Comment redonner de la substance à la matière ?

Abstract: Étant donné la difficulté à démontrer la réalité ontologique de l’émergence, certains auteurs proposent d’en faire une conception non-substantialiste. Mais l’ontologie réductionniste classique est déjà en échec pour dire s’il existe une substance fondamentale des choses. Elle se contente d’associer une structure d’information à chaque phénomène observable, sans justifier ou contredire l’existence d’une substance indépendante. Je vais montrer que la seule définition possible d’une substance, en l’état des connaissances, repose sur cette structure, c’est-à-dire sur l’étagement de niveaux d’information, en raison de l’absence de niveau fondamental avéré. Toute approche réductionniste est contrainte alors de rétablir le principe d’émergence comme seule source du substantiel pour la réalité observable.

Le difficile problème de l’émergence

L’épistémologie se débat depuis plusieurs décennies avec le problème de l’émergence, “le tout qui est davantage que les parties”, rupture de causalité difficile à concilier avec l’approche réductionniste qui fait l’efficacité de la science. Sans émergence malheureusement, il est tout aussi difficile d’expliquer nombre d’observations qui ne sont pas directement dérivables des micromécanismes. Ce qui a conduit à un émergentisme scientifique “pragmatique” : les chercheurs attachent les modèles aux propriétés qu’ils observent, au sein de leur discipline, sans chercher à en faire une chaîne transcendantale ou transdisciplinaire.

Au sein des nombreux auteurs qui ont abordé ce problème, Michel Bitbol a cherché une troisième voie en détachant l’émergence de l’ontologie matérialiste. S’il n’est pas possible de le dériver de la physique et que l’esprit ne peut s’en passer, dit-il, alors il faut en faire un principe non-substantiel, à l’interface entre les deux.

La conscience assimilée au niveau émergent de l’activité cérébrale

Bitbol reprend les travaux de Francisco Varela et Evan Thompson, émergentistes, et les compare à ceux de Jaegwon Kim, réductionniste classique. Kim ne dénigre pas l’existence du phénomène conscience (c’est pour lui la seule véritable émergence forte) mais constate qu’il est impossible de l’intégrer aux mécanismes cérébraux par le fonctionnalisme. Pour lui il existe un fossé explicatif. Kim se range donc en fait parmi les dualistes.

Mais alors que Kim fait de l’émergence le fossé explicatif, sans l’assimiler à l’expérience consciente, Varela et Thompson font cette assimilation. Pour eux la base de la conscience est l’activité globale du cerveau superposée à l’activité locale par le phénomène d’émergence. La conscience correspond aux patrons dynamiques d’activité neuronale à large échelle. La causalité est bien bi-directionnelle : ascendante par la synchronisation neurale qui donne naissance au patron général ; descendante parce que la configuration globale est un ordre collectif capable de restreindre le champ des stimuli neuraux et d’orienter le cours de la conscience.

Une théorie qui élimine plus qu’elle n’explique

L’assimilation de la conscience à l’activité globale du cerveau a fini par conduire à l’éliminativisme, une position où la conscience perd toute séparation du fonctionnement neural. Elle n’est plus une émergence forte mais une simple apparence de l’agitation neurale globale.

Ce nouveau matérialisme fait disparaître le problème corps-esprit sans dire véritablement pourquoi il existe des mécanismes locaux et un niveau global, ni comment ils interagissent. L’éliminativisme comble au bulldozer le fossé neural-conscience sans avoir réparé vraiment la faille explicative. Il semble que nous ayons progressé surtout en aveuglement, tandis que les dualistes avaient la lucidité de reconnaître la difficulté de la question.

Le matérialisme intoxiqué

En avalant cul sec le problème corps-esprit, le matérialisme se transforme en fait lui-même. Les réductionnistes n’ont pas saisi à quel point l’éliminativisme a provoqué une mutation profonde du physicalisme classique. S’il existe des niveaux local et global à prendre en compte séparément dans le fonctionnement du cerveau, pourquoi cet impératif se limiterait-il à l’amas de circonvolutions grisâtres qu’abrite notre boîte crânienne ? Le principe contamine potentiellement toute l’étendue de la matière. La réalité de l’émergence s’inscrit définitivement dans la physique fondamentale. Elle avait déjà commencé à le faire à l’autre extrémité de la complexité, dans la mécanique quantique, où le niveau global des particules intriquées impose rétroactivement son état à ceux des particules individuées.

Nous voici avec un monisme de la matière qui a récupéré la conscience en son sein, mais qui a ingurgité une faille explicative susceptible de se multiplier à l’infini. Elle peut apparaître au milieu de toute transition causale, susceptible d’être rebaptisée ‘corrélation’ plutôt que ‘explication’.

Des failles dissimulées dans le langage

Ces failles sont heureusement lissées dans le matérialisme par le fait qu’il ne voit plus réellement des matières mais des structures d’information. Sous le regard structuraliste dominant il n’y a plus d’objets, d’êtres vivants, de cerveaux ni même de particules ; il n’y a plus que des ensembles d’informations, tous reliés par des équations précises. Les failles n’apparaissent nulle part parce qu’elles sont devenues des sigles, généralement des signes ‘=’. Si ces signes résistent solidement aux expériences, pourquoi se préoccuper qu’ils soient des corrélations ou des causalités ? C’est un souci purement philosophique, pas scientifique.

En s’émancipant du problème corps-esprit, la science éliminativiste s’est aussi émancipée de la philosophie. Du moins elle se contente d’une seule philosophie : le pragmatisme. L’unique intérêt de répondre à une question est qu’elle ait des conséquences utiles pour la suite des recherches. Émergence et substance n’en font pas partie.

La substance des choses

Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai fait ce détour par le problème de la conscience pour aborder celui de la substance. Ils sont superposables. De même que la conscience, la substance est une notion superflue pour la science pragmatique. Quelle avancée attendrait-on de préciser si les choses sont substantielles ou non ? Les équations se déroulent indépendamment de la réponse, et les choses se comporteront toujours comme le prédit le modèle, qui n’a pas de substance propre.

Plus un physicien cherche assidûment une substance fondamentale avec des instruments affinés, moins il la trouve. Il débouche dans un espace purement mathématique, est tenté de croire que l’univers est purement fait d’information. La plupart des physiciens n’ont pas encore franchi le pas mais rien ne l’interdit vraiment. Seule l’humilité les retient. Comment savoir si la science est une connaissance exhaustive ?

Un concept archaïque ou encore utile?

Peut-être l’idée de substance est-elle seulement un archaïsme désuet ? Comme la conscience, peut-être est-il difficile de s’en débarrasser parce que c’est une habitude profondément inscrite par notre éducation ? Mais à quoi sert l’idée de substance, au fait ? Avant de la jeter, examinons les raisons de son antique succès.

La substance désigne ce qui est permanent, par opposition à ce qui est évanescent. La permanence d’une chose est associée à la notion d’être, d’essence : la substance est aussi ce qui est essentiel dans une chose. Mais comment reconnaître la permanence ? Impossible sans interagir avec la chose. La substance ne peut s’identifier qu’à travers les propriétés de la chose. Il existe une ambivalence dans le terme, qui s’adresse à ce qui est intrinsèque à la chose mais se révèle seulement dans une relation extrinsèque.

Que fait la substance?

Si bien qu’en science le terme est entièrement dédié aux propriétés : on parle de substance active, toxique, blanche ou grise, etc. Le terme “substance fondamentale” est tronqué. Il désigne en fait le plancher de la discipline scientifique et non une quelconque fondation de la matière, qui reste hypothétique.

La notion de substance n’intéresse que notre regard descendant. Elle permet de catégoriser les choses par leurs propriétés et leur accorde une identité dans un temps qui leur est propre, mais de préférence voisin du nôtre. Il est plus facile de parler de substance pour un lingot d’or, d’allure immuable, que pour une particule éphémère.

Ontologie transparente, téléologie substantielle

La science ontologique, celle des micromécanismes, n’a aucun besoin de substances. Elle utilise exclusivement le regard ascendant, celui des éléments qui s’organisent. C’est une dynamique perpétuelle et chercher à y délimiter une permanence est purement arbitraire. La science ontologique moderne se sert de modèles interactifs faits d’information pure. La science encore attachée aux substances est la “vieille” science, celle qui utilise des cornues, des éprouvettes et des réactifs chimiques, qui note des changements de couleur, d’aspect des cellules sous le microscope. Elle décrit le monde avec le regard descendant, le plus accessible au profane. Elle dénomme et classe les choses, les associe à des propriétés et des comportements. C’est elle qui relie nos désirs au monde de l’information pure.

Autrement dit pour ne pas se retrouver nous-mêmes à l’état d’information pure, peu différentiables des autres ensembles d’information, nous avons encore besoin des substances, des permanences fondant l’identité des choses, même si elles semblent factices à la science ontologique. Nous avons besoin de notre regard descendant parce c’est lui qui porte notre identité propre sur le monde, qui lui apporte une signification, alors que sous le regard ascendant n’existent que des mécanismes impavides et dépourvus d’âme.

Le paradoxe du spiritualisme concret

La substance des choses est une notion nécessaire non pas au physicalisme mais au spiritualisme, à l’action de l’esprit sur le monde. Est-ce une déclaration qui vous semble paradoxale ? Le spiritualisme semble habituellement se nourrir plutôt de choses imaginaires et le matérialisme de choses concrètes. Habitude balayée par le monisme structuraliste. Le monde est Un en tant que structure d’informations. Cela manque certainement de parfum mystique pour un théiste mais cela a l’avantage immense de concrétiser l’Un dans la réalité. Dieu est en nous, c’est indubitable cette fois. Quant au matérialiste traditionnel, sa science a rendu les matériaux transparents, faits de vides inter-atomiques béants, sans autre substance que des champs d’énergie.

En gagnant la partie face au panpsychisme, le matérialiste a vu disparaître le sol sous ses pieds. Désormais il flotte dans le vide quantique, et le panpsychique nage à ses côtés, avec une vision du monde finalement assez proche. Leur seul désaccord concerne le fait de savoir si les particules sont conscientes ou non. Le panpsychique est encore fermement attaché à croire en un champ d’énergie particulier, définissant la conscience du vivant, alors que le matérialiste ne lui voit aucune évidence et s’en passe très bien.

La réalité pour les nuls

Tous nos congénères ne flottent pas dans le vide, et même les plus idéalistes parmi nous sont obligés d’atterrir de temps en temps. Que se passe-t-il lorsque nous avons les pieds sur Terre ? Le sol est bien ferme, les choses parfaitement concrètes, peu concernées par nos questions virtuelles. Tout semble intégralement substantiel, et le pragmatisme laisse deviner qu’abandonner le concept de substance va nous compliquer la vie. Les questions posées par l’existence quotidienne ne sont pas celles des scientifiques. Même en réduisant la philosophie au pragmatisme n’oublions pas d’inclure toutes les questions dans son approche utilitariste.

Nos congénères l’ont bien compris et très peu seront intéressés par mon article. Pourquoi sauver une notion qui n’a jamais été l’objet de la moindre menace dans leur esprit ? Ils s’éprouvent substantiels, sans aucun doute possible, et non comme des immensités de vide émaillées d’infimes particules. Il existe un abîme entre la vision scientifique de la matière et l’impression naturelle qu’elle provoque sur elle-même, car nous sommes “dans” la matière. Cet abîme est la dimension complexe. Ce qui m’incite à éveiller votre double regard, qui la parcourt dans les deux directions.

Faire dialoguer les deux regards

Résoudre le problème de la substance, c’est faire dialoguer nos regards ascendant et descendant. L’ascendant est celui du scientifique, celui qui veut comprendre comment la matière se constitue. Le descendant est celui du Moi, d’un esprit intriqué à la matière, empli d’impressions et de représentations, dont celles de la science. Même lorsque nous déroulons mentalement des abstractions, nous ne nous éprouvons pas comme un microprocesseur au silicium. Le regard ascendant est une simulation, une théorie à propos de l’organisation des choses, une manière d’affiner les représentations du non-Moi.

Le regard descendant est le seul authentique, spontané, non simulé, en prise directe sur l’expérience d’être un cerveau en activité. C’est la première des informations et la seule idéalement fiable. Aucune représentation des choses n’est sûre mais l’impression qu’elles nous procurent est certaine. Elle peut être inadaptée —d’un point de vue toujours étranger à soi— mais jamais fausse.

L’assurance naturelle du regard descendant

L’impression de substance est donc authentique et réelle, propriétaire du regard descendant, ne peut être remise en question par des théories incertaines du regard ascendant. Celui-ci n’a pas les moyens de le faire, et doit se contraindre à modifier ses théories. Il lui faut coïncider avec le regard descendant. Notre emprise sur le monde s’étend par ces coïncidences, par cette synergie des deux regards. Une théorie doit correspondre à l’expérience, et lorsqu’il s’agit d’une notion aussi personnelle que celle de substance, la théorie à son sujet doit correspondre à notre expérience intime.

Rejetons alors toutes les théories non-substantialistes de la réalité. Elles oublient clairement quelque chose d’important : nous, notre expérience directe. C’est le regard ascendant qui s’amuse tout seul dans son coin. Les théories s’ébattent dans un univers de chiffres astronomiques, en fait très restreint dans la dimension complexe, où l’entièreté de notre être est inscrit.

Retrouver la substance

Comment redonner de la substance à une matière dont le regard ascendant l’a essorée ? Chercher une hypothétique nouvelle substance fondamentale n’est pas opportun. En réduisant la constitution des choses, les théories mathématiques vont plus loin que les instruments matériels. Comme elles se passent très bien de substance, on ne peut leur réclamer la démonstration qu’elle existe. L’énergie pourrait être candidate ; mais à ce niveau de description du réel c’est une simple constante, une grandeur mathématique immuable, qui n’a de substance avérée que dans un univers fait d’information. Voilà qui ne correspond guère à notre expérience.

Nous avons besoin de redéfinir la substance au niveau où nous la voyons, dans les choses, dans les impressions sensorielles que nous en tirons, dans les données que nous fournissent nos instruments, en tant qu’extensions de nos sens basiques. Il faut une définition de la substance d’où puissent se dériver toutes les autres, physique, chimique, biologique, voire psychique.

L’interface complexe

Il existe bien un point commun à l’utilisation de ce terme dans des examens aussi variés. Ce point commun, nous l’avons vu, est la permanence de ce qui est examiné. Permanence fondée sur des propriétés reconnaissables. La substance parle à notre regard descendant. Comment fait-elle ? Le langage des propriétés est spécifique à chaque niveau de complexité, concept qu’il faut regarder plus en détail car c’est là que naît l’interface élémentaire entre regards descendant et ascendant.

Un niveau complexe a deux faces indissolubles, celle de sa constitution et celle de son intégration. Vu par sa face constitutive il est appelé ‘système’ ; vu par sa face intégrée c’est un ‘élément’. Franchir un niveau complexe (passer d’une face à l’autre) c’est changer de dimension temporelle et de contexte. Les propriétés de l’élément se maintiennent alors que la constitution du système évolue perpétuellement. Une même chose est intégration stable d’un côté, myriade d’états de l’autre. Voici la racine de l’étrangeté de l’interface complexe, et la raison pour laquelle les deux regards, chacun dédié à une face, ne voient pas la même chose.

Substance = ensemble ou pile de propriétés?

La notion de substance est donc fondée sur les propriétés stables de la face intégrative. Pour une matière, c’est la résistance à la pression de notre doigt à sa surface. Le matériau semble ferme, substantiel, alors que pour le regard ascendant il est fait essentiellement de vide. Peut-on réduire alors la notion de substance aux propriétés de la chose intégrée ?

C’est un peu juste, car la chose est en réalité un empilement de propriétés, de ces intégrations successives des niveaux complexes qui la constitue. Les propriétés dont nous faisons l’expérience n’existeraient pas sans l’ensemble de la pile sous-jacente, dont l’origine se perd dans des hypothèses de plus en plus fragiles. La seule réalité substantielle avérée d’une chose est cette pile de niveaux complexes. Son essence individuelle est la pile en question.

Quelle est la substance d’un chat?

Délimiter l’individuation de la chose est l’affaire du regard descendant. Ce peut être celui d’un observateur qui voit un chat et l’individualise en l’appelant ainsi. Cependant le chat existe dans un contexte plus large et la délimitation est arbitraire. Le chat lui-même s’auto-individualise par son expérience du soi, mais cette expérience inclue aussi son environnement et donc à nouveau la délimitation est arbitraire. L’individuation d’une chose appartient ainsi à un regard descendant particulier, et il en est de même pour la définition d’une substance : elle dépend de là où le regard descendant veut s’accrocher.

Une substance se manifeste à travers le niveau complexe où le regard descendant se concentre au même instant. Une matière est substantielle sous nos doigts parce qu’à cet instant nous sommes les capteurs tactiles des doigts excités par la pression contre la matière. Notre regard descendant est concentré sur cette impression. Si notre attention s’en détourne, l’impression substantielle recule également.

Un empilement substantiel de propriétés

Il est possible d’étendre cette définition à n’importe quelle propriété évaluée par notre esprit, à travers nos sens directs ou à travers nos instruments. Toutes les choses dotées de propriétés autonomes dans la réalité ont une substance, tandis que les choses purement intrinsèques à notre esprit, les abstractions pures, n’en ont pas.

Néanmoins, je le répète, une propriété n’est jamais suspendue seule dans la réalité. Elle est le sommet d’une pile de niveaux complexes, sommet délimité par notre regard descendant. La substance est l’empilement de toutes ces propriétés, depuis celles qu’on ne connaît pas encore, sous l’échelon quantique, jusqu’aux propriétés mentales d’un être humain, ce qui nous fait accorder une personnalité substantielle à nos congénères.

La sur-substance

Voilà qui remet proprement la notion de substance au carrefour de nos deux regards, le plus naturel et largement partagé qui descend cette pile, et le plus scrutateur et scientifique qui la remonte. Ce carrefour change d’étage constamment en fonction de notre attention, mais la substance, elle, garde sa permanence.

Cette nouvelle définition de la substance peut être qualifiée de ‘substance émergente’, cependant elle n’est pas fondée sur une émergence unique mais sur toutes celles qui constituent une chose individuée. Je propose le terme de ‘substance surimposée’ ou ‘sur-substance’… qui rendra nos impressions plus sûres, bien entendu.

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Ontology, matter and emergence, Michel Bitbol, Phenom Cogn Sci (2007) 6:293–307 DOI 10.1007/s11097-006-9041-z

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