Être ou ne pas être gouverné?

Notre société contemporaine a-t-elle besoin d’un gouvernement ou peut-elle s’en passer ? La question peut sembler délirante à certains mais pas à Philosophie Magazine, qui a organisé un débat entre Catherine Malabou et Jean-Claude Monod à ce sujet.

Anar chéri

L’anarchie fait son grand retour ! Deux formes se distinguent, le libertarisme du grand capital, et l’anarchisme populaire des auto-managers. Le libertarisme est représenté par Trump et les ultrariches. Ils veulent une totale liberté d’action face aux gouvernements. L’anarchisme populaire est celui des gilets jaunes. Chacun veut organiser sa propre vie, résiste à tout dirigisme extérieur, même si le gouvernement a été légitimé par la majorité.

Ces deux anarchismes sont difficiles à associer, au moins moralement. D’un côté, moins de 0,1% de la population, de l’autre, plus de la moitié. Le 0,1% a pourtant deux fois plus de richesse que les 50%. Au frontispice, la liberté semble bien fâchée avec l’égalité. L’anarchisme est pétri d’autres contradictions, c’est pourquoi il ne faut pas en faire un système politique mais plutôt une expression de la nature humaine. Et plus précisément d’une moitié seulement de cette nature : l’individualisme. L’autre moitié est le collectivisme, véritable ancrage de la possibilité de vie sociale. C’est notre esprit collectiviste qui possède seul les droits de juger l’organisation politique.

Un collectif sans gouvernement?

Ainsi, avant même d’entamer ce débat, la logique dit qu’il n’a pas lieu d’être. Si nous vivons en société, par définition chacun reconnaît l’existence d’une entité supérieure à lui : le collectif. Cela présuppose aussi quelque chose qui le représente : un gouvernement. Changez le nom s’il vous déplaît mais il s’agit bien d’une chose qui s’impose à tous les individus. Impossible de l’occulter ou sinon le collectif cesse d’exister. La société disparaît.

Impossible de l’occulter et pourtant c’est bien ce que font nos anarchistes populaires contemporains. Pas volontairement à vrai dire. C’est cela qui les différencie fondamentalement des libertariens. Les ultrariches n’occultent rien ; ils ont parfaitement identifié le collectif comme la cible à abattre. Le collectif est trop puissant. Il empêche la mise en place du système dont rêvent les ultrariches, qui n’est pas vraiment un anarchisme mais un féodalisme planétaire, dont ils seraient les archiducs.

L’erreur critique

Au contraire l’anarchiste populaire ne veut pas dégrader le collectif. Ni en général renoncer à respecter ses contraintes. Il cible des règles qu’il juge iniques, des têtes gouvernementales qui ne lui reviennent pas. L’anarchiste populaire ne s’intéresse guère au débat philosophique ; il veut agrandir son espace de liberté individuelle, en voir les bénéfices au quotidien. A-t-il vraiment conscience de la présence effective du collectif ? Non, parce qu’il n’a jamais connu son absence. Pour lui cette entité fait partie du décor. Toile de fond inamovible. Elle ne peut exister sans qu’une partie de lui la fasse exister. Mais il n’en a pas conscience, car c’est l’individualiste qui est aux commandes.

Pour l’anarchiste la société est une maman dont on peut changer les habits —les gouvernants— sans nuire une seule seconde à sa santé. Maman est éternelle. Ses victuailles, ses routes, ses hôpitaux, son énergie, tout cela fait partie des murs. Ce n’est pas en ôtant le vieux papier-peint aux motifs dépassés que l’on menace leur solidité. C’est une erreur fondamentale. La société n’a aucune existence physique ; son support est purement mental. Elle n’est pas faite de béton mais de concepts. Si les concepts ne sont pas enveloppés dans une représentation sociale stable, ils se dispersent à tous vents.

Collectiviste contre anarchiste

Pour ceux qui ont conscience de cette erreur critique, la question en titre n’a aucun sens. Le collectif n’existe pas sans ses impératifs propres, auquel nous donnons couramment le nom de gouvernement. On peut discuter à loisir les multiples formes qu’il peut prendre, mais pas sa nécessité.

C’est bien l’avis de Jean-Claude Monod, qui participe au débat en feignant de croire que le gouvernement puisse ne pas exister, mais c’est sans doute sa gentillesse qui s’exprime. Catherine Malabou, elle, fait sans hésiter la promotion de l’anarchisme, après s’être engagée les yeux fermés dans l’erreur critique. Sa conscience du collectif est si faible qu’elle fait même du gouvernement un préjugé, dans les pas de Proudhon. L’idée que les hommes ne peuvent pas vivre sans établir une relation où certains commandent à d’autres qui obéissent, est le « préjugé gouvernemental ».

Voici Aristote créateur de la nature humaine!

Malabou fait remonter ce préjugé à Aristote, qui a transformé le sens grec de archè (dans hiérarchie) de “ce qui vient d’abord” en “ce qui est supérieur à”. Et voici Aristote accusé de tous les travers de la politique contemporaine. « À partir d’Aristote, tous les traités politiques vont déclarer que la première des questions qui se pose est : qu’est-ce qu’un bon gouvernement ? ». Malabou prétend ainsi redresser les choses avec une vision ontologique. Elle pense nécessaire d’abroger la gouvernance pour « produire de nouvelles formes d’auto-organisation à tous les niveaux ».

La base ontologique est un excellent départ pour expliquer les choses, si l’on a bien compris ce qu’est l’animal humain, et quand on part de rien, des premières tentatives d’organisation des grands groupes. Il est possible de recommencer encore et encore l’auto-organisation à partir de cette base. Mais cela implique… la destruction de l’organisation existante. C’est un principe fondamental en matière d’auto-organisation. Vous voulez produire une nouvelle intelligence à partir d’algorithmes ? Ne demandez pas à un humain de lui dire quel résultat elle doit obtenir.

Chère Catherine

Le problème, chère Catherine, est que vous prenez le train ontologique en route. Et à son départ, vous placez les convictions qui vous arrangent. Celles-ci montrent une profonde méconnaissance de la nature humaine. Aristote n’a pas inventé la hiérarchie. Il a mis un nom sur des relations sociales remontant à la nuit des temps anthropologiques. Ce sont des instincts qui s’auto-organisent. Les écrits d’Aristote arrivent bien plus tard dans l’échelle de complexité. Aristote travaille avec la réalité humaine qu’il a sous les yeux. Il ne l’invente pas dans ses livres. Aujourd’hui notre conscience sophistiquée est toujours un processus qui organise des instincts, pas un idéal anarchiste.

Malabou commet l’erreur commune qui est de placer sa théorie personnelle à la racine de la complexité humaine et d’en dérouler l’évolution ontologique. Sauf que si l’algorithme est faux ce n’est pas la réalité qui se déroule, seulement celle espérée par Malabou, qui a indiqué à l’algorithme ce qu’il devait trouver. Malheureusement jamais la réalité ne s’est comportée ainsi. Aucun anarchisme de masse n’a produit de société stable. Celui des cités grecques était local et associé à des classes sociales rigides —deux fois plus d’esclaves que de citoyens dans les cités, et les femmes n’avaient aucun pouvoir.

Méfions-nous des pseudo-ontologies

En réalité la vision de Malabou n’est pas ontologique mais bien téléologique. La suite en fait une évidence : « L’anarchie au sens philosophique […] est la capacité d’obéir là où il n’y a pas d’ordre donné. Être capable de faire ce que je dois faire sans que personne ne me le demande, agir par conviction et non par obéissance. » Un magnifique… idéal. Comment fais-je pour savoir spontanément « ce que je dois faire », dans un monde pétri d’inégalités dans tous les aspects de la vie ? Si j’étais naturellement équipé d’un tel discernement, comment se fait-il que l’histoire de mon espèce ne soit qu’une litanie de conflits meurtriers ? D’ailleurs la poussée contemporaine de l’anarchisme ne s’accompagne-t-elle pas de la perspective d’un nouveau conflit planétaire ?

Comment fait l’individu pour savoir tout cela sans le collectif, madame Malabou ? Ne faites-vous pas trop confiance au décor, vous aussi, et à une éducation qui viendrait naturellement aux nouvelles générations ? Le collectif vous semble solide parce que vous avez les moyens matériels d’y participer ; mais pensez-vous que c’est le cas de tous ? Nous projetons toujours beaucoup trop notre univers mental sur les autres. Si l’approximation tient à peu près la route, c’est parce qu’il existe déjà un collectif ancien pour les rapprocher. Sa sauvegarde est vitale. Toute expérimentation sur la manière dont nous le concrétisons requiert une extrême prudence.

Un véritable espoir?

Au final l’anarchisme de Malabou n’est pas une tentative de remplacer le pouvoir du haut par le pouvoir du bas. C’est un pouvoir du haut alternatif, un idéal, une fausse ontologie. Ce qui ne doit pas nous empêcher de faire des expérimentations sociales. Il est parfaitement possible de mettre en place des petites structures auto-gouvernantes et voir ce qu’elles vont créer ensemble. Ne nous leurrons pas : ce sera un gouvernement. Pas d’ensemble sans gouvernement. Ni sans hiérarchie. Le collectif est forcément supérieur aux individus.

Le véritable espoir de changer les structures existantes est d’intégrer la hiérarchie dans les esprits individuels. Intégrer les gendarmes. Mais est-ce possible avec la promotion de l’individualisme que font actuellement les anarchistes ? Non, ils obtiennent l’effet inverse. Les candidatures au poste de maire sont de plus en plus rares. Le principe même de représentation s’effondre. Comment monter des petites structures auto-gouvernantes dans ces conditions ? L’anarchisme crée en réalité les conditions du retour d’un collectivisme puissant, tyrannique, ne laissant plus aucun choix aux individus. Les libertaristes, s’ils ne sont pas eux-mêmes les dictateurs de demain, leur ouvrent la porte.

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Catherine Malabou-Jean-Claude Monod : être ou ne pas être gouverné? débat sur Philomag 2023

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