Alimentation (3): Le Somma

Existe-t-il un cerveau?

Qu’il existe un système nerveux, c’est certain, et il s’étend à travers le corps entier. Il se concentre remarquablement dans la boîte crânienne. Carrefours et cellules s’y multiplient. Mais il reste, pour l’essentiel, un vaste réseau de fibres connectées. L’élément-clé du système nerveux n’est pas le neurone en tant que corps cellulaire, mais sa faculté à produire des prolongements d’une longueur approchant le million de fois celle du corps cellulaire. Le neurone est une machine à tisser plus qu’à penser. C’est le tissu qui pense.

Nous pourrions voir ainsi le cerveau comme un gros ganglion hypertrophié, où le tissu neural est particulièrement serré et connecté. Plutôt qu’organe pensant, il est concentrateur de l’activité d’un système étendu au corps entier. La perte de ce gros ganglion n’est pas forcément mortelle si la section intervient au-dessus du tronc cérébral. Cf l’histoire de Mike, un poulet ayant vécu 18 mois sans sa tête, considérée par certains comme un hoax, mais tout de même assez bien documentée et physiologiquement plausible.

Et la tête sans corps?

Le contraire est-il possible ? Un cerveau continue-t-il à fonctionner complètement déconnecté du reste du système nerveux, comme dans les films de SF où il flotte paresseusement dans un bocal, se livrant à une pure activité télépathique ?

L’importance des influx sensoriels est cardinale. Il n’existe pas de situation connue où existe une conscience sans afférences sensorielles. Un tétraplégique par lésion haute de la moelle épinière ne perçoit plus son corps musculo-cutané mais conserve la présence des autres organes. Dans le syndrome d’enfermement (locked-in syndrome) par lésion du pont, la personne garde la conscience de son corps dans l’espace, malgré l’absence de tout contrôle. Il est probable qu’un cerveau totalement isolé du corps pourrait garder une conscience, car il possède des noyaux excitateurs capables d’éveiller les réseaux neuraux. Mais nous n’en avons pas la certitude.

Ma conscience se cherche

Si les afférences sont essentielles à la complétude de l’image corporelle, la conscience apparaît pourvue d’indépendance. La pensée peut flotter librement dans des espaces abstraits, sans aucune référence au corps. Elle n’apparaît que dans cette concentration extraordinaire des réseaux. Du moins elle ne se reconnaît que là. N’oublions pas que c’est la conscience elle-même qui se cherche, et non quelque chose d’extérieur à elle.

Elle ne se reconnaît vraiment que dans des réseaux éduqués, pas seulement dans un tissu cérébral. Celui-ci est anatomiquement présent en quasi intégralité à la naissance, mais la conscience qu’il montre n’est pas la nôtre, adulte. Elle est encore plus embryonnaire que chez d’autres animaux nouveaux-nés. Nous y représentons une conscience ‘humaine’ par anticipation, seulement par les perspectives de développement qui l’attendent.

Des neurones aux concepts

Si le neurone est une machine à tisser des fibres nerveuses, les neurones assemblés sont une machine à tisser des niveaux conceptuels. Ils ajoutent des couches de signification aux régularités sensorielles. Au sommet la conscience s’épaissit de contenus plus riches et plus synthétiques. Une table n’est plus seulement une collection de lignes visuelles régulières mais un objet intriqué à de multiples activités quotidiennes voire une histoire familiale. J’utilise pour cette addition de couches conceptuelles le terme ‘surimposition’ car la suivante n’existe pas sans la précédente.

Les réseaux neuraux étoffent la réalité perçue par chacun d’entre nous, divisée entre soi (traitement des afférences sensorielles intrinsèques) et non-soi (afférences extrinsèques). La séparation se fonde sur le caractère propriétaire des afférences intrinsèques. Elles sont données d’emblée, identitaires, capables de rétroaction directe (réponse hormonale, motrice réflexe). Tandis que les afférences extrinsèques sont postérieures, et ingouvernables. Il faut les traiter à travers des représentations complexes pour trouver des réponses efficaces.

Le Somma, au carrefour du corps et de l’esprit

La séparation est une auto-organisation du système nerveux. Le soi est très vite en place, brut, identitaire, fonctionnel. Le nouveau-né est un énorme Soi. Progressivement, le chaos des stimuli sensoriels s’organise à son tour et forme un Non-soi de signification croissante. La variété des informations extérieures approfondit la complexité du Non-soi et finit par lui faire dépasser celle du Soi. Les deux pôles interagissent en permanence et se remodèlent l’un l’autre. Ils sont source d’intentions indépendantes, surtout implicites dans le Soi, explicites dans le Non-Soi. Mais nous comprenons que cette indépendance est très relative, étant donné les influences qu’ils exercent sur les représentations de l’autre.

C’est toute l’importance de la notion de Somma, carrefour entre ces influences. Le somma est l’espace où se mélangent les images autonomes du corps et celles kaléidoscopiques en provenance de l’extérieur. Le somma est presque purement corporel à la naissance, et purement psycho-culturel dans des pathologies comme l’anorexie, la dysmorphophobie et la fan-attitude, où la personne entreprend des chirurgies radicales pour ressembler à une célébrité ou une poupée de plastique. La psyché a pris le contrôle du somma.

Entre naturel et culturel

Le somma peut être vu comme un curseur entre les intentions implicites et explicites. Quand le somma est proche de l’implicite, le comportement est jugé instinctif, naturel. Quand il est proche de l’explicite, il est jugé culturel, “psycho-somatique”, ce terme ayant une connotation péjorative en raison des nombreuses déviances psychologiques possibles. Mais il s’agit seulement du pendant du “somato-biologique”, également riche en variations en raison de la diversité génétique.

Le patrimoine génétique nous est donné. Physiologie dont les données brutes sont traitées directement par le cerveau. L’image du corps est le résultat, la sortie de l’analyse neurale. La représentation formée ne peut pas agir à rebours, elle n’a qu’un rétro-contrôle limité. La surimposition des niveaux conceptuels crée l’indépendance croissante de la conscience, mais l’empêche en retour d’agir directement sur ses micromécanismes neuraux basiques. Le moyen d’agir sur ses processus corporels, pour la conscience, est de construire des représentations spécifiques à leur sujet.

Schizophrénie de l’image corporelle

Ces représentations du corps font-elles partie du Soi ou du Non-soi ? C’est ici que démarre une schizophrénie quasi universelle dans les sociétés contemporaines. Les modèles du fonctionnement corporel s’émancipent des sensations intrinsèques. Les premiers appartiennent au Non-Soi. Ils sont appris de la science, mais plus souvent des pseudo-sciences. De plus en plus certifiés, dotés d’une aura d’absolue vérité, ils sont capables de remplacer les sensations intrinsèques, qui appartiennent au Soi.

Cette schizophrénie complique beaucoup la médecine aujourd’hui. Le praticien a couramment affaire à un patient dont le discours sur ses symptômes ne correspond en rien à ce qu’il ressent. Sa propre interprétation, glanée à travers lectures, réseaux, doctinautes, mysticismes de la santé, parvient à occulter l’expérience corporelle directe. Écran très difficile à traverser par la direction descendante, téléologique. Les intentions ne se remplacent pas facilement. La parole de l’expert (supposons qu’elle soit juste) échoue contre le mur de l’auto-diagnostic, à la solidité croissante.

Le praticien doit préalablement utiliser la direction ascendante, questionner le corps par l’examen clinique, accéder ainsi aux informations dissimulées par la personne, ou au contraire démanteler celles inventées pour conforter l’auto-diagnostic. Il est plus facile de le bousculer dans cette direction. Néanmoins le médecin moderne doit recourir à des appareillages. Ses mains et son oeil suffisent rarement à convaincre, même affirmant leur objectivité. Ils doivent s’adosser à des outils désormais plus célèbres, machines incorruptibles comme l’IRM.

Le conflit des représentations ontologiques

Parvenus à ce stade de notre réflexion, nous pouvons comprendre que l’essentiel des problèmes de l’image du corps sont des conflits entre concepts supérieurs. Les pathologies biologiques, ontologiques, sont faciles à corriger pour le médecin, dans les limites de la science actuelle. Les désordres ontologiques de l’alimentation pourraient être pris en charge sans interférence, directement à partir des données biologiques objectives. Mais c’est la conception ontologique elle-même qui fait désormais l’objet d’un conflit.

Les mèmes culturels s’impliquent activement dans ce conflit. C’est le sujet de l’article suivant, l’alimentation chahutée dans le tourbillon nature/culture. 

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Les neurosciences existent, le cerveau, c’est moins certain, Georges Bauherz dans La Revue Nouvelle 3/03/10
Surimposium, Jean-Pierre Legros, 28/03/21
Elle a frôlé la mort mais est toujours résolue à se transformer en poupée Barbie, 3/08/18

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