S’attarder ou non sur l’instant
La sagesse consiste-t-elle à faire de l’instant la signification essentielle de la vie, parce que c’est la seule réalité, que tout le reste n’est que pensée ? Ou est-ce une folie, parce que justement ce qui n’existe qu’un instant ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde ?
Regardez la question de près : est-ce vraiment un choix ? En faire un choix impose un même enquêteur pour formuler les deux termes. Or ici ce n’est pas le cas. Ce qui voit l’instant comme seule réalité est justement l’instanciation de la personne dans une durée élémentaire. Tandis que ce qui ne s’attarde pas est la destinée de la personne, un objectif de vie, une extension de la durée. Deux persona très différentes à l’intérieur du même esprit.
Différentes et pourtant pas étrangères. Qu’est-ce qui les relie ? Elles n’appartiennent pas au même niveau de réalité, pas plus que le nuage de quarks et d’électrons n’appartient au même niveau de réalité que l’atome. L’instant électronique est infime partie de l’éternité atomique. Existences aux dimensions profondément différentes et pourtant indissolubles.
Ne pas se réduire
Il n’y a pas de choix dans l’indissoluble. L’importance de l’instant vs la durée n’est pas un problème posé de l’extérieur. Ce qui répond, dans l’esprit, est son instanciation ou sa durée. Aucune n’accepte de se réduire à l’autre. Les y contraindre serait une mutilation spirituelle. Mais cela implique-t-il qu’elles sont équivalentes ?
Non. Votre impression est probablement similaire à la mienne : je ne peux pas mettre ma destinée sur un pied d’égalité avec mes instants de vie. La première, surimposée aux seconds, leur est supérieure. Mais n’existe pas sans eux. Ne les remplace pas. La relation de la destinée avec les instants est celle du conducteur avec son véhicule ; il n’avancera guère s’il ne prête aucune attention au bon état des rouages, à la qualité des instants. Il existe des prophètes si transfigurés par leur mission qu’ils négligent résolument leur santé corporelle, jusqu’à faire de chaque instant de vie une souffrance qu’ils se contentent d’ignorer. Les deux niveaux de réalité deviennent la magnificence de l’idéal et la crucifixion de la chair. Pourquoi scinder autant quelque chose d’unique : soi ? Les contrastes sont-ils si difficiles à trouver autour de soi ? Si vous le pensez, lisez De la sobriété pour goûter tous les parfums du monde.
Un esprit qui se promène
Il est difficile de localiser en nous le soi et ses désirs. Parce qu’il se promène à différents étages de notre esprit. Le soi fluctue de contenus irréguliers, selon l’environnement et notre état physique. Le physique prime. L’esprit peut s’en évader lorsqu’il va bien, ses nécessités vitales satisfaites. Cette observation s’applique à chaque étage mental, des frustes vers les élaborés : d’abord organiser nos besoins bruts et un monde souvent réticent à y faire droit. Quand la solution semble pérenne, notre attention se porte sur des désirs plus sophistiqués et lointains. Le soi prend une envergure temporelle, car ‘lointain’ concerne autant le passé que le futur, les relie. Les récompenses prennent aussi une autre envergure. Qui ne font pas disparaître les petites satisfactions de l’instant. Qui les épaississent.
Quand l’oeuvre aboutit et vient magnifier les petits pas quotidiens, le plaisir devient intemporel plutôt qu’attaché à l’instant. Tous nos étages spirituels jouissent ensemble au lieu de se demander de qui c’est le tour aujourd’hui.
Protéger le sens de la vie des ravages du temps ? C’est soit le rétrécir à l’instant, avant même que le temps ait pu intervenir. Ou soit l’affranchir radicalement, en étendant notre identité jusqu’à lui faire englober le temps, par une oeuvre intemporelle.
Dans les deux cas la vie se passe de son contraire. La mort n’a plus de signification, ni au sein de l’instant ni pour une identité atemporelle. Bienvenue chez les éternels.
Le poids de l’incommensurable
Entre ces postures radicales cependant, la mort continue à ronger les pensées de la plupart d’entre nous. Qui sommes-nous ? Trop vieux pour nous convaincre que seul l’instant compte, nous avons travaillé à étendre notre identité temporelle. Nous sommes une histoire et plus seulement l’une de ses instanciations. Mais cette histoire n’a pas (encore) réussi à s’extraire du temps qui passe. Oeuvre inachevée ou pas suffisamment magnifiée. Peut-être parce que nous avons trop quêté le regard des autres ? Mais aussi parce que l’univers est écrasant. Quelle oeuvre tient face à son incommensurabilité ?
La mort c’est cela, finalement : le poids de l’incommensurable. La difficulté d’être fétu, lorsque exister fait tout. La vie est un conflit. Ceux qui, au moment de mourir, pensent l’avoir résolu… ont effectivement terminé d’avoir vécu.
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