Alimentation (4): Mèmes non miscibles

Un microcosme de belle taille

Dans les mythologies océaniennes, le corps humain est le microcosme du macrocosme divin. Plus représentatif si on lui donne de la place ? La forte corpulence est particulièrement appréciée des polynésiens, qui se livraient à des engraissements rituels (ha’apori). Les aînées étaient enfermées à l’ombre dans des cases et nourries abondamment jusqu’à faire grossir démesurément leur corps et blanchir leur peau. Puis elles étaient parées et présentées à leur chef devant la communauté, qui exprimait son admiration. Elles devenaient symbole de la fertilité des terres, de la générosité des dieux et du bien-être de la communauté.

Le corps ample est toujours populaire en Océanie. Le gros est imposant. Placés sur son chemin, les maigres acquiescent prestement, toutes ethnies confondues. Chez le polynésien, de surcroît, le gros est séduisant. Pas facile de remplacer la représentation érotique par une autre. Il faut une tyrannie insistante du corps médical et les complications omniprésentes du surpoids pour y parvenir.

Occident: le mauvais arrive avec le bon

La culture occidentale s’est aussi chargée de détériorer l’hygiène alimentaire. L’obésité vraie ne s’est répandue qu’avec les aliments industriels, et la transformation des polynésiens d’agriculteurs en travailleurs du secteur tertiaire. Ceux restés dans le mode de vie traditionnel ne sont pas concernés. Masses de muscles brûlant sans difficulté les calories consommées. La génération suivante s’adapte. Les jeunes filles s’apprécient moins corpulentes que leurs aînées. Les mèmes scientifiques, diktats imperturbables, s’impriment.

Mais ils sont implantés moins profondément que les mèmes ethniques présents depuis l’enfance. Grossir est facile. Il suffit de céder à la séduction alimentaire. Maigrir, à l’inverse, est une flagellation permanente. Rester attentif pour résister à la pulsion. La conscience contrôle difficilement ces intentions enfouies dans l’inconscient. Découragée, elle recourt à la technique chirurgicale : la sleeve permet de s’ôter un tiers du poids en quelques mois.

Grossir, la voie vers l’amaigrissement

Avatar supplémentaire du choc entre les cultures : la sleeve n’est pas systématiquement prise en charge par les systèmes de santé dont les déterminants restent occidentaux. Il faut un indice de masse corporelle IMC > 40 (obésité “massive”) pour être remboursé. Comment devenir éligible ? En grossissant ! En Nouvelle-Calédonie, la plupart des candidats polynésiens sont déjà facilement au-dessus de la barre, mais les plus justes commencent leur ‘parcours sleeve’ par une prise de poids. Des critères administratifs prennent le contrôle de l’image du corps ! N’accablons plus seulement la mode.

Le somma entre biologie et psychologie

Nous avons vu dans les articles précédents que l’image du corps, explicite, n’est pas l’impression générée par le corps, implicite. La seconde peut dominer complètement la première, si vous êtes privé de nourriture. Plus souvent l’image domine l’impression, qui s’efface en arrière-plan quand la satiété est assurée. L’expérience vécue du corps est entre les deux. C’est le somma, expérience plutôt physiologique/implicite quand le corps est affamé, ou plutôt psychologique/explicite quand les besoins sont satisfaits.

Dans la société occidentale le somma est nettement psychologique, au point d’effacer les impressions physiologiques. C’est ce qui lui apporte une aussi grande variété d’apparences. En effet le corps biologique uniformise ; les affamés éprouvent des sensations voisines. Tandis que la psychologie diversifie le somma. C’est la satiété occidentale, facile à obtenir, qui facilite l’implantation d’une telle abondance de représentations explicites. Avec, parmi elles, les déviances. Elles n’existent pas chez ceux qui conservent un somma plus biologique.

Un modèle des couches supérieures du mental

Il n’existe pas de modèle officiel de la manière dont les concepts supérieurs s’organisent dans le psychisme. Je vais utiliser un modèle personnel. J’appelle ‘pôle Esprit’ le Soi et ‘pôle Réel le Non-soi. Le pôle Esprit rassemble les représentations identitaires, un tout fusionné que nous éprouvons en tant que « Je ». La fusion inclue sensations corporelles, identité structurelle (habitudes), mémoire biographique, auto-observation de soi.

Le pôle Réel, ce qui n’est pas « Je », est aussi un ensemble, plus facile à démembrer parce que moins embryologique. Il inclue le monde matériel, et le vivant, disposé en cercles sociaux. Les plus proches sont nos compagnons intimes, les plus éloignés nos congénères catégorisés par profession, ethnie, culture, nation. Chaque cercle est accompagné de sa conscience sociale particulière, construite par la propagation de ses mèmes.

Les mèmes ne sont pas miscibles

Pourquoi suis-je en train de compliquer votre lecture avec ce modèle ? L’intérêt est de comprendre que chaque conscience sociale possède une indépendance relative et son langage particulier. En systématisant ainsi le pôle Réel, il apparaît que certains mèmes ne sont pas miscibles, parce qu’ils n’appartiennent pas aux mêmes cercles.

Les mèmes océaniens traditionnels ne peuvent interagir avec ceux de la médecine occidentale. Leurs cadres sont étrangers l’un à l’autre. Surpoids coutumier et médical sont des repères aussi incompatibles que les gravités quantique et einsteinienne. Il faut des pirouettes pour vivre avec les deux, chez les polynésiens comme les physiciens ! Heureusement le mental ne manque pas de place pour de nouveaux étages à construire.

Une image du corps réaliste?

Chacun d’entre nous emplit son pôle Réel de paradigmes glanés ici et là. L’image “réaliste” du corps peut prendre des formes surprenantes. Si nous utilisons les paradigmes de la science, il y a de fortes chances que nos images se ressemblent. Le discours médical s’en trouve uniformisé. Cependant les médecins, dès qu’ils quittent l’université, sont soumis comme les autres au feu roulant des pseudo-sciences. Le consensus se distend.

Les non-professionnels subissent toutes les influences, beaucoup de mysticismes alimentaires, des pressions publicitaires, industrielles, pharmaceutiques, souvent pas plus perverses que leurs contreparties écologistes, naturalistes, qui ont leurs propres motivations économiques. L’image construite par ces pôle(s) Réel(s) se veut elle aussi ‘réaliste’ mais il reste du chemin à faire. Par exemple l’intolérance au gluten est ignorée d’une partie de ceux qui en souffrent (environ 1% de la population) mais factice chez la plupart de ceux qui suivent un régime sans gluten (près de 30% des américains).

Les névroses mémétiques

Il semble donc que les mèmes puissent être névrotiques ! Aïe, nous pouvions laisser Freud et les psychanalystes gloser sur l’inconscient, tant que celui-ci reste dans son sous-sol et ne perturbe pas trop le quotidien. Mais si les consciences sociales forment aussi leurs névroses ? Démarrer une psychanalyse de la culture ? Oui, c’est l’un des multiples noms de la philosophie. Construisons avec elle une auto-observation plus haute, capable de prendre en charge ces pauvres consciences-esclaves, victimes des névroses mémétiques.

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Alimentation et corpulence en Polynésie française, Bulletin épidémiologique de Santé Publique, 2009
Le corps valorisé, alimentation et corpulence en Océanie, Serra-Mallol, Tibère, 2013
L’intolérance au gluten : mythe ou réalité?, 7è rencontres en immunologie & immunothérapie pratiques, 14/03/18

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