Alimentation (2): Trop pesants et trop légers

Le poids est un champ de bataille

La guerre est déclarée entre le monde médical et les gros. D’un côté, la lourde moissonneuse-batteuse de la santé publique, déterminée à écraser les obèses pour les débarrasser de leur graisse superflue et en faire de jolies tiges fines comme les autres, plus faciles à caser. La médecine curative et préventive, depuis longtemps fâchée avec le surpoids, est assistée aux USA des entreprises, de certains édiles et même de compagnies aériennes.

Responsables d’une perte de productivité de 130 milliards d’USD, les gros sont traités par les entreprises américaines comme des délinquants. Fichés par la chaîne de pharmacies CVS, qui exige bilan métabolique et mensurations de ses employés, déduit un surcoût d’assurance-maladie du salaire des hors-norme. Michael Bloomberg, l’ancien maire de New-York, a obligé en 2013 les fast-food à afficher le nombre de calories des produits vendus, et voulait interdire les sodas géants. Samoa Air, SouthWest et United ont contraint leurs clients tenant difficilement dans leur siège à en acheter un deuxième.

Formons les lignes

La médecine a des arguments… de poids. Diabète, cardiopathie, apnée du sommeil, arthrose, sensibilité aux infections, la liste des complications du surpoids est interminable, jusqu’au Covid plus méchant pour les gros, ce qui leur a valu une priorité vaccinale.

En face l’armée des gros renforce constamment ses effectifs. Les américains sont 70% en surpoids, dont 40% d’obèses. Statistiquement la “normalité” s’est déplacée. Les français sont moins nombreux mais tout de même à 50% en surpoids, 15% d’obèses. Des généraux luttent contre la grossophobie. Ils affirment qu’on peut être gros et en bonne santé. Un mouvement de défense, la NAAFA (National Association to Advance Fat Acceptance), voit le jour dès 1969.

Fat Acceptance

La création de la NAAFA revient à des Fat Admirers, hommes ayant une attirance sexuelle pour les femmes en surpoids. Indice important pour comprendre cette guerre un peu surprenante. L’unanimité ne devrait-elle pas se faire autour de la lutte contre l’obésité, étant donné sa létalité insidieuse ? A-t-on vu des associations de lutte pour la protection du tabagisme ? Non, ici existe une discordance manifeste entre corps-organisme et image-représentation. Désirs en conflit. Lequel est “naturel”, lequel “pervers” ?

Les deux camps n’utilisent pas le même regard. Effets ontologiques néfastes du surpoids pointés par la science. Effets téléologiques tout aussi péjoratifs pointés par la NAAFA, devenue plus généralement le mouvement de l’Acceptation des Gros (Fat Acceptance) : les gros sont effectivement sujets à des discriminations excessives et inacceptables, stigmatisation à l’embauche, insultes dans les transports, accusations de faiblesse psychologique et d’inculture (le surpoids domine chez les gens à faible niveau d’éducation).

Et quand deux acceptations sont contradictoires?

Alors l’obésité, problème majeur de santé ou identité à défendre ? Les accusations des deux parties semblent justifiées. Pourtant elles se contredisent, donc chacun essaye de décréditer l’autre. Les identitaires mettent en avant les gros bien dans leur peau. La santé se contente d’aligner ses chiffres mais pense à demi-mot que la grossophobie n’est pas une mauvaise chose. Plus forte en France, c’est probablement elle qui empêche la progression vers les chiffres américains. Les campagnes contre le tabac sont à l’évidence fumophobes, sans que personne s’en émeuve.

Chacun a raison et c’est une contradiction. Impossible à saisir sans avoir séparé les regards ontologique et téléologique, qui ne sont pas vraiment adversaires. La première partie de l’article en a commencé l’explication, et je vais continuer à la développer. Mais voyons auparavant une autre interaction critique entre l’alimentation et l’image du corps.

L’anorexie c’est la Culture…

Si le surpoids a des déterminants génétiques et microbiotiques importants, impliquant l’ontologie du corps, l’anorexie par contre semble le prototype de la maladie téléologique, entièrement créée par une image du corps perturbée, voire suicidaire. Plusieurs déterminants culturels sont cités : le rigoureux milieu de la mode, la popularité du ‘thigh gap’, écart entre les cuisses qui dégage la zone génitale mais ne s’atteint qu’au prix d’une maigreur conséquente, et sans doute plus banalement la survenue avec la puberté de formes féminines qui gênent l’adolescente. Sont-elles toujours un atout à une époque où elles sont mises en scène, convoitées, marchandisées, ou au contraire moquées comme la marque de l’obsolète femme-objet ? Les rondeurs sont cible de discrimination négative pour un certain nombre de jeunes filles. Hors de question de les laisser s’installer.

Le monde de la mode a voulu se dédouaner avec un code éthique, tandis que des témoignages d’anorexiques affirment l’absence de tout lien avec l’image du mannequin. Néanmoins la mode est au coeur de notre société du spectacle et porte l’image féministe de la femme, radicalement opposée aux pulpeuses icônes qu’affectionne la gent masculine. Les témoignages sont entachés par le déni du trouble quasi constant dans l’anorexie, et par la difficulté à remonter à son origine inconsciente, au-delà de la description du vécu.

Mais on cherche quand même dans la Nature…

Dire multifactorielle la cause de l’anorexie avoue surtout l’impuissance à organiser ces facteurs en une explication cohérente. L’ontologie génétique et biologique ne trouve pas de facteurs déterminants. La science s’efforce pourtant de privilégier cette direction du regard, faisant des rapprochements génétiques avec d’autres pathologies psychiatriques, présentant les anomalies des neuromédiateurs comme cause plutôt que conséquence, établissant des connexions avec le microbiote. L’effet est de déposséder les anorexiques de leur comportement. Elles apparaissent programmées par leurs gènes, leur chimie neurale, leurs bactéries symbiotiques. Le béhaviorisme cherche toujours à éliminer le concept de libre-arbitre.

Quelle place me reste-t-il?

Dans ces deux histoires, obésité et anorexie, la conscience manipule l’image du corps de façon très différente. Chez l’obèse elle accepte l’image publique, objective, mais refuse son interprétation péjorative, ainsi que la responsabilité. C’est une image subie plutôt que désirée. Le corps est bien ainsi, il s’agit seulement de le requalifier. Chez l’anorexique l’image du corps est discordante avec l’objective. Le corps est en bonne santé ainsi. Le cerveau est stimulé par l’anorexie mais les pensées ne se réajustent pas. La valeur alarmiste du signal est occultée. Seule la stimulation est recherchée. Le cerveau devient dépendant à ses propres drogues du désespoir.

Pourrait-on dire, pas bien sérieusement, que la conscience de soi occupe la place restante dans le corps ? Légère chez l’obèse, pesante chez l’anorexique ? La force des regards ontologique et téléologique est inversée. C’est l’ontologie qui prend le pouvoir sur le corps de l’obèse, qui fait le constat d’une beauté différente. La téléologie domine par contre celui de l’anorexique, qui force le corps à être beau, même quand il ne l’est pas.

Point commun : le dialogue ne s’établit ni dans l’esprit de l’obèse ni dans celui de l’anorexique. La dominance d’un regard empêche l’autre d’apparaître. Ils ne se rencontrent pas.

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Liens:
Grossophobie. Avec la pandémie, les Américains en surpoids plus stigmatisés que jamais, Courrier International, 23/05/21
Obésité : une identité à défendre ou un problème majeur de santé publique? L’Express, 10/09/21
Mouvement pour l’Acceptation des gros, site Academic
Anorexie mentale, à la frontière de la médecine somatique et de la psychiatrie, INSERM, 8/10/2020

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