Du solipsisme dur à l’éclairé

Abstract: L’individualisme contemporain est un faux élan d’individuation. Celui-ci ne se conçoit que dans la relation avec le collectif. Or le collectif est gommé de l’élan contemporain, devenu un solipsisme dur : « Mon esprit est Tout ». Comment retrouver sa version éclairée ? En séparant les pouvoirs du Soi et du Non-soi, en redonnant sa puissance à l’invisible.

Nouveaux et nouvelles individualistes

J’ai déjà cité Catherine Malabou, interviewée sur “être ou ne pas être gouvernés”. Le sujet n’importe plus ici. Écoutons plutôt la manière dont Malabou met son opinion en avant :

« L’idée du livre que j’ai consacré à l’anarchie m’est venue d’un article que j’avais lu sur Donald Trump, intitulé “Trump est-il un anarchiste ?” Au début, j’avais cru à une plaisanterie. Trump ne cherchait-il pas à apparaître […] comme celui qui va remettre le pays en ordre ? Mais, dans le fond […] il appartient au libertarisme, qui revendique une totale liberté d’action par rapport au gouvernement, qui refuse de payer des impôts ou de contrôler la vente d’armes. Cela correspond à un mouvement de fond du capitalisme qui est en train d’amorcer son tournant anarchiste. »

Malabou part d’une conviction que Trump est un représentant de l’ordre puis lit un article qui la convainc du contraire. Un individualiste du siècle dernier aurait dit en substance « Je me suis planté; depuis que j’ai lu cet article, je comprends mieux ». Cet aveu implique deux postures, aussi nettes l’une que l’autre : 1) J’avoue qu’il est facile d’être dépassé par le monde, 2) Mon assurance personnelle, en tant que partie active, n’en est pas menacée. Posture collectiviste et individualiste fortes toutes les deux.

Unijambiste

Le discours de Malabou, très représentatif de l’individualisme contemporain, se tient sur une seule de ces postures. “Pas de réel pouvoir hors de mon propre mental”. Le monde ne la dépasse pas, il l’informe. La rectification d’une information ne vient pas du monde mais d’elle-même. Elle garde la propriété de tout. Le collectif n’a pas sa place dans la scène mentale intérieure; il reste à l’extérieur, en tant que cadre abstrait. Un cadre avec lequel il faut composer mais qui ne fait pas partie de soi.

C’est un souci. Un terrible souci. Où, en effet, le collectif peut-il exister sinon dans la multitude de nos esprits qui l’assemblent ? Comment peut-il apparaître si nous n’y mettons pas chacun une partie du soi ? Le collectif serait-il réduit à des instances gouvernementales, sociales, caritatives, chargés de faire régner l’intérêt général que cela nous préoccupe ou pas ? Mais si personne ne s’en préoccupe, quel pouvoir leur reste-t-il ?

« Changeons les tronches sur le mur!! »

Typiquement l’individualiste contemporain voit le collectivisme comme une sorte d’espace-temps social inaltérable. Les gouvernements passent, le collectif reste, soudé comme les points d’une droite. Autre analogie: c’est un mur aussi solide que ceux de la maison, et les décisionnaires s’en décollent aussi facilement que le papier peint, sans nuire à la santé du mur. Il sera toujours possible de financer le soutien social parce que le capitalisme bien gras en a les moyens. Il suffit qu’il accepte de les redistribuer. Pourquoi se préoccuper de la santé du collectif humain ? Paradoxalement celle de l’écosystème inquiète davantage. Mais lequel est le plus fragile ? Une Nature qui a déjà survécu à plusieurs écocides sur des millions d’années, ou une société protectionniste âgée de moins d’un siècle ?

Les deux solipsismes

Pour comprendre ce qui ne va pas chez nos contemporains, il faut parler du solipsisme. Littéralement « seul existe mon esprit ». Il y a deux façons de comprendre cette déclaration, l’individualiste et la collectiviste. L’individualiste consiste à dire : « Ma pensée est la seule chose dont je peux me certifier l’existence. Rien d’autre n’a de réalité. » Solipsisme pur, dur : le monde est une création de mon esprit, sa “réalité” est potentiellement une illusion. Même les matérialistes endurcis que sont les neuroscientifiques confirment que notre perception du monde est une scène mentale pure, une reconstruction. Une simulation ? Les solipsistes durs sont séduits par l’hypothèse du monde en tant que simulation. Ils jugent plausible qu’un Grand Programmateur ait créé le jeu appelé « Réalité », dont nous serions les petits personnages affairés. Être solipsiste n’empêche pas d’avoir les idées larges ! Si le monde est pour moi une illusion, je peux l’être moi aussi dans une conscience plus vaste, qui m’aurait créé sans y faire vraiment attention.

Être solipsiste pur fait ainsi osciller entre la fatuité la plus totale du « Je suis tout » et le retrait aussi radical du « Je suis un Sim ». Gonflement et dégonflement du soi. Cette absence de repère vient de la faiblesse des modèles du collectif. Sans ‘Tout’ bien représenté il est difficile de se situer en tant que partie.

Éclairage indépendant

Le solipsisme collectiviste, ou ‘éclairé’, est fort différent. Ma scène mentale est toujours jugée aussi personnelle, mais le monde représenté a toute son indépendance. Il faut prendre le terme ‘indépendance’ au sens fort : le monde a sa propre volonté. Impossible de l’inclure dans ma scène intérieure ! Le prétendre voudrait dire en vérité que je substitue, au monde en soi, ma théorie sur lui. Je remplacerais sa volonté par la mienne ! Alors non, si je me juge solipsiste éclairé, d’une part j’ai confiance en la valeur de mes pensées à propos de mon univers intérieur ; j’ai confiance en moi. Et j’ai la même confiance dans la certitude que le réel est impensable ; il est seul à pouvoir s’éprouver correctement. Toutes mes pensées à ce sujet sont subjectives et fragiles.

Deux puissances, soi et non-soi, ne peuvent se phagocyter. Quand elles cherchent à le faire, elles se réduisent à l’impuissance. En se respectant au contraire, elles se renforcent. Avouer mes erreurs, dire le monde impensable, c’est renforcer le moi. Je le débarrasse de ses mythes solipsistes durs. J’arrête de voir le monde comme je voudrais qu’il soit. J’étaye mon identité, améliore sa cohérence et son objectivité en l’élaguant de ses subjectivités à propos d’un monde qui me parle mais reste inaccessible.

La science entremetteuse

Peut-être avez-vous l’impression, en lisant ceci, que je plaide pour la posture scientifique. Ce n’est pas exactement ça. Le matérialisme scientifique peut être une variante de solipsisme “dur” : théories qui se croient seules au monde. Conduisant éventuellement à nier l’existence d’un soi intérieur, des phénomènes mentaux, les réduire à de simples émanations du réel en soi. Non, le solipsiste éclairé traite la science comme un langage partagé entre le réel et soi. Pas comme le réel en soi !

La science a l’effet secondaire de tout matérialiser, tout aplatir du réel en soi. En perdant son mystère, il perd son inaccessibilité. Nos contemporains se sont appropriés la science, de mieux en mieux partagée. Ce faisant, ils tendent vers le solipsisme dur : « Mon esprit englobe tout, l’inconnu recule, tout est visible, ce qui n’est pas visible est illusion. »

Une déité qui perd ses croyants

Or certaines choses essentielles restent par nature invisibles, comme le collectif humain. Ce Tout supérieur à ses parties n’apparaît pas dans le collimateur de nos instruments. Nous l’éprouvons, c’est son meilleur accès à l’existence. Mais si justement nous parvenons à nous convaincre que les phénomènes éprouvés sont des illusions. Que reste-t-il au Tout pour exister ?

Le spectre du collectif erre, cherchant les rares croyants capables de lui donner encore consistance, au milieu des solipsistes qui l’ont éliminé. Il est un Dieu fragile, puissant seulement de la force des prières, des chants qui affirment sa présence dans nos esprits. Chantons un peu plus fort, nous, les éclairés !

(j’espère ne faire l’objet d’aucune récupération liturgique)

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