Abstract: Une lecture des solutions proposées pour sauver la démocratie, avec le regard de Societarium, une théorie ontologique de la société humaine. Attention à ne pas l’empoisonner encore plus avec une participation directe qui la fait déjà mourir. Amplifions au contraire l’étendue de la hiérarchie pour que chacun y trouve place.
Année décisive?
Au seuil de 2024, « année décisive pour la démocratie mondiale », les livres se multiplient pour essayer de la sauver. Philomag se fait ainsi l’écho de deux ouvrages thérapeutiques, “L’accord du peuple- Réinitialiser la démocratie” des économistes Mike O’Sullivan et Pierre-Charles Pradier, et “Les Deux Pouvoirs-La démocratie directe au secours de la démocratie représentative”, par le haut fonctionnaire Gilles Mentré.
« La » démocratie mondiale n’existe pas et n’a jamais existé. Sa flèche de mondialisation s’est déjà inversée depuis bon nombre d’années. En effet il ne s’agit pas de savoir si davantage d’humains vivent sous un régime démocratique mais si ces régimes, “totalitaires” quand ils sont vus indépendamment, ont augmenté leur collaboration vers une gestion véritablement collectiviste, c’est-à-dire à l’échelle de la planète.
Ce n’est pas le cas. La flèche pointe vers le bas. Les démocraties rongées par le populisme s’isolent. 2024 n’est pas une année charnière, seulement une mesure très large de l’état de la flèche, étant donné le nombre d’élections à venir. Il est très probable que son inclinaison se sera encore accentuée. Où mène-t-elle ? Vers des anarchies transitoires puis un puzzle d’autocraties rivales. C’est le cycle des régimes politiques déjà décrit il y a plus de 2000 ans par Platon, que rien n’est jamais venu enrayer sérieusement, et la page Démocratique aura été l’une des plus minces de l’Histoire, bien moins épaisse que celle du Féodalisme ou de la Monarchie.
La médecine des charlatans
Que soutiennent O’Sullivan, Pradier et Mentré au secours de notre souffreteuse Démocratie contemporaine ? La démocratie directe. En tant que médecin, je suis incrédule. En gros c’est injecter davantage de poison à un organisme déjà fortement empoisonné. Ou faire une saignée à un malade anémié. La démocratie est soignée par des charlatans qui n’ont aucune idée de sa physiologie. Nous sommes encore au Moyen-Âge de la médecine politique, en plein obscurantisme. Et si les auteurs voient la démocratie directe davantage comme « n’ayant pas vocation à remplacer la démocratie représentative mais à recréer les conditions de son adhésion », c’est toujours aggraver l’empoisonnement puisque la représentative est déjà malade de la directe. Quand tout le monde aura adhéré elle sera morte, il n’y aura plus de « tout ». Mais sur quoi repose ce diagnostic dramatique ?
Vous savez qu’en matière de thérapeutique, en médecine comme en politique, le plus important est de comprendre les rouages intimes de l’organisme à soigner. Le diagnostic seul n’est pas une explication ; c’est la description du trouble versus l’état normal de la personne physique ou morale. L’image de la personne est renversée, alitée. Pour la redresser il faut descendre dans la complexité de sa physiologie jusqu’à l’endroit où celle-ci a bifurqué, créant le départ de la pathologie. C’est ici qu’il faut agir. Si c’est le bon endroit, l’image tout en haut, se rectifie. Le diagnostic est une mesure macroscopique, et la thérapeutique une action microscopique.
Physiopathologie sociale
Si le malade est une société, quel est son micromécanisme ? L’électeur, n’est-ce pas ? Si la société est malade, c’est l’électeur qui a bifurqué. Vous n’allez pas sauver une démocratie alitée en proposant à l’électeur de continuer son chemin pathologique, comme vous ne sauverez pas un malade de pneumonie en proposant aux bactéries de continuer à proliférer. Si vous procédez ainsi la société ne mourra peut-être pas, mais à coup sûr elle aura perdu son organisation démocratique. La complexité est une organisation ascendante ; ce ne sont pas des idéaux célestes qui modèlent une société, mais les idées présentes en chacun de ses citoyens. Le résultat de leur assemblage est imprévisible. Si ce fourmillement d’idées change vous obtenez un système global radicalement différent, comme l’a démontré l’Histoire, qui a enchaîné brutalement anarchies, tyrannies, royaumes et républiques.
Pourquoi nos chers auteurs sont-ils aveugles et prêts à empoisonner davantage leur malade ? Parce qu’ils sont engoncés dans leur époque. Faire un diagnostic et proposer une thérapeutique demande du champ, de la hauteur complexe. Un médecin fait de très mauvais diagnostics sur lui-même ; quand il en subit les conséquences il finit par demander de l’aide à un confrère, qui monte sur l’indispensable belvédère surmontant son problème. Mieux vaut même qu’il ne soit pas un ami, qu’il garde toute indépendance vis à vis de l’opinion du médecin sur lui-même. Mais nos auteurs n’ont pas cette indépendance. Ils sont englués dans l’idéal égalitaire, dans l’idée que tout jugement a la même valeur qu’un autre. Ils cherchent moins à convaincre qu’à dire que tout le monde doit exercer sa conviction. Leurs livres sont d’excellents renforcements du pouvoir individuel… et des guillotines pour le pouvoir collectif.
Un sacré faux-ami
J’ai montré dans Societarium comment l’Égalité est un faux ami de Liberté et Fraternité, les deux seuls vrais principes fondamentaux dans la personne humaine. Ces principes d’individuation et de solidarité se confrontent d’une manière très personnelle en chacun d’entre nous, aboutissant à une Inégalité fondamentale entre les citoyens et non une Égalité. C’est-à-dire que l’Inégalité est le véritable moteur côtoyant les deux autres dans les micromécanismes de la société. L’Égalité est un idéal, un poteau indicateur indiquant que l’organisation social prend la bonne direction. Elle ne doit pas être un principe faussement ontologique, remplaçant son contraire qui est le vrai naturel, dans l’influence exercée sur les processus sociaux. C’est pourtant ce que font les auteurs en sacralisant l’idéal égalitaire, et en s’enfermant dans le tabernacle.
Difficile de contester le sacré. Surtout quand il est confondu avec la vérité. Le sacré est de placer l’égalité dans l’existence, en tant que valeur absolue, du citoyen. Absurde. Il n’y a pas de valeur absolue. L’égalité du droit de vote est une approximation réunissant des humains arbitrairement désignés comme « dotés de discernement pour voter », ce qui inclue les plus de 18 ans mais pas les moins, qui vire les génies précoces mais garde les vieux gâteux. O’Sullivan et Pradier se laissent d’ailleurs à écorner le sacré en disant qu’il n’y aurait plus tant besoin de démocratie représentative parce qu’il n’y a plus d’illettrés ! Ah bon ? Mais alors cela voudrait dire que les illettrés ne sont pas égaux aux lettrés ? Houuu, le vilain élitisme dissimulé !
Bien finauds en réalité, ces illettrés
Chers auteurs, vous avez tort et raison. Vous avez raison: Le cerveau des illettrés est aussi occupé que les autres, à d’autres choses que les belles lettres et donc peut-être davantage à peaufiner son intelligence empathique ? Moins bon en philosophie politique, meilleur en solidarité quotidienne. Vous avez tort: Le citoyen contemporain qui sait lire (avec un vocabulaire déclinant), est-il plus intelligent, plus savant ? Est-il devenu expert parce qu’il a lu O’Sullivan et Pradier ? Comment cette connaissance s’est-elle intégrée aux autres ? De la même manière que chez les auteurs ou dans une réalité alternative ? Tout cela forme un bel océan de diversité, pour ceux qui sont dedans, et d’inégalité, pour ceux qui prennent la peine de se hisser au niveau du collectif, sans lui substituer leur préférence individuelle. Voici la vérité, décollée du sacré.
En se félicitant de la raréfaction des illettrés, les auteurs applaudissent indirectement à l’essor des faux savants, de la dictature de la bêtise. Si tous les avis sont égaux, quelle que soit leur intelligence, l’intelligence du choix final est moyennisée. Les illettrés avaient l’intelligence d’exclure de leur compétence les sujets qui imposaient des lectures. Ils déléguaient leur pouvoir à un lettré. Et étaient peut-être les gens les plus compétents de leur époque, car les lettrés, eux, avaient tendance à identifier nettement moins bien les limites de leur savoir.
Représentés par un dictateur de la bêtise
La situation est pire aujourd’hui. Les “nouveaux sachants” sont connectés à un savoir illimité, l’internet. Des milliards de nouveaux riches en connaissance sont arrivés sur le marché, regardant avec condescendance ces chercheurs universitaires qui avouent les limites de leurs connaissances. « Mais demandez-moi, cher ami, si vous ne savez pas… ». Et ceux-là, les dictateurs de la bêtise, sont en passe de prendre les rênes des plus grandes démocraties. Parce qu’ils sont les plus représentatifs… de l’électeur lui-même.
Nous sommes déjà, plongés, noyés, empoisonnés, dans la démocratie directe ! Il n’y a plus d’étanchéité, depuis longtemps, entre les électeurs et les représentants. Certes le langage des électeurs s’est amélioré, mais celui des représentants s’est appauvri pour le rejoindre. Tout est moyennisé. La société, en tant qu’organisme global, s’est abêtie. Elle a huit milliards de cellules “égalisées”, et plus beaucoup de neurones…
Gratter le ciel, écorner l’idéal, voir l’avenir
Quelle solution ? Repartir des micromécanismes, remettre le principe inégalitaire à la place de la fausse égalité. Structurer l’organisation des inégalités, qui se multiplient avec le nombre des individus vivant ensemble, par une plus grande complexité. Mais la rendre propriétaire des individus et non d’institutions absolutistes. Nous avons besoin de davantage de hiérarchie, mais d’une hiérarchie fluide, dynamique. Au lieu d’aplatir notre pyramide sociale, parce qu’elle semble impossible à escalader, il faut construire des gratte-ciels, avec des ascenseurs qui montent rapidement pour ceux qui s’en donnent les moyens, et qui descendent pour ceux qui ne se préoccupent pas de leur entretien.
Les anarchies populistes fonctionnent bien en tribu, mais finissent toutes dans les poubelles de l’Histoire quand elles s’étendent. Survivre impose à la société de se structurer davantage, se hiérarchiser. Le cycle des régimes politiques est une suite de ruptures structurelles. Chaque révolution prend racine dans une hiérarchie incapable de se réorganiser, de s’adapter à des changements de moeurs et surtout de taille des populations. Ce n’est pas la hiérarchie qui échoue mais la rigidité de sa forme existante. D’ailleurs une autre prend rapidement sa place.
Sauver la démocratie n’est pas effondrer sa hiérarchie par la participation directe mais au contraire l’étendre, l’allonger tellement que chacun d’entre nous verra toujours ses compétences reconnues supérieures à d’autres… sans les placer sur l’autel de la Divinité.
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