranchés ? Parce le signe ‘=’ dans cette formule dissimule une émergence aussi franche que surprenante. L’égalité réunit des membres aux qualités vraiment divergentes, température inversée d’un côté, nombre de micro-états du système de l’autre.
Une transition mathématique dans l’émergence
La décohérence quantique est un nouvel exemple mathématisé d’émergence tout aussi surprenante. Un état macroscopique stable est réuni à un ensemble de probabilités. Existe-t-il une entité mathématique commune pour contenir le Tout quantique et le Tout thermodynamique, assez solide et reproductible pour héberger des qualités aussi étrangères à leur constitution ? Le point commun est la stabilité de la configuration globale des probabilités sous-jacentes.
Le grand intérêt de cette notion est qu’elle décrit une continuité par-dessus des discontinuités. Pas de rupture évidente entre stabilité et instabilité. La stabilité est un attracteur, un idéal conceptuel mais jamais véritablement atteint dans la réalité. Nous n’apercevons de stabilité idéale qu’en compartimentant volontairement ou non notre observation, ce que la réalité ne fait pas. La fusion des probabilités dans une synthèse évolutive est ce que nous connaissons de plus ressemblant en matière de phénomène continu.
Une configuration stable de probabilités
La continuité par-dessus les discontinuités est la parfaite description du phénomène conscience. C’est une expérience continue englobant une agitation mentale perpétuelle. Voici que s’ouvre une perspective extrêmement fructueuse pour notre enquête. Si un même mécanisme fondamental d’émergence se retrouve aussi bien en physique quantique, en thermodynamique et dans les réseaux neuraux, nous pouvons soupçonner en lui un principe universel de la dimension complexe. Ce candidat est donc : tout système d’informations intégré crée un échelon global qui est la configuration stable des probabilités de ses états possibles.
Cet échelon global a une existence indépendante de sa constitution en ce sens que son état est conservé “pendant” une très longue séquence d’états constitutifs. La séparation temporelle est ontologique au sein même du système physique. Nul observateur humain n’est nécessaire pour la faire fonctionner. Cette indépendance existentielle, ce fragment de “conscience de quelque chose” présent dans le Tout au-dessus de ses parties, est manifeste dans la matière bien avant la constitution de l’esprit.
La conscience, fusion qualitative propre à sa constitution
Bien entendu le “phénomène conscience” associé à une intrication quantique ou à une entropie thermodynamique est complètement étranger à celui de l’espace de travail neural supérieur. Celui-ci n’accédant déjà pas à l’(in)conscience des graphes neuraux inférieurs, comment pourrait-il accéder à celle de particules ou de molécules ? Pourtant ces consciences d’étages dans la complexité sont intégrées à la sienne. Ce qui fait l’étonnante profondeur et richesse de l’expérience consciente finale.
Pourquoi l’esprit forme-t-il une conscience phénoménalement aussi différente de celle de la matière ? D’une part les perceptions ne peuvent s’échanger, comme nous venons de le voir. Mais la raison principale est que les graphes neuraux sont des structures particulièrement adaptées à l’élévation de complexité. Ils construisent un étagement phénoménal, retrouvé nulle part ailleurs dans la réalité connue. Un graphe est un système intégré d’analyse des signaux entrants. Lorsque ses neurones constitutifs se synchronisent il devient Tout symbolique. L’ensemble des signaux est transformé en concept, un franchissement de réalité mentale qui correspond en tout point aux franchissements de la réalité physique. Il montre un comportement entropique entre la naissance des excitations et l’état synchrone final. Cet état global est une myriade d’excitations parcourant les neurones en une succession d’états microscopiques qui ont une signification unifiée.
Merci…
Je vous remercie de votre attention pour une théorie qui tente de concilier la physique et notre expérience phénoménale sans le raccourci de l’illusionnisme. Quelle que soit votre obédience, philosophique, scientifique ou religieuse, un pas unique mais crucial est nécessaire : admettre la dimension complexe comme fondamentale, avant tout autre cadre spatial, temporel ou spirituel.
L’intérêt de Stratium est de replacer les autres théories de la conscience dans des cadres où chacune s’explicite, tout en apportant des réponses générales nettement plus ambitieuses. Voyons brièvement son application aux questions de l’intelligence et du temps subjectif.
L’intelligence
Pourquoi certains espaces de travail conscients produisent-ils des pensées qui semblent grossières à d’autres ? Ils sont pourtant tous pareillement actifs à l’échelon neural. Les théories en lice pour la conscience n’ont pas d’explication intrinsèque claire à l’intelligence, contrairement à Stratium. L’intelligence n’est pas dans l’espace de travail supérieur mais dans la hauteur de complexité dont il est le surnageant.
L’intelligence s’accroit avec la maturation du cerveau, sans agrandissement de cet espace supérieur et sans changement perceptible dans les images IRMf, uniquement par l’extension de complexité sous-jacente, et selon une structure très organisée grâce à l’indépendance de ses étages conceptuels. La synthèse des représentations devient une personnalité.
Le temps subjectif
Temporium est un livre consacré à l’expérience du temps subjectif théorisée par Stratium. L’indépendance des temps global-vs-constitutif d’un niveau de complexité ne suffit pas à expliquer l’expérience du passage temporel, invisible dans les cadres physiques. Il faut “démarrer” ce temps qui passe. Le starter est le délai entre le début d’intégration des informations du système et l’équilibre trouvé dans la configuration des probabilités. Le Tout a une période de conception, une “phase utérine”, et cette période possède une flèche temporelle non réversible. La flèche entropique de la séquence temporelle des états démarre le passage dans un grand nombre de niveaux de réalité, probablement tous, mais parfois d’une manière si instantanée qu’elle est invisible à nos instruments.
Le temps démarre ainsi au sein d’un échelon de réalité. Mais s’il n’existait qu’un seul de ces passages, nous n’en aurions aucune perception. Notre conscience finale serait “à bord” d’un vaisseau mental en mouvement, sans visibilité extérieure et donc sans “conscience” d’un déplacement. La perception vient du “frottement” des couches temporelles. Elles ont en effet des rythmes plus rapides au sein de la complexité sous-jacente à notre espace de travail conscient. Ces couches sont indissolubles tout en défilant à des rythmes parfois incroyablement contrastés. Le passage est un phénomène on ne peut plus intime à l’expérience résultante.
Vous saisissez les bénéfices tirés de cette explication, qui rend compte de la déconnexion entre temps subjectif aléatoire et temps physique métronomique. Le temps subjectif varie selon le contexte et la hauteur de complexité utilisée par les graphes neuraux pour son traitement. Le temps physique est d’autant plus stéréotypé qu’il dépend d’un niveau très bas de complexité dans la matière. Le temps subjectif varie d’une personne à l’autre, d’un âge à l’autre, d’un état attentionnel excité à un état méditatif, parce que les hauteurs d’intégration mentale sont différentes et propres à chaque état. Nous n’avons de temps que personnel et il est parfois difficile de l’ajuster à ceux des autres.
-6-
Stratium est-elle une théorie scientifique ?
Stratium intègre les constats des théories scientifiques sur la conscience et résout leurs controverses. Cela en fait-il une théorie scientifique en soi ? Non. Il faut qu’elle soit elle-même testable. Mais nous arrivons là aux limites de la méthode scientifique. La falsifiabilité suppose un testeur indépendant. Comment faire quand la théorie inclue le testeur ?
La science utilise généralement des instruments. L’objectivité de l’expérience repose sur le fait que l’instrument est connecté au même niveau de réalité que le sujet à tester. Cependant l’expérience n’est moniste que dans cet espace dédié. Elle est globalement dualiste car il existe en embuscade un esprit théoricien qui interprète le résultat dans son espace de simulation mentale. Mariage entre deux espaces situés à des niveaux différents de complexité. Qui peut dire si le mariage est fidèle ? Il n’existe pas d’observateur extérieur pour l’attester. La science traverse ainsi des révolutions imprévisibles.
L’esprit intriqué et détaché
La limitation apparaît nettement en physique quantique, où il devient impossible d’expliquer un niveau de complexité sans faire intervenir un autre. Problème de l’observateur. Sujet théorique et théoricien apparaissent soudain moins indépendants qu’on le pensait. Mon propos ici n’est pas de vous dire que la conscience “décide” du destin d’une interaction quantique, mais qu’elle ne peut pas l’observer d’une manière complètement indépendante. La simulation mentale reste inéluctablement attachée à son objet. L’esprit ne s’est pas évadé de la réalité partagée.
L’esprit est intégralement intriqué à sa réalité physique et phénoménologiquement nettement détaché. Même le plus convaincu des illusionnistes ne réduit pas son expérience consciente à une collection d’interactions quantiques. L’abîme entre processus et phénomène n’a pas besoin de passer les fourches caudines de la falsifiabilité, c’est une donnée. Nous sommes à l’intérieur. La science se pratique dedans. Ce serait faire d’elle un nouveau Dieu Unique, concurrent du précédent, que l’appliquer de l’extérieur. Qui siège en réalité derrière ce nouveau Dieu ? L’esprit humain, qui a conçu la science. Loin d’une posture d’humilité, nous assistons à l’auto-divinisation du scientifique quand il dénigre la réalité du phénomène conscience.
Une théorie testable dans un cadre qui ne l’est pas
Je ne cherche pas avec ces remarques à dispenser Stratium du critère de scientificité, mais à rappeler que le cadre mental partagé dans lequel nous avons installé la réalité est par nature un masque approximatif. Il est une simulation du réel en soi. Nous le repeignons à mesure que surviennent les révolutions scientifiques. Mais seules certaines de ses propriétés peuvent être testées scientifiquement. Le cadre lui-même ne l’est pas. Deux avancées sont à différencier soigneusement dans mon article. Le changement de cadre, consistant à définir la dimension complexe comme la plus fondamentale, n’est pas testable. La théorie que j’installe dans le nouveau cadre pour expliquer la conscience, Stratium, a des débouchés testables.
Reprenons par exemple les expériences proposées par le Consortium Cogitate. Dans la 1ère les participants devaient identifier des symboles dans une série. Ni la GNWT ni l’IIT ne vérifient entièrement leurs prédictions. En particulier les activations prévues n’apparaissent qu’au début de l’expérience, pas à la fin. Stratium explique qu’une pensée étant une configuration stable de probabilités, il n’est pas nécessaire que ces probabilités soient recalculées en permanence pour que la pensée se maintienne. Le cerveau étant naturellement économe de ses ressources, il cesse dès que possible l’activité neurale qui n’est plus nécessaire à la synthèse présente dans l’espace de travail. Ces graphes se réactivent quand les signaux diffèrent et font changer le cours de la pensée. Une tâche routinière consommera ainsi des ressources à son initiation mais beaucoup moins à la fin.
Quant aux aires cérébrales impliquées, elles dépendent bien sûr des signaux analysés, comme le savent les neurologues depuis l’aube de leur spécialité. Une tâche visuelle implique le cortex occipital, et l’observation proprement dite implique le cortex pré-frontal. Les réseaux encore allumés à la fin de la 1ère expérience sont ceux indispensables à la prise en charge de la routine engagée au départ par l’espace de travail global.
Et l’attention ?
Je ne connais pas les résultats de la seconde expérience, qui ne sont pas publiés. Elle est donc plus discriminante pour Stratium puisque mon explication ne peut se faire a posteriori. L’expérience tente de séparer l’attention portée à un jeu vidéo de la conscience du fond d’écran. L’interprétation en sera délicate car les rapports entre attention et ‘conscience de’ ne font pas consensus. L’attention est généralement considérée comme une focalisation baladeuse de la ‘conscience de’. Il n’y aurait donc pas d’attention sans conscience, tandis qu’il pourrait exister une conscience sans focalisation. Mais l’affaire n’est pas tranchée. Des points restent obscurs. Quel mécanisme neurologique est associé à l’attention ? Comment identifier cette focalisation au milieu des corrélats neuraux de la conscience ?
Stratium décrit métaphoriquement l’espace de travail conscient comme une scène alimentée par l’ensemble des fonctions mentales. Les objets virtuels qu’elles produisent sont tous présents sur la scène, inclus dans la ‘conscience de’. L’attention n’est pas une fonction mentale mais l’échelon global de l’espace de travail. L’attention matérialise la configuration stable (temporairement) des mondes possibles que la scène est en train de décrire. Les mondes possibles varient en fonction de l’importance prise par chaque objet dans la scène. Beaucoup étant reliés, les possibilités ne relèvent pas entièrement du hasard. Par exemple si l’attention est focalisée sur une personne il paraît difficile qu’en soit ôtée le chapeau qu’elle porte. Par contre le décor de la scène disparaît de l’attention quand elle se focalise sur les personnes.
Une prédiction sur la seconde expérience
Le déplacement de l’attention correspond à la reconfiguration des mondes possibles en fonction des nouveaux objets qui entrent en permanence sur la scène. Des moyens existent pour inhiber le sautillement incessant de l’attention : l’irruption d’un objet particulièrement célèbre ou d’une perspective de récompense, ou encore la privation sensorielle. Les mondes possibles se regroupent autour de la célébrité ou au contraire de l’absence de tout sujet captivant.
L’intérêt de Stratium est d’expliquer en quoi consiste physiquement l’attention et pourquoi elle se comporte ainsi, ce que ne font pas les théories en lice. À propos de la seconde expérience Stratium prédit que les corrélats neuraux seront riches au début du test, au moment de l’installation de la scène, fond d’écran et acteurs du jeu inclus. Puis ces corrélats correspondront seulement au déplacement des acteurs, le fond d’écran n’influençant pas la reconfiguration des mondes possibles.
Cendrillon au bal des théories de la conscience
En questionnant les participants sur ce qu’ils ont vu, il est important de tenir compte du délai après l’interruption du jeu. Si la question est immédiate, chez le participant c’est la configuration attentionnelle encore concentrée sur les acteurs du jeu qui répond. Le fond d’écran sera ignoré. Si le participant a le temps de réfléchir à loisir à l’ensemble de la scène, en le motivant avec une récompense, il revisitera toutes ses configurations attentionnelles mémorisées et se souviendra mieux du fond d’écran.
Stratium est testable, assurément. C’est la partie de la théorie qui est scientifique, une fois admis le postulat de la dimension complexe. Toute théorie scientifique utilise des postulats. Mais est-ce une bonne idée, au fait, d’enchaîner la conscience avec la science ? Peut-être aurais-je du vous présenter Stratium comme un conte ? Les contes éclairent toujours nettement les soubassements de la réalité. Stratium est la Cendrillon du bal des théories de la conscience. Aussi belle en surface que les élitistes GNWT, HOT et RPT, aussi profonde que l’IIT, notre esprit princier ne rêve-t-il pas de s’y marier ? Malheureusement elle est perdue loin du monde universitaire. Pour la retrouver, un seul indice : une pantoufle de conscience aux contours extraordinairement complexes. Qui peut la chausser ?…
Conclusion
Le vrai problème “difficile” de la conscience est que nous n’utilisons pas le bon cadre pour le penser. Les cadres spatial, temporel, mystique, quantique, neurologique, sont inadaptés à cette étude. La science, et même la philosophie penchée sur toutes les méthodes de connaissance, montrent leurs limites. Tous ces procédés appartiennent à l’esprit humain, inclus dans ce qu’il doit étudier. L’esprit Créateur est intégré à sa Création. Comment pourrait-il savoir qu’une propriété appartient bien au réel en soi et non seulement à son espace de création ? Une telle propriété doit concerner l’intégralité de ce qu’il observe, y compris lui-même. Ce n’est pas une condition suffisante bien sûr, mais en observant cette propriété d’un bout à l’autre de sa connaissance et du soi qui connaît, il peut supposer qu’elle s’étend au-delà.
L’espace était classiquement la meilleure propriété candidate. Tout semble appartenir à un espace continu, y compris nous-mêmes, ce qui fait confondre facilement Réalité et Univers. L’espace est aveuglant par sa taille mais semble lui-même production de plans d’information plus fondamentaux. Et surtout l’espace-temps éternaliste est incapable d’inclure un phénomène tel que la conscience. Nous sommes ainsi encouragés à extraire nos esprits de la réalité et penser que nous pouvons la théoriser de l’extérieur.
La bonne propriété candidate est la complexité, j’espère vous avoir convaincu de cette avancée cruciale avec cet article. Ce n’est pas une vision figée du réel qui doit s’efforcer d’expliquer la conscience ; c’est la présence du phénomène conscience qui doit débloquer la vision du réel. En introduisant la complexité comme dimension fondamentale de la réalité, tous nos cadres s’insèrent sans heurts dans cette vaste armoire où de nouvelles étagères s’ajoutent à mesure des besoins. L’ensemble de la réalité incluant notre esprit conscient y tient sans difficulté, incitant à penser que l’armoire est plus grande que notre réalité personnelle sans changer de principe par rapport à sa partie observable. Ainsi pouvons-nous échapper à notre vision limitée sans pour autant diviniser subrepticement notre esprit Créateur.
Plutôt que supposer l’existence d’un hypothétique champ derrière la conscience ou la réduire par l’illusionnisme, qui sont des approches dualistes, j’ai préféré la chercher au coeur de la complexité du réel. Elle naît dans le principe d’un continu fusionnant le discontinu : la configuration des probabilités constitutives d’un niveau de complexité. Ébauche de regard d’un système intégré d’informations sur lui-même. Ce fragment de “conscience de” se surimpose aux autres dans la dimension complexe. Les neurones ont une aptitude particulière à élever rapidement la complexité grâce à leur organisation graphique. La conscience particulièrement riche que nous éprouvons dans l’espace de travail supérieur du cerveau résulte d’un étagement impressionnant de ‘conscience de’1, ‘conscience de’2, ‘conscience de’n…
Le cerveau étire ses liens physiques dans la dimension complexe. Au sommet, notre espace de travail conscient est toujours plat, mais il surmonte désormais la réalité d’une très haute altitude, en ayant réussi à se procurer les plans de sa propre structure. Il gratte véritablement le ciel…
*