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Le Cerveau-Elmer
Depuis les débuts de la neurologie, le cerveau est vu comme un patchwork de centres fonctionnels spécialisés. Langage, vision, motricité, mémoire, etc, les lésions neurales ciblées dans un centre provoquent exclusivement l’altération de sa fonction spécifique. Les exemples cliniques sont innombrables. Les aphasies de Broca et de Wernicke, par exemple, ont donné leur nom aux aires du même nom. Grand succès de la neurologie, qui par un examen clinique fin parvient à identifier précisément le site cérébral d’un accident vasculaire.
Nantis de ce concept ‘géographique’ du cerveau, les neurologues se sont mis à chercher les centres de la décision, de la conscience, de l’éveil, etc. Et c’est là que les choses se sont gâtées. Autant il est facile de localiser le traitements des influx sensoriels, qui entrent dans le cerveau par des aires précises, autant les fonctions supérieures sont difficiles à cerner. Elles reposent sur des réseaux bien plus étendus. Des arguments pour la “centralisation” des fonctions se confrontent à des arguments contraires.
Callosotomisés
Il est tentant de voir le cortex pré-frontal comme le centre de la personnalité, car ses lésions déclenchent des troubles du comportement, mais ceux-ci sont loin d’être stéréotypés comme les aphasies ou les paralysies. Examinons aussi une situation caricaturale : la callosotomie, section du corpus callosum, énorme “câble” de liaison entre les deux hémisphères, une opération réalisée au siècle dernier dans les épilepsies graves. Les hémisphères ne peuvent plus communiquer, pourtant la personne se sent à peu près la même qu’auparavant. Argument majeur pour la localisation géographique des fonctions supérieures ? Il semblerait, puisque la section ne les a guère bousculées, moins qu’un minuscule infarctus dans une aire frontale. Mais non, cela démontre surtout qu’un hémisphère peut se débrouiller sans l’autre dans la plupart de ses tâches. Les fonctions mentales sont très latéralisées.
Inspection par la hiérarchie
Nous savons que les fonctions supérieures sont essentiellement des rétro-contrôles. Elles adoubent ou corrigent des actions déjà entièrement initiées par les fonctions sous-jacentes. Presque toutes les informations sensorielles entrent dans le cerveau non pas à l’état de données mais de réflexes. Séquences reconnues par les aires sensorielles et validées. Le réflexe est en route dans le même temps qu’il parvient aux fonctions supérieures. Pas toujours rattrapable, il peut être contrebalancé rapidement par une action mieux jugée.
C’est-à-dire que la coordination entre réseaux neuraux se fait plutôt entre niveaux hiérarchiques qu’entre hémisphères cérébraux. La callosotomie ne concerne pas le tronc cérébral, où s’effectue la plupart des échanges entre les deux moitiés du corps. Les rétro-contrôles des fonctions supérieures sont séparés par la section, mais pas la coordination des étages moteurs. Les mouvements du corps ne deviennent pas désordonnés.
Impossible de savoir si l’on est intègre
La callosotomie a en réalité des effets majeurs sur les fonctions supérieures. Nous devinons sans peine que le cerveau n’a pas formé pour rien 300 millions de fibres nerveuses dans ce gros câble. L’intégration des fonctions s’est effondrée, mais il n’existe rien dans le cerveau pour s’en apercevoir. Rien de plus élevé hiérarchiquement que l’espace de travail conscient ne pourrait le conceptualiser. On peut expliquer à la personne ce qu’elle a perdu ; elle peut éventuellement nous croire et représenter cette perte ; mais elle ne l’éprouve pas. Nous éprouvons ce que nous sommes à chaque instant, mais s’éprouver différent nécessite de s’observer d’un niveau mental supérieur, capable d’effectuer la comparaison avec un enregistrement préalable. Quand l’espace de travail le plus élevé est concerné, il n’existe rien d’encore supérieur à lui pour mémoriser les configurations antérieures1Il ne faut pas confondre ces configurations avec les “états alternatifs de conscience”, provoqués par les drogues ou les sautes d’humeur brutales, qui bouleversent toute la hiérarchie fonctionnelle du cerveau et non sélectivement l’espace de travail conscient. Dans ces états alternatifs, la conscience éprouve parfaitement les changements de ses contenus et les mémorise sans difficulté..
Ignorant totalement qu’ils sont réduits à un seul hémisphère par la callosotomie, deux espaces de travail conscients rétro-contrôlent indépendamment leurs hiérarchies neurales. Comme il s’agit de réseaux pré-programmés par la vie antérieure à la section, ces représentations se cherchent toujours dans les données. Quitte à les inventer, ou à trouver des approximations. L’hémisphère gauche, langagier et prédictif, fabrique sans peine les raisons du comportement de l’hémisphère droit auquel il n’est plus relié. D’autant que le corps, coordonné par le tronc cérébral, fonctionne normalement. Il effectue seulement des opérations inattendues, auxquelles il faut donner sens. La gauche se dépêche de comprendre ce qui a bien pu motiver la droite, de même qu’un commercial tente de justifier les dérapages de l’usine de production. On est tous à bord du même bateau.
Le nouveau bateau-système
Nous voici obligés d’introduire le principe fondamental de hiérarchie pour comprendre le mental. Ce principe, les neurologues s’en sont beaucoup méfiés suite à l’échec de la théorie du cerveau triunique. Hiérarchie radicale et offrant le beau rôle au néocortex, dominateur du cerveau limbique, lui-même dominateur du reptilien. Cette théorie s’est révélée intenable parce que l’intégration des fonctions est très poussée entre les trois régions. Mais si l’intégration est tellement forte, quelle signification reste-t-il à la classification géographique des fonctions mentales ? Comment expliquer le contraste surprenant entre certaines fonctions qui disparaissent avec la lésion de quelques connexions, et d’autres se maintiennent à moins que les dégâts deviennent très étendus ?
Tendance populaire chez les neuroscientifiques : considérer le cerveau comme un vaste système neural unique, sans délimitation entre les fonctions ni entre conscient et inconscient. Toutes nos tentatives de classification seraient illusoires, seulement là pour satisfaire nos interprétations existantes, tandis que l’assemblée des neurones n’aurait cure de ces territoires. Pour ceux-là la conscience serait aussi illusoire en tant qu’espace de travail qu’en tant que phénomène.
Un regard unique est aveugle
Il est exact que si l’on essaye de se mettre à la place des neurones, on ne distingue certainement pas les frontières des aires cérébrales. On se contente de s’exciter joyeusement, pas même pour un oui ou un non puisque ces concepts n’ont aucune signification pour un neurone. Mais alors : qu’est-ce qui distingue, qui interprète, qui classifie ? Nous sommes nos neurones et rien d’autre, mentalement. Aplatir la hiérarchie en un espace neural unique n’apporte aucun pouvoir explicatif. Cela en retire.
Plutôt qu’un modèle capable de fusionner cet espace neural unique, les chercheurs continuent à trouver de nouvelles aires, qui sont en fait de nouveaux niveaux hiérarchiques. C’est le cas de l’équipe de Gordon à Saint-Louis, qui vient de publier dans Nature la découverte, entre les aires classiques, de régions hyperconnectées entre elles et à un réseau cingulo-operculaire, essentiel pour l’action, le contrôle physiologique, l’éveil, le traitement des erreurs et de la douleur. C’est un second système de contrôle du mouvement activé dès sa planification, une hiérarchie immédiatement supérieure aux centres moteurs.
Le travail à faire est justement de montrer comment un vaste système neural peut créer une hiérarchie évidente, avec des délimitations claires. La pensée est quantifiée, séquence d’idées indépendantes, certains contenus accessibles et d’autres non. Notre mental est impossible à expliquer sans la conjonction du continu et du discontinu. Comment des excitations discontinues créent-elles une pensée continue ? Comment un réseau neural continu crée-t-il des concepts discontinus ?
Stratium, la pyramide neurale
C’est le travail entrepris dans Stratium, théorie abondamment détaillée sur ce site. Elle associe la reconnaissance d’aires neurales précises pour le bas de la hiérarchie mentale, traitant les données sensorielles, avec une extension croissante des réseaux à mesure qu’ils symbolisent des concepts plus complexes. Point essentiel : la signification d’un concept de haute complexité ne prend corps que dans la présence activée de la hiérarchie qui le fait naître. Information intégrée. Le célèbre “neurone de Jennifer Aniston” ne peut faire naître l’image de l’actrice que si toute sa hiérarchie graphique est présente. Une amputation quelconque amputera aussi l’image, voire empêchera sa reconnaissance.
Le monde et non sa carte
Un neurone n’est rien sans ses acolytes, mais aucun acolyte n’a une valeur équivalente. Les neurones font peut-être partie d’un système unique, mais comme dans la société humaine aucun n’a la même valeur. Alors, comme nous, ils ont leurs hiérarchies, plus importantes que leurs géographies. Ils n’ont guère de pouvoir individuellement. Seuls leurs groupes en possèdent. La quantité de pouvoir, pour les neurones les plus représentatifs, est le nombre de fois où il répète « Je suis le symbole d’un groupe de groupes de groupes de… ». Comme tout élu, son pouvoir n’existe que par la présence de ses électeurs.
La conception géographique du cerveau est bien dépassée par sa conception hiérarchique. Ce qui permet de garder la conscience tout en haut, sur un balcon richement ouvragé. Le système neural est impliqué dans sa globalité, néanmoins nous nous éprouvons pensée altière et sophistiquée, pas compteur d’impulsions sensorielles. Pas système d’éléments mais fusion de contenus. Le monde et non sa carte. L’explication ne remplace pas l’expérience.
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A somato-cognitive action network alternates with effector regions in motor cortex, Gordon & al. Nature. 2023 Apr 19. doi: 10.1038/s41586-023-05964-2. PMID: 37076628.