«Ne faites jamais d’une passion votre métier»

En avance ou perdu?

Si je fais d’une passion mon métier, je suis contraint d’adopter le consensus qui fait le coeur de la discipline. Je l’étudie, l’approfondis, le délimite, le soutiens auprès des profanes. Le métier est le pôle collectiviste de la discipline. Plus je m’y attache plus je suis valorisé en tant que professionnel.

A contrario s’évader du consensus, chercher à le modifier, inventer une nouvelle façon de voir les choses, est le pôle individualiste. Il peut recueillir félicitations et célébrité s’il réussit à s’intégrer au corpus existant des connaissances, à déplacer le consensus. Il peut aussi me transformer en persona non grata s’il échoue à convaincre, soit parce que je me suis trompé, soit parce qu’il n’existe pas encore les moyens de trancher la controverse, que je suis “trop en avance sur mon temps”, temps qui est en fait celui du collectif et non le mien.

Qui veut des biais?

Quand j’engage ma passion dans la voie professionnelle, je la soumets au couperet collectiviste. J’hésite à sortir des sentiers battus. Mon esprit est inconsciemment ramené vers la vision standard, parce que je l’ai beaucoup étudiée, m’en suis persuadé, l’ai enseignée. Ma position est plus sûre mais également enchaînée par le biais d’engagement. Situation paradoxale, alors qu’en règle générale ce sont les béotiens qui sont accusés des pires biais.

Ils sont plus fréquents chez eux, certes ; mais pires ? L’intelligence sur un sujet n’implique-t-elle pas que s’il existe une erreur elle est plus profonde, et donc bien plus difficile à déraciner ?

Les excès s’équilibrent

Quand ma passion reste individuelle il est motivant de chercher les biais cachés dans la position collectiviste. Cette recherche est émancipée, indépendante jusque dans les principes fondateurs de la discipline. Bien sûr, plus je veux trouver une erreur près de l’origine plus cet effort est vain. L’isolement guette autant l’inventeur que la sédimentation menace l’académicien. Comment se garder de l’un et l’autre ?

Faut-il accuser un excès de passion, qui fait ignorer l’avis des autres ? Ou un excès de métier, qui rend aveugle au génie ? Sûrement pas, puisque c’est l’excès de passion qui mène au génie, et l’excès de métier qui évite la solitude. Nous sommes au coeur du principe T<>D, soliTaire versus SoliDaire, qui fonde toute réalité. Ce n’est pas l’affaiblissement de l’un ou l’autre de ces pôles contradictoires qui permet de préciser le point d’équilibre. Au contraire c’est leur renforcement, leur participation active au conflit. Un conflit ne se refuse pas, il se déroule, conduit à une organisation, un niveau supplémentaire de réalité qui s’ajoute aux précédents.

Einstein surimposé à Newton

Par exemple la mécanique newtonienne n’a pas été éliminée par l’einsteinienne. Elle reste valable dans le cadre utilisé par Newton. Einstein a construit un cadre différent, non pas « plus large » (évitons la réduction horizontale) mais plus intégrateur. Niveau de réalité supérieur. Des abstractions se sont ajoutées à celles formant le consensus de Newton. Individuations abordant le collectif. Conflit. Confirmées, les abstractions einsteiniennes ont réussi à créer une nouvelle réalité. Elles n’effacent pas les précédentes. Elles ont créé un nouveau cadre de pensée surimposé au précédent. Ce cadre est propriétaire des éléments abstraits qui interagissent ensemble pour le créer. Il n’a rien d’absolu.

Si nous réappliquons ce principe à tout métier, la passion individualiste utilisée conjointement avec la passion collectiviste permet de dérouler le conflit issu de l’innovation pour construire des niveaux supplémentaires de réalité à toute discipline.

L’éloge du vagabondage

Dès lors notre aphorisme du début se justifie sans doute par les contraintes du métier. Elles obligent à focaliser l’esprit à se focaliser sur elles même lorsqu’il voudrait vagabonder. Des routines s’installent. Nous n’avons plus accès à leurs racines inconscientes. La discipline s’enterre lentement dans les profondeurs de notre esprit. La passion s’affadit. Il est difficile de rester passionné sur un sujet parce que notre passion le transforme, le sculpte, et qu’en le précisant ainsi son mystère s’évanouit. Notre inventeur cherche d’autres sujets.

Et c’est là qu’est la solution : entretenir la passion c’est la porter ailleurs, l’alimenter avec de nouvelles énigmes. Que l’esprit reste affûté et lorsqu’il revient au métier, il continue à le bousculer.

Voici donc notre aphorisme revisité : « Ne faites pas de votre passion un métier, ou si vous le faites, cherchez-vous rapidement de nouvelles passions. »

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