Alimentation (5): Conclusion épistémologique

Faut-il choisir entre des analyses contradictoires?

Un problème récurrent handicape l’analyse philosophique : les regards téléologique et ontologique sont contradictoires. Ils décrivent des causes en concurrence. Si c’est la génétique, ce ne peut être la psychologie. Si c’est la culture, ce ne peut être la biologie. Etc. La contradiction naît d’une épistémologie trop horizontale : les différents regards sont décryptés, comparés, testés quant à leurs résultats. La meilleure approche l’emporte. Vous ne pouvez pas conserver celles qui ont des postulats incompatibles.

Cette logique ne fonctionne pas pour le couple téléologie/ontologie. Il est dans leur nature d’être contradictoire. En effet le point de départ de l’analyse, l’observateur, n’est pas le même. Pour l’ontologie c’est l’intention que nous prêtons à la réalité physique, aux éléments qui s’organisent sous l’effet de forces fondamentales. Pour la téléologie c’est l’intention de notre réalité mentale, éclatée entre une multitude de cerveaux.

Deux extrémités de la dimension complexe

Ces deux observateurs sont étrangers l’un à l’autre. Disposés aux extrémités d’une dimension complexe. Faut-il s’étonner qu’ils portent, sur ce qui les sépare, un regard incompréhensible à l’autre ? Cela signifie-t-il que l’un des regards est juste et l’autre faux ? C’est ce que chacun d’eux affirme, et son point de vue est exact. Mais n’éteint pas l’autre. Les deux sont exacts… de chaque extrémité.

L’analyste doit ainsi redresser sa pensée, la rendre verticale. Les deux approches ne sont plus contradictoires. Elles convergent vers un sujet commun, sur lequel elles doivent se rencontrer. C’est rarement le cas. Presque toujours parce que l’analyste privilégie le regard auquel il est formé, habitué. Le scientifique est ontologique, le philosophe ou le psychologue téléologique. La contradiction des discours est celle des écoles de pensée et non une contradiction réelle. La chose est bien là, devant nos yeux, satisfaisant tour à tour les deux modèles, s’éprouvant unique et non divisée.

Redressons l’échelle

Verticalisons notre pensée, approprions-nous ses départs ontologique et téléologique, et nous allons comprendre les troubles de l’alimentation aussi bien dans leur dimension génétique que culturelle.

Ce qui permet de faire dialoguer l’ontologie et la téléologie, c’est qu’elles ne sont pas des causalités concurrentes. Elles se succèdent. L’ontologie constitue les instincts alimentaires. La téléologie les rétro-contrôle. La Nature m’a donné un corps, cadeau arrivé avant toute opinion que j’aurais pu former à ce sujet. Comment mon intention peut-elle le transformer à présent ?

La Nature est un ingénieur hors-pair. Je suis un miracle de la biologie. Mes intentions profanes sont-elles bien au niveau ? Ne risqué-je pas d’envoyer à la casse mon seul véhicule corporel en manipulant l’intérieur sans le connaître ? Puis-je exercer n’importe quelle intention ?

Dangers du contrôle

Si la conscience était dotée de tous les pouvoirs sur le corps, sans doute n’aurions-nous aucune chance d’accéder à l’âge adulte. Les intentions infantiles sont aussi innocentes que dangereuses. L’autonomie instinctive, ontologie inébranlable du corps humain, nous protège du pire. Ainsi, dans notre téléologie, faut-il conserver l’idée de protéger l’ontologie. Étrangères, peut-être, mais l’une n’existe pas sans l’autre.

C’est pourquoi nous pouvons douter que l’appropriation des comportements alimentaires soit « la marque d’un individualisme et d’un libéralisme triomphants ». L’individu est-il fondamentalement le corps, ou l’image du corps manipulable à loisir ? Que devient la seconde en négligeant le premier ? Le libéralisme est-il s’autoriser des comportements létaux, susceptibles de dégrader prématurément son corps, ou conquérir sa liberté en évitant ces complications ?

Le désir d’émancipation des consciences “libérales” est d’autant plus suspect que leurs contenus sont fortement influencés par l’état physique. Tout dysfonctionnement neural modifie la fragile conscience de soi. Cercle vicieux: une conscience se croit libre alors que ce qui s’observe en elle n’est plus intact. La dépendance à la drogue est l’exemple caricatural. Une conscience atrophiée cherche dans la consommation une liberté qui n’existe plus. La dépendance au sucre n’est pas aussi sévère mais relève du même mécanisme.

Arbitre librement enchaîné

La liberté inclue une stabilité. Si je veux exercer un choix, il faut bien que je l’ai consolidé. En le renforçant je menace d’en faire une habitude. Ce choix reste-t-il une marque de libre-arbitre ou me suis-je moi-même enchaîné ?

Mais aujourd’hui l’enchaînement est salvateur. Ma conscience est prise dans un torrent d’informations contradictoires. Il faut s’accrocher à quelque chose. Trouver une mare plus calme, où je vais me mettre en cercle avec d’autres, renforcer mon choix du leur. Et ces autres mares, autour, qui disent le contraire, suis-je plus libre ou moins libre en les ignorant ? Ayant repris un peu d’assurance, je me résigne à sortir.

Métaphore de la conscience-nageuse

Ma conscience se voit nageant dans une fosse dans laquelle les conflits se déversent continuellement. Elle reste à la surface en inventant de nouvelles manière de nager, car les courants des conflits n’ont pas tous la même densité.

Si je n’y parviens pas, que ma conscience coule, s’asphyxie, je crains qu’on l’enferme dans un scaphandre de psychotropes. Si je suis trop vieux pour nager, on m’installera au fond dans une bulle protégée, un EHPAD (Établissement d’Hébergement Profond Assurant la Dépendance), d’où je contemplerai les ombres de mon passé.

Avec des moyens je peux m’offrir ma bulle personnelle, un microcosme parfaitement contrôlé où rien ne peut me surprendre. Mais le monde extérieur continue à changer. De nouveaux tourbillons naissent dans la fosse. Ma bulle s’est enfoncée. Si elle éclate, ma conscience a-t-elle une chance de s’en tirer ?

Dans le doute, je continue à créer de nouvelles techniques de nage. Je les surimpositionne. Je reste en surface. Une vision plutôt mince des choses, dites-vous ? Que nenni. C’est de la surface que l’on voit toute leur profondeur…

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