La Grande Inversion

Le plus insidieux des bouleversements

Le plus grand bouleversement du 21ème siècle est passé inaperçu. Il est plus insidieux encore, il est vrai, que la catastrophe climatique prédite. Catastrophe, il ne mérite peut-être pas ce titre, mais il transforme radicalement notre rapport individuel à la réalité. Il le dépersonnalise. L’individu est en train de se dissoudre. Sans pouvoir s’en rendre compte. Il faudrait y assister de l’extérieur. Mais s’il n’existe plus d’enveloppe entre intérieur et extérieur de soi ?

Je critique beaucoup sur ce blog l’individu-roi, la tendance à ne s’en remettre qu’à soi-même, qui se répand plus vite qu’un virus. Mais le concept d’individu-roi est un mème viral. Tout le monde l’épouse de la même façon. C’est un concept vantant l’individu mais pas individualisant. Au contraire, c’est un mimétisme de comportement reproduit à l’infini. « Je n’accepte plus qu’on me dicte ma conduite »… parce que plus personne ne l’accepte, et non parce que dans mon cas précis l’acceptation serait contestable.

Inversion d’info-pression

Malgré cette expansion faramineuse du mème individu-roi, l’individu véritable est menacé. Quel est donc ce bouleversement invisible ? La pression de circulation de l’information s’est inversée entre l’individu et sa société. Auparavant elle était négative vue de l’individu. Celui-ci aspirait l’information davantage qu’elle était poussée vers lui. Il “allait aux nouvelles”, questionnait le voyageur de passage sur les régions traversées, payait pour que son journal lui soit livré. Aux débuts du net il était encore aspirateur de news, de contenus à télécharger, choisis en fonction de ses goûts personnels.

Ces tâches n’ont pas disparu mais ne correspondent plus aux mêmes besoins. L’enthousiasme du début, en découvrant des pépites, fait place au blasement voire la lassitude, tellement il existe de choses à regarder, comparer, synthétiser. Télécharger perd son sens quand des abonnements permettent d’accéder à tout. Quand l’information devient (presque) gratuite, quelle barrière reste-t-il pour empêcher qu’elle nous asphyxie ? Il existe tant de sujets, de réflexions passionnantes, de scandales, d’étonnements ravis. Y prendre plaisir se mêle à présent d’une angoisse sourde : qu’est-ce que je rate en passant mon temps ici ?

Robinet de liberté fermé?

C’est jusqu’au sentiment de liberté qui s’affaiblit. Alors que les lois n’ont jamais été aussi amendées, les tribunaux aussi nuancés, que n’importe qui peut lancer impunément son pamphlet venimeux sur le président en exercice, que l’on peut préparer sa révolution sur les réseaux publics et manifester sans se soucier de procédure, nous avons l’impression de manquer de liberté. Incompréhensible ?

Alors qu’à la fin du siècle dernier nous étions sur une envolée démocratique qui promettait de s’étendre à la planète entière et d’aboutir à une vraie coordination mondiale (évitant au passage la catastrophe climatique), nous voici en voie de repli sur nos périmètres nationaux, bientôt régionaux, voire des groupes de la taille d’une tribu, gaulois de souche, antivax, adorateurs de Gaïa, etc.

Bien entendu vous avez entendu moult explications à ce sujet : immigration, multinationales, inégalités sociales, propagandistes, incompétence et morgue des dirigeants, rivalité pour le leadership économique. Ce qui est curieux, c’est que les paramètres objectifs de niveau de vie étaient en hausse continue depuis la dernière guerre mondiale quand ce repli a commencé. Pas partout, pas tous les jours. En moyenne, oui, ils grimpaient.

Affamé de mauvaises nouvelles?

Il est facile d’attirer notre attention sur ce qui va mal même quand tout va mieux. Nous sommes très réceptifs à ce genre d’information. Mais nous sommes moins enclins à aller la chercher nous-mêmes. Que penseriez-vous d’une personne qui se lève tous les matins pour chercher explicitement les pires nouvelles de la veille ? Ce n’est plus un biais cognitif mais une bonne névrose paranoïaque, n’est-ce pas ?

De fait lorsque nous aspirons l’information délibérément, nous ne sommes pas spécialement avides de chercher les gentils et les méchants. Plutôt de bénéficier d’une vue d’ensemble sur un sujet. Très différente est l’information qui nous est injectée sous pression, celle des réseaux, fils de news, forums, publi-information. Toutes sont en compétition et leur seule chance d’émerger du fatras est d’utiliser nos biais cognitifs. Elles quêtent l’attention, alertent, avec de l’original, de la révolte et du scandale.

Perfusion d’énervement

Tous les sujets sur lesquels un « ça ne va pas si mal » traînerait dans notre esprit, se voient présentés comme « ça pourrait aller mieux ». La signification est quasiment la même, mais l’effet du premier est de nous tranquilliser, le second de nous énerver. Encore un problème supplémentaire dans notre réalité !

Lorsque nous aspirions les problèmes qui pouvaient traîner autour de nous, c’était un choix, fondé sur notre assurance personnelle, absolument pas nocif pour notre impression de liberté. À présent que les problèmes sont perfusés sous pression continuelle, peu importe la taille de notre espace mental, la liberté ressentie est forcément amoindrie.

Campagne contre l’engorgement de l’esprit

Ce n’est pas par hasard que certains choisissent de partir à la campagne pour régénérer cette liberté. Changement du cadre de vie ? Réduction du stress professionnel ? Récupération de temps libre ? Toutes ces raisons sont vraies, cependant elles se réunissent dans celle-ci : le changement fait de la place dans un esprit surencombré de problèmes à traiter, déposés là par les flux d’information.

Chaque problème est plus facile à gérer quand on peut s’isoler avec lui. Concentration sur ses différents aspects. Exploration des solutions. Ligne de conduite. Mais si une foule d’autres s’y mélangent et lui disputent la vedette ? Les chances de le régler diminuent. Procrastination. Il survit encore, des années plus tard, emmêlé avec ses compétiteurs. Nuits agitées. Fatigue accentuant notre impuissance. Notre esprit devient un univers de choses qui réclament d’être cadrées et ne le sont jamais. Comment pourrions-nous garder l’impression d’un libre-arbitre, dans ces conditions ?

L’esprit-gélule

Mon esprit est une gélule. Pas isolée du monde extérieur mais renfermant une identité personnelle. Les problèmes peuvent y entrer. À l’intérieur mes enzymes mentales digèrent le problème et le transforment même en énergie. Mais si les flux d’information sont tellement corrosifs qu’ils commencent à dissoudre ma gélule, les problèmes entrent massivement. Mes enzymes sont débordées, ne finissent pas leur cycle. Plutôt que récupérer de l’énergie je la gaspille. Je n’en ai plus. J’abandonne.

Mon identité est dissoute. Je n’en ai pas conscience. Je me sens bien. Je pense comme les autres, mélangés à eux. Dans leur sillage je me révolte, m’enchante, m’ennuie rarement, toujours bercé par les grands courants d’information. Les mystiques avaient raison. On est beaucoup mieux dans le Grand Tout. Tout a une réponse à mes problèmes. Moins fatigant que la chercher seul. Sans parler de la mettre en oeuvre…

Pression à la dépression

Pour ceux qui ne trouvent aucun bonheur dans cette solubilisation lente de leur identité, dans ce fast-food communautaire qu’est devenue la boutique des rêves, l’évolution se fait naturellement vers l’état dépressif. Dépression qui n’a rien à voir avec une prédisposition quelconque. Nous étions 10% de dépressifs en 2010, nous voici dépassant les 20% après le Covid inaugurant les années 2020. Soit l’humanité a subi une grave mutation biologique passée inaperçue, soit c’est sa société qui a créé le problème. Là encore les diagnosticiens ne manquent pas. Ils inondent nos médias de leurs alarmes variées et souvent pertinentes.

Mais s’ils aggravaient ainsi le problème au lieu d’aider à le résoudre ? Pourquoi, si les causes de l’épais dossier psychanalytique de la Société sont connues, n’arrivons-nous pas à améliorer le malade ? Est-ce en mettant une majorité de ses membres sous anti-dépresseurs que nous allons y parvenir ?

Ne jouez pas les mineures

Pourquoi les passages en dépression se font-ils sans transition nette, sans évènement particulièrement destructeur ? Nous sommes pourtant fortiches pour dénicher une explication à toute morosité inhabituelle, jusque dans le dernier vaccin injecté… Les gens touchés ont du mal, pour la plupart, à donner une raison majeure. Tandis que le cumul des mineures est impressionnant. Cela suffit-il à faire l’équivalent d’une majeure ?

La Grande Inversion projette, avec une pression continue, une douche d’information acide sur nos identités. Elle est la cause masquée que toutes ces personnes, à la recherche de leur moral et de leur libre-arbitre, cherchent à identifier. Ouvrez votre parapluie !

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Suite dans: Flux d’information contemporains, une réduction paradoxale des échanges
Liens:
Dépression: de quoi nos sociétés sont-elles malades ?
Un antidote contre la désinformation

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