Le vivant sous son propre double regard

Abstract: Le double regard offre une perspective étonnante sur le vivant, capable de bouleverser nos concepts habituels à son sujet, mais surtout de reconnaître l’origine de ces deux ensembles de concepts, le classique et le révolutionnaire, qui ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Je décris une application à la thérapeutique médicale et en particulier au cancer.

Le regard descendant

Le regard descendant est celui que nous utilisons couramment. C’est le regard de l’identification, de la catégorisation et de l’approximation. Que veut dire identifier ? Il s’agit de faire coïncider l’une de nos représentations mentales avec un sujet présent dans l’espace sensoriel. Ces représentations ont pris demeure dans notre esprit ; elles se cherchent dans l’environnement ; grâce à elles, nous ne sommes pas contraints de reconstruire l’image d’un sujet à chaque fois qu’il se présente. Notez néanmoins que rarement utilisées elles s’estompent. Oubli insidieux. Mais il reste une trace, qui se traduit par l’impression de familiarité quand le sujet se présente à nouveau, ou la connaissance de l’existence d’un mot sans pouvoir le dire.

Pour identifier un sujet il faut le ramener à des repères, aspect, mobilité, contexte. L’esprit utilise ces critères pour préciser la catégorie du sujet et, s’ils sont assez riches, lui attribuer une identité spécifique. Par exemple la présence de petites boules rouges sur un arbre nous permet de les classer dans la catégorie ‘fruits’ ; si nous l’avons déjà rencontré nous saurons l’identifier comme ‘lychee’. L’identification est ainsi le résultat d’un processus de catégorisation, mais pourquoi parler aussi d’approximation ?

Quel intérêt d’approximer?

Aucun objet n’est strictement identique à un autre, néanmoins la plupart du temps nous n’avons pas besoin de l’identifier trop personnellement. Aucun intérêt à donner un nom propre à chacun des lychees présents sur l’arbre. Alors que c’est un impératif pour nos congénères. Chaque humain proche doit être individualisé. Notre fiche mentale à son sujet s’enrichit même d’une multitude de critères sur son caractère, ses passions, ses attentes, pour cadrer son comportement aléatoire et rendre ainsi la représentation efficace.

L’approximation est bien plus marquée pour le lychee individuel que pour l’humain. Elle est bien sûr encore très forte pour l’humain, qui est un être nettement supérieur en complexité, mais je parle ici de l’approximation autorisant la séparation des individus entre eux. Forte, elle rend les lychees indiscernables les uns des autres ; faible, elle autorise des images indépendantes pour chaque humain.

Un regard à focale incrémentée

On ne prend jamais assez conscience de cette variabilité de l’approximation dans notre regard descendant. Les lychees sont physiquement des entités tout aussi indépendantes que les humains, mais le regard descendant ne les sélectionne pas ainsi. Il approxime davantage. Sa focalisation change selon son intérêt, selon les représentations qui siègent à son origine. Il peut s’intéresser à des atomes, et chercher à les identifier un à un (s’il a la chance d’accéder à un microscope électronique) ; l’instant d’après il discute de ses recherches et ce regard se moque complètement des atomes de son interlocuteur. Pourtant ils sont bien là, aussi individualisés que sous l’oeil du microscope électronique.

Le regard descendant se promène ainsi dans les niveaux de complexité d’un sujet pour établir à chaque étage une approximation utile des éléments qui le constituent. Cette approximation s’accompagne d’une dénomination arbitraire des éléments. Ce que nous appelons ‘atome’ n’a aucun sens pour les constituants subatomiques, seulement concernés par leurs interactions. De même l’image que nous avons d’une personne n’a de sens que pour nous, en tant qu’approximation. La personne en question ne s’éprouve jamais ainsi.

Le regard descendant aplatit la complexité

Nos représentations des choses, qui couvrent leurs niveaux de constitution successifs, existent dans un espace neural par contre unique au sein de notre esprit. Les systèmes sont surimposés (superposés et intriqués) dans l’essence des choses, mais leurs modèles sont juxtaposés dans notre esprit, sous forme de réseaux neuraux dédiés. L’esprit aplatit naturellement la complexité des choses en raison de son mode de fonctionnement intime. Il est capable de dérouler cette organisation, en sautant d’un niveau à l’autre à l’aide de ses représentations, mais pas de s’éprouver comme les choses, comme la fusion constitutive qu’elles sont vraiment.

C’est un point majeur de l’approximation. Même en disposant d’une théorie parfaitement adaptée pour décrire un niveau complexe, l’esprit ne fait que simuler un langage relationnel propre à ce niveau. Il n’accède en rien à la réalité de la chose.

Un regard limité mais majeur

Avec ces limitations, à quoi sert donc le regard descendant ? Identification et catégorisation ont à l’évidence un intérêt majeur pour organiser notre environnement et agir sur lui. Si l’identification est correcte, les chances que nos prédictions aboutissent se renforcent et nos actes seront suivis de l’effet attendu. Le regard descendant est ainsi appelé téléologique, du grec telos (fin, but) et logos (discours). C’est le regard orienté vers un objectif, une action. Il réalise nos désirs, raison de sa spontanéité naturelle dans notre conscience, où s’ébattent librement nos désirs.

Si je résume les avantages et inconvénients du regard descendant, il est donc l’effecteur de notre volonté sur le monde, mais tend à en faire une approximation et à en aplatir la complexité. Il le simplifie pour focaliser nos efforts sur les points essentiels en vue d’arriver au but. Tout le reste est balayé sous le tapis de l’approximation. Mais le regard descendant peut néanmoins sortir de cet aveuglement en sautant au niveau de complexité sous-jacent, sous le tapis, et préciser ce qui s’y déroule. C’est un regard “sauteur”, qui passe d’un niveau d’examen à l’autre, sans pouvoir les fusionner entre eux dans une expérience globale.

Quelle la seule expérience authentique ?

Une seule expérience de ce genre, surimposée, est accessible au regard descendant : celle de son propre fonctionnement, qui inclue les niveaux physiques, biologiques, et topologiques neuraux. Le fait que nous n’éprouvions pas cette expérience comme quantique, chimique ou électrique, mais comme indescriptiblement consciente, correspondant au concept de qualia, démontre que de multiples étages d’organisation des neurones s’ajoutent à leur physiologie. Indice majeur pour croire que l’expérience vécue par une chose quelconque, vivante ou inanimée, n’est pas réductible à la théorie que nous en avons. Peu importe la précision mathématique des modèles et l’exactitude des instruments, nos mesures restent une approximation de ce qu’est la chose par essence. C’est l’enseignement du “phénomène” conscience.

Comprendre les caractéristiques du regard descendant résout des dilemmes importants sur la manière dont ce phénomène se déroule chez autrui. L’impression consciente, espace d’où part le regard descendant, est donc une succession d’approximations surimposées depuis les excitations sensorielles jusqu’aux pensées. Chaque cerveau crée une impression absolument unique. Ce qui rapproche nos consciences humaines est d’une part la similitude de l’anatomie cérébrale et des fonctions spécialisées qu’elle supporte, inscrites dans la génétique. Mais ce qui nous rapproche plus encore est l’épaisseur de complexité atteinte par les réseaux empilés, stimulée par l’éducation. Plus un congénère a une intelligence voisine de la vôtre et plus il a reçu une éducation semblable, plus sa conscience phénoménale ressemble probablement à la vôtre.

Et les non-humains ?

Tout cerveau animal éprouve également une expérience consciente unique, d’autant plus étrangère que son organisation cérébrale diffère de la nôtre et d’autant moins profonde que les réseaux neuraux forment une complexité plus succincte. Jusque là il est facile de se mettre d’accord sur l’existence ou non d’une conscience hors humanité.

C’est plus difficile pour les êtres vivants dépourvus de cerveau, voire de tout système neurologique comme les plantes, et pour les minuscules êtres unicellulaires. En quoi peut consister leur expérience, si le phénomène mérite encore d’utiliser ce terme ? C’est un saut délicat à franchir. Cependant nous venons de voir que l’expérience n’est pas vraiment fondée sur les neurones proprement dits, qui sont eux aussi individuellement des êtres unicellulaires, mais sur leur propension à établir des relations topologiques, ce qui fait grimper la complexité des représentations formées par leurs graphes synchronisés.

L’inanimé peut-il être siège d’expérience ?

Les neurones épaississent une expérience qui existe basiquement dans tout réseau de relation. N’importe quel système d’informations parvenant à une approximation sur sa propre constitution forme une émergence qui est le seul support évident pour une expérience “vécue” par le système. Ce qui conduirait à dire par exemple qu’un corps fait de molécules plus ou moins agitées éprouve d’une manière fondamentale, à sa face émergente, un degré de chaleur.

Je ne veux pas m’appesantir dans cet article sur ce franchissement difficile pour notre conception classique du monde. Le plus important est de comprendre que notre regard descendant s’attache à ce type d’expériences. Il voit les “propriétés” des choses. Il éprouve la chaleur et non l’agitation des molécules. Il établit une catégorisation et une approximation des choses par ces propriétés. Des corps à températures différentes mais dans une fourchette haute seront tous placés dans la catégorie ‘chaud’ par le regard descendant.

Un monde de choses individuées

Lorsque ce regard décrit le monde, il voit des entités multiples et indépendantes, “vivantes” parce qu’elles sont mobiles et autonomes, “inanimées” parce que fixes ou dans un mouvement prévisible. Notre regard éduqué peut scruter l’intérieur d’une entité vivante et y voir des “organes”. Approximation sur ce qui est fondamentalement un ensemble de cellules spécialisées. Les cellules elles-mêmes apparaissent comme telles au regard descendant dans un microscope, mais sont aussi des systèmes d’organites et de biomolécules déjà organisés en multiples niveaux de complexité.

Bien qu’il soit lui-même issu de mécanismes, le regard descendant se voit comme source. Il est paradoxalement résultat et origine, en tant qu’approximation émergente, un tout par dessus les parties. Il est concept, configuration spécifique, qui se cherche dans les données entrantes du réseau. “Organe” n’a pas la même signification pour l’organe en soi et pour le ‘concept organe’ présent dans notre esprit.

La dérive parfois mystique du regard descendant

Le regard descendant peuple ainsi le monde de ses représentations, d’objets, d’astres, d’animaux et de plantes, de terres et d’eaux, d’énergies diverses. Il place le rôle effecteur dans ces entités. C’est le cheval qui galope et non ses muscles. Ce sont les fibrilles musculaires qui contractent et non les molécules de myosine qui glissent sur celles d’actine. Etc.

La manière dont nous appréhendons spontanément le monde est ainsi. Le regard descendant est à l’oeuvre et la manière dont il décide ce qui est effecteur dans la réalité provient de son propre fonctionnement. Lui-même est juché tout en haut de la pile des interactions neurales et s’éprouve comme indépendant de ces excitations. Il accorde une indépendance similaire aux entités qu’il catégorise dans le monde. Il tend même, chez les mystiques parmi nous, à accorder une conscience similaire, universelle, à ces entités. Mais nous avons vu que c’est un peu trop confondre nos représentations mentales et le monde.

Le regard ascendant

Le regard ascendant est bien différent. Il s’efforce de partir des micromécanismes des choses et non plus du résultat. Pourquoi dis-je “s’efforce” ? Le regard ascendant n’est qu’une simulation. Impossible pour lui de s’éprouver comme les mécanismes. Il n’est que représentations à leur sujet. Le regard ascendant est une théorie de l’ontologie, du grec ontos (ce qui est) et logos. L’ontologie est le discours de l’être de la chose, mais la théorie à son sujet est bien un discours de l’esprit, qui simule ainsi l’être de la chose sans pouvoir accéder à son essence. Nos connaissances se sont assemblées, organisées en modèle, et nous avons envoyé le modèle dans les profondeurs de la complexité pour voir comment il se comporte. Simule-t-il correctement l’organisation du monde ou non ? Nous gardons les théories validées par l’expérience et jetons les autres.

L’effort du regard ascendant est de croire que sa théorie actuelle est plus solide que les autres. Il faut bien fonder son assurance quelque part, et les réseaux du regard ascendant fonctionnent comme ceux du descendant : représentations qui se cherchent dans le monde. Le scientifique qui se préoccupe de philosophie gagne en humilité ; il sait que ses théories sont une simulation du monde et non le monde en soi. Le seul espace où il est vraiment dans le monde en soi est, nous l’avons vu, au sein de son expérience consciente.

L’autre regard majeur

L’avantage majeur du regard ascendant est de donner la parole aux mécanismes du monde. Dans la relation intime entre le soi et le non-soi, le regard ascendant parle pour le non-soi. La connaissance consiste à étoffer ce langage.

C’est un avantage inouï. En faisant parler sincèrement le monde, on le ramène à soi. Il obéit mieux à nos désirs. Le matérialiste est fortement intégré au monde matériel, par les représentations très précises qu’il en a, et ne s’en juge pas indépendant. Et assurément le monde lui obéit. Sans surprise, dans nos sociétés, le pouvoir appartient aux matérialistes. Les plus mystiques d’entre nous sont obligés de se compromettre un peu avec le matérialisme pour récupérer du pouvoir et survivre.

Comment faire travailler ensemble son matérialisme et son spiritualisme?

Si le regard ascendant démonte remarquablement les mécanismes, il n’est pas en lui-même moteur de complexité. Le matérialiste pur ne construit pas d’univers spirituel, fantasmatique ou artistique autre que sommaire. Trop encastré dans la réalité des choses. Généralement le pouvoir, chez le matérialiste, se met au service de désirs stéréotypés, d’idéaux simplifiés. Il s’est appliqué à lui-même les modèles stricts qu’il utilise pour la matière.

Ne voyez pas dans cette description une critique ou une moquerie de personnages existants ! Je ne fais que préciser ici les caractéristiques des regards descendant et ascendant, tous deux présents en proportion variable chez chacun d’entre nous. Personne n’est strictement matérialiste ou spiritualiste. Notez en passant que la vraie spiritualité est une évolution de l’esprit matérialiste et non un ensemble de concepts alternatifs sur le monde, tagués trop tôt sur un esprit vide de représentations matérielles efficaces (et là c’est une vraie critique des éducations trop sectaires). Il faut commencer par ramener la réalité du monde à soi, puis étendre ensuite par dessus notre complexité spirituelle personnelle.

Ma digression sert principalement à montrer la complémentarité incontournable des deux regards. Ils ne voient pas la même chose. Le monde est au confluent de ces deux regards. S’amputer de l’un c’est être à moitié aveugle. Le scientifique réductionniste ne voit que d’un oeil, le mystique également.

Résurrection

Mais revenons au vivant. Comment apparaît-il au regard ascendant ? Très différemment du regard précédent. Les éléments du vivant ne sont plus vus en tant qu’entités-résultats mais en tant que parties d’un système de relations. Une bactérie est moins ‘être unicellulaire’ que ‘bactérie parmi d’autres’. Un organe est moins ‘siège d’une fonction’ que ‘partie d’un ensemble de fonctions interactives’.

Le regard ascendant ne voit pas de structures stables, seulement des éléments symboliques dans un système en perpétuelle évolution. Il ne s’intéresse pas aux propriétés globales du système. Lorsque le scientifique fait jouer son regard ascendant, il cherche à affiner un modèle descriptif, se moque de là où le système se dirige. Le chercheur trop concentré sur ce regard est accusé de négliger les applications de ses découvertes, par le financeur qui est au contraire concentré sur son regard descendant, utilitariste, effecteur.

Phylogénie du vivant

C’est bien sûr avec le regard ascendant que nous remontons mieux l’histoire des choses. Au lieu de leur imposer notre récit personnel, né des fantasmes de l’imagination, nous donnons la parole aux mécanismes : Qu’avez-vous fait, depuis l’origine ? Impossible bien sûr de remonter à un hypothétique début ultime ; ce qui importe est d’être dans la bonne direction. L’ascendance va du moins complexe vers le plus complexe. Le tout naît des parties. C’est en démarrant des plus petites connues que nous comprenons mieux ce qui est établi au sommet de la pile des tout(s) successifs : notre propre esprit.

Des coups de tampon pour la vie mais pas de vrai passeport

Avant d’arriver là, avons-nous franchi une étape cardinale, qui permettrait de déclarer nettement que nous sommes passés de l’inanimé au vivant ? Pas vraiment. Certes nous pouvons déclarer des étapes majeures pour le vivant, comme l’auto-réplication des molécules, ou la formation des micelles isolant un milieu intrinsèque. Mais c’est le regard descendant qui parle ainsi. C’est lui qui s’efforce de catégoriser la vie parce que c’est plus commode ainsi. Classer une entité comme vivante a l’intérêt d’obliger à enrichir nos représentations, car son comportement sera moins prévisible.

Le regard ascendant, sur le vivant, ne voit toujours que des éléments en relation. Les modèles perdent en précision, car il devient difficile d’intégrer la variabilité croissante des éléments, moins standardisés en grimpant la complexité du vivant. Mais c’est un problème inhérent à la méthode et aux limitations de la puissance de calcul. La réalité, elle, calcule parfaitement et sa direction est toujours l’ascendante.

La vie, une agitation à tous les niveaux

Au croisement des deux regards, ce que nous observons et qui définit au mieux le vivant est une augmentation de complexité chez les entités décrites. La vie est une épaisseur croissante de complexité. Avec notre profondeur mentale supérieure, nous sommes bien plus vivants qu’une bactérie et même qu’un animal doté d’un cerveau plus simple. Cela correspond à notre intuition et même à notre expérience quotidienne de la vie, où nous nous sentons plus vivants, personnellement, selon le degré de complexité des tâches mentales en cours.

Une définition de la vie en tant que qualité progressive est donc plus profitable qu’une catégorisation binaire. Elle permet de disperser les entités qui nous entourent dans un plus grand nombre de cases et de favoriser les décisions éclairées en matière d’éthique. Jusqu’à quel point faut-il protéger tel vivant ? Ça dépend d’à quel point il est fortement vivant…

Application en médecine

En remontant mieux l’histoire des choses, nous pouvons également mieux la corriger. Le regard ascendant est essentiel pour la thérapeutique en médecine. Il est encore sous-utilisé. C’est le regard descendant qui prime. La douleur ressentie, représentée, est prioritaire sur les causes de la nociception. La fonction de l’organe est prioritaire sur ses mécanismes cellulaires. La tumeur cancéreuse, son image d’envahisseur, est prioritaire sur les raisons de la multiplication anarchique de ses cellules. Même en biologie, la thérapeutique consiste souvent à rétablir le modèle normal de fonctionnement d’un étage physiologique, plutôt qu’à chercher dans les étages sous-jacents pourquoi il s’est déréglé.

Bien entendu les objectifs sont importants : annuler la douleur ressentie, rétablir la fonction de l’organe, supprimer la tumeur. Mais notons que si nous pouvions agir préventivement sur la vraie racine du problème, jamais la complexité sus-jacente n’aurait été déstabilisée. Aucun symptôme ne serait apparu. La présence d’un symptôme est déjà un échec en thérapeutique. Il signale que nos modèles ne vont pas assez loin, ne sont pas assez réalistes.

La théorie archaïque du cancer

C’est pourquoi il faut redonner du pouvoir au regard ascendant. La médecine expérimentale s’y est employée mais est encore très encombrée par le regard descendant. Prenons par exemple la théorie archaïque du cancer, qui fait polémique. Elle dit que les cellules cancéreuses se contentent de retourner à leur état primitif, l’ancienne indépendance dont elles bénéficiaient avant de s’associer en organisme. Sous cet éclairage, le cancer n’est pas un processus qui envahit l’organisme mais au contraire le quitte, en refusant de se plier aux règles. Malheureusement il ne peut s’évader à l’extérieur, et cela pose des problèmes de concurrence pour l’espace et les ressources.

La tumeur n’est pas une entité en soi, un nouvel ‘organe’. C’est la colonie issue d’une ou plusieurs cellules qui ont décidé de retourner à l’anarchie. Les cellules cancéreuses sont désorganisées, ont abandonné l’utilisation du code génétique qui permet aux autres d’agir en concertation au sein de l’organisme. C’est un gang hors-la-loi et non une armée coordonnée. Leur victoire abouti à la destruction totale de l’organisme et non à l’implantation d’un nouveau pouvoir “tumoral”.

Une théorie ascendante pour une personnalité menacée

Cette théorie devrait servir par défaut de référence pour la recherche, car c’est la plus ontologique. Son intérêt pour la prise en charge psychologique des cancéreux n’est pas négligeable. Il est moins déprimant pour un porteur de tumeur de savoir qu’il n’est ni siège d’une fragilité naturelle ni victime d’une agression environnementale, mais plutôt dans une sorte de révolte de gilets jaunes à l’intérieur, et la police s’en fout. C’est une évolution plus personnelle et facile à s’approprier. Je ne suis pas cible d’une attaque nucléaire de la part d’un environnement hostile mais plutôt d’une révolution sociale intime. Mes cellules ne sont plus d’accord pour vivre en harmonie. À méditer plutôt qu’à s’énerver. Un cancéreux ne peut que profiter de la multiplication des regards sur sa maladie.

Si celui-ci peut servir…

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