La philosophie politique de Michel Foucault

Abstract: Foucault a bien vu la relation bilatérale qui s’établit entre l’État et les citoyens. Quand elle est fluide, la liberté en sort renforcée, carburant dans une direction, production dans l’autre. Mais Foucault manque d’une méthodologie transdisciplinaire sur la société et son regard positiviste dissimule les écarts entre individus, en particulier leur propension à disposer d’une conscience solidaire, qui fonde l’idée même de société. À l’aide de la méthode plus précise présentée dans Societarium, j’explique le destin tribal qui guette nos démocraties contemporaines.

Un commentaire de Foucault avec Societarium

À l’occasion d’un dossier de Philomag sur Michel Foucault, préfacé par Frédéric Gros qui est un spécialiste de son oeuvre, je vais montrer comment celle-ci s’articule avec Societarium. Les leçons de Foucault au Collège de France sont pour le moins touffues, voire confuses. Societarium se veut plus systématique en partant d’une méthode philosophique universelle, l’UniPhiM.

Foucault définit trois grands modèles de gouvernementalité :
1) par la vérité —la vieille idée que la connaissance des lois du monde doit présider aux décisions d’une autorité sage,
2) par la raison d’État —l’État s’estime souverain en tant que totalité et donne la priorité à ses intérêts supérieurs,
3) gouvernementalité libérale —les gouvernés sont supposés raisonnables pour apprécier leur intérêt et la politique publique se fonde sur leurs choix.

Trois ramenés à deux

Il y a d’emblée un faux-ami dans cette classification. Le critère de la première catégorie s’ajoute aux deux autres. Que l’on préfère donner l’autorité à l’État ou aux citoyens, ne faut-il pas la meilleure connaissance possible des lois qui les dirigent, des lois du monde social comme des lois physiques ? Jamais l’ignorance n’a été un mode de gouvernement !

Nous restons avec deux modèles, que je reformule ainsi : Le Tout gouvernant ses parties et les citoyens/parties gouvernant le Tout/collectif. La reformulation n’est pas innocente ; nous avons ici le principe fondamental qui anime Societarium: le conflit TD (soliTaire/soliDaire ou individuation/appartenance), et ses deux directions. Dans la première, le citoyen gère sa relation avec le collectif pour protéger son individuation, incluant la satisfaction de ses désirs personnels. Dans la direction inverse, le collectif gère les relations avec ses citoyens/parties pour se maintenir en tant que tout, représentant l’intérêt général.

Un conflit échelonné

Ces directions opposées génèrent des regards conflictuels sur la gouvernementalité. La société est une coopération et ne peut se maintenir sans le soutien des individus, pas plus qu’un corps ne se maintient sans la coopération des cellules. Le pouvoir coopératif s’ajoute au pouvoir individuel et régule ses excès, protège les plus faibles. L’intérêt général est jugé ainsi supérieur à l’intérêt individuel… par le pôle soliDaire, cette partie de notre esprit qui en fait autre chose qu’un pur désir soliTaire. Aucune coopération sociale n’est possible sans l’existence d’un sentiment d’appartenance. Cette part réclame sa fusion dans le collectif, car le sentiment est similaire chez tous les citoyens. Le désir soliDaire est aussi authentique que le soliTaire, et se satisfait dans la présence des symboles de l’intérêt général que sont les institutions sociales.

Dans ce conflit fondamental régissant la société, j’appelle regard “descendant” celui du Tout vers ses parties et “ascendant” le regard inverse. Ce conflit a de nombreux échelonnements, correspondant aux responsabilités de compagnon, parent, employeur, administrateur, législateur, etc… Chaque échelon correspond à un cercle social. Certains cercles sont hiérarchiquement équivalents mais d’autres sont manifestement supérieurs, représentant l’intérêt d’un collectif plus large. La hiérarchie n’est d’ailleurs pas complétée actuellement : il manque un sommet où des décisionnaires feraient des choix pour l’espèce humaine entière.

N’ayez pas peur d’être libres!

Foucault pense la gouvernementalité comme une technique, ou plutôt comme un art parce que la technique est mal codifiée ; c’est l’art de conduire les citoyens. Il englobe le “micro” (la gestion des relations humaines au quotidien, la discipline et la récompense) et le “macro” (les grandes politiques: économique, redistributive, nataliste, étrangère, etc). La dimension complexe sociale est ainsi ramenée à deux étages, avec les lois de la base et celles du sommet. De même que la physique utilise des lois différentes pour l’échelon quantique et celui des objets macroscopiques. En réalité il existe une multitude de niveaux et ramifications de la complexité sociale, dotés de leurs lois particulières. Notre appartenance à un cercle crée des conflits avec les autres. Nous allons en discuter les implications juste après.

Le modèle classique de gouvernementalité est le contrat social. Les citoyens reconnaissent l’État comme fondement légitime de l’autorité. Ils renoncent à une part de liberté. Foucault se démarque en ajoutant le thème inverse : pour lui l’État institue aussi les citoyens, il distribue la liberté en quelque sorte. La gouvernementalité libérale vue par Foucault est donc plus complète que dans la catégorie où elle est initialement enfermée. Ne reposant pas entièrement sur la “rationalité” des citoyens, elle fonctionne à double sens avec un contrôle actif. La liberté en est le carburant (les citoyens donnent librement du pouvoir à l’État) et la production (l’État renvoie de la liberté aux citoyens). « N’ayez pas peur d’être libres, on vous contrôle ! ».

Instinct soliTaire et apprentissage soliDaire

C’est une vision franchement positiviste de l’échange entre État et citoyens, une formule de type gagnant-gagnant. Peut-elle fonctionner vraiment ou Foucault a-t-il une philosophie de démarcheur à domicile ? Dans une société du spectacle comme la nôtre, le positivisme est d’un emploi incontournable. Il faut vendre son projet, promettre du rêve. Mais cela ne fonctionne que s’il existe un véritable désir en face. Le désir soliTaire est toujours présent, il ne se fait pas oublier celui-là. Mais le désir soliDaire est-il aussi manifeste ?

Foucault oublie ce point essentiel : il faut une spontanéité du citoyen à se faire gouverner. Le philosophe présuppose l’humain en tant qu’animal social, tatoué d’un désir collectiviste. Le nouveau-né est-il vraiment programmé ainsi ou apprend-il à être social ? Jusqu’où la pulsion nous pousse-t-elle à devenir social ? Combien de cercles sont traversés ? L’apprentissage semble indispensable pour les reconnaître et les ajouter. Cette éducation est-elle toujours correctement réalisée ?

Auto-gouverné par sa conscience sociale?

Psychologie et sociologie ne sont pas étanches l’une à l’autre. L’esprit du citoyen est une intrication des règles des cercles dont il fait partie. En raison de leur hiérarchie l’intrication n’est pas faite au hasard ; il s’agit d’une surimposition. Les lois du sommet s’imposent aux sous-jacentes quand elles sont en conflit. La part soliTaire dans l’esprit tient à exprimer ses désirs individuels, tandis que la part soliDaire reconnaît leurs limites dans l’intérêt du collectif. Idéalement ces deux parts négocient chacune de nos décisions, et en respectant la hiérarchie d’intérêt le citoyen est capable de s’auto-gouverner. Il n’aurait nul besoin d’être contrôlé par la société puisque le gouvernement serait déjà à l’intérieur de son esprit.

Idéal hors d’atteinte, vous le savez, pour deux raisons : En premier lieu l’esprit humain peut appréhender la complexité d’une tribu mais pas d’une société moderne de plusieurs milliards d’individus. Même en bénéficiant d’une éducation poussée, ce qui reste une exception, notre connaissance des règles reste parcellaire et des cercles entiers nous sont inconnus. Raison pour laquelle l’anarchisme, ce régime d’auto-gouvernement des citoyens, fonctionne en tribu mais échoue dans une société plus étendue.

Un défaut d’envergure ramenant à la conscience clanique

Deuxième raison: les parts soliTaire et soliDaire ont un équilibre contrasté selon les individus et l’époque. La démocratie contemporaine fait la promotion de l’ultra-individualisme. Nos parts soliTaires s’accaparent le pouvoir et les soliDaires subissent un effondrement général, menaçant la structure sociale dans son intégralité. À d’autres époques, les religions ont propagé au contraire des consciences sociales particulièrement sévères qui ont corseté les désirs individuels. Il en existe encore des traces actives aujourd’hui, avec les régimes islamistes, hindouiste, les sectes chrétiennes etc.

Les défauts de ces excès de pouvoir soliDaire sont évidents, en particulier lorsqu’il s’agit de consciences de groupes et non d’une véritable conscience collective. Des pans entiers de l’humanité en sont exclus : les femmes, les non-croyants, les autres races, cultures étrangères. Les niveaux supérieurs manquent à ces consciences et elles restent claniques. L’animal humain n’a pas terminé son évolution et n’en a peut-être pas les moyens avec son cerveau actuel. Il est menacé de disparition par sa propre expansion et sa capacité limitée à la gérer.

Un « permis de se conduire »?

Une société fonctionnelle nécessite un bon équilibre entre parts soliTaire et soliDaire chez une large majorité de citoyens. Un matériau social solide a besoin d’atomes stables. ‘Équilibre’ ne veut pas dire ‘rapport de force figé’ mais communication fluide entre les deux parts. L’idée d’un rapport de force fait croire que tout renforcement de l’ego ou tout effort charitable menacerait l’équilibre. Non, les parts peuvent augmenter conjointement leur pouvoir. C’est une logique qui n’est pas évidente. Il faut comprendre que dans une relation aussi indissoluble que le principe TD, individuation/appartenance, chaque part gagne en puissance de ce qu’elle abandonne à l’autre quand la situation le permet.

Mais le conflit doit rester dynamique dans l’esprit entre la connaissance de ses propres instincts et la reconnaissance qu’ils ne peuvent pas être toujours satisfaits. L’auto-gouvernement est une auto-observation, un esprit qui parvient à se scinder pour faire dialoguer la pulsion et l’évaluation. Le nouveau-né ne possède aucune faculté de ce genre ; l’adulte n’a pas toujours réussi à l’acquérir. Comment prétendre s’auto-gouverner en société si l’on n’a pas démontré sa compétence en ce domaine ? Car il n’existe aucun “permis de se conduire”. L’auto-gouvernance est distribuée sans autre formalité à l’âge de 18 ans. Un problème ?

L’aveuglement positiviste

Le défaut du positivisme est bien sûr d’affaiblir la qualité de notre auto-observation. L’élan vital est un positivisme naturel et doit être encouragé, c’est une certitude. Mais est-ce judicieux de tronquer aussi notre regard intérieur ? Y a-t-il vraiment séparation de l’esprit si la pulsion et le juge se congratulent en toutes circonstances ? Le reproche à faire à Foucault est ce positivisme un peu lénifiant qui fait confiance à la rationalité des citoyens de manière uniforme.

Le regard descendant du philosophe crée une confusion. Comme il représente l’intérêt général, il fait des individus un ensemble de micro-intérêts semblables. C’est exact si l’on désigne ainsi les parts soliDaires chez les individus. Mais chaque individu est l’assemblage de ses parts soliTaire et soliDaire. Si les parts soliDaires dominent, l’image de la société chez le philosophe est plutôt juste. Si les parts soliTaires dominent, elle devient complètement fausse. C’est l’erreur la plus courante que font les penseurs de la gouvernementalité. Le sujet même de la gouvernementalité disparaît s’il n’existe pas des parts soliDaires pour le supporter. Aucun positivisme ne peut les faire réapparaître. Au contraire il dissimule efficacement leur disparition.

Une génération de soliTaires très ressemblants

Les excès des religions ont fait régresser leur pouvoir dans les sociétés occidentales. Mais qu’ont fait celles-ci pour les remplacer dans leur rôle de conscience soliDaire ? Rien. L’effondrement du religieux est vu seulement comme un bénéfice pour la réalisation personnelle. Certes l’ego en sort renforcé. Mais la réalisation personnelle se réduit-elle à l’ego ?

L’école a-t-elle repris le flambeau ? Elle serait bien en peine de le faire, en pleine crise d’autorité elle-même. L’enseignement soliDaire fait figure à présent d’option, une discipline apprise seulement par engagement volontaire. L’école est pourtant le seul endroit où s’enseigne un collectivisme étendu à l’ensemble de nos congénères. Les parents inculquent plutôt du groupisme, qu’il s’agisse d’un élitisme de classe, d’un sectarisme culturel ou religieux. Les parents forment l’identité du ‘Je’, de la part soliTaire, dans laquelle ils essayent de transférer la leur, tandis que l’école éveille la part soliDaire, mélange l’identité aux autres. Mais l’école connaît une déchéance croissante de son pouvoir, remplacée par des réseaux sociaux groupistes. Aujourd’hui tout favorise l’essor de la part soliTaire chez les adolescents. Doit-on s’inquiéter du destin de la société qu’ils vont construire ensemble ?

La part soliTaire ne profite jamais longtemps d’un déséquilibre

Les réseaux ont aussi pour effet de répandre les mimétismes. Les parts soliTaire(s) deviennent très similaires en fait. Elles sont plus faciles à assembler. Il existe donc une vraie convergence des esprits dans les générations récentes qui peut faire croire à la vraisemblance de l’auto-gouvernementalité, d’une version moderne de l’anarchisme. Mais c’est oublier qu’il s’agit d’une conscience groupiste inadaptée à côtoyer d’autres sociétés plus diversifiées et à former avec elles un plus vaste collectif. En menaçant leurs institutions ces nouvelles sociétés anarchistes seront aussi vulnérables que les tribus au sein de l’ex-société coloniale.

Les individus y perdront beaucoup. En Nouvelle-Calédonie, deux siècles plus tard, les ex-colonisés n’ont toujours pas récupéré leur sentiment de dignité, soit la satisfaction élémentaire de leur part soliTaire.

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