La physique à plat, en attente d’être regonflée

Un manque de variété

La physique se définit aujourd’hui en trois grands domaines : l’infiniment petit, l’infiniment grand, et ce qu’il y a entre les deux. Ce qui est un problème infiniment grave. Car cette définition réduit la physique à un cadre spatial limité, qui n’est que l’un de ceux qu’elle utilise. Comme si l’ensemble de la connaissance humaine se réduisait à l’usage d’une de ses langues.

Dire que la réalité se divise entre microscopique, cosmique et macroscopique intermédiaire, c’est faire de l’univers une vaste platitude. Peu importe que son espace ait trois dimensions, voire qu’on l’emberlificote dans une dizaine supplémentaire, cela ne lui attribue qu’une seule variété dimensionnelle, fort insuffisante pour l’animer.

Un décor étrange mais figé

Imaginez-vous construire un décor : avec une dimension vous créez une ligne, avec deux un mur, avec trois un plafond. Supposez qu’il soit possible de continuer ainsi à ajouter des “murs” dans des dimensions supplémentaires. Le décor devient étrange, seulement parce que nous ne disposons pas du sens visuel qui permettrait de le représenter. En fait c’est toujours un décor, aussi inerte que l’espace habituel. Aucun mouvement ne l’agite.

Ce qui anime l’espace est une autre variété dimensionnelle : le temps. Mais le temps pose de sérieux problèmes en physique. Il est nécessaire en tant que séquence, pas en tant que déroulement. Mettons pour l’instant le déroulement de côté, regardons les soucis de l’aspect ‘séquence’. Il est très difficile d’en faire une dimension universelle, c’est-à-dire s’arranger pour que les unités d’une séquence temporelle fondamentale s’appliquent à toutes les choses réelles.

Discrétion ou écoute en continu?

En effet ‘séquence’ implique ‘quantification’ (ou discrétion comme disent les physiciens) et donc bloc élémentaire. Le temps, en tant que chaîne d’états du réel, n’est pas pas continu. Mais à quel niveau faut-il regarder les états pour définir l’unité fondamentale ? Le temps de Planck (environ 10−43 seconde) est une référence courante mais trop arbitraire. Elle suppose que l’échelon de Planck est la fondation ultime du réel. Et oblige à se déclarer réductionniste fort —toute la réalité se réduit aux micromécanismes de cet échelon, ses autres aspects n’étant que des illusions. Deux postulats qui équivalent ensemble à se mettre un bandeau sur les yeux. Notre esprit aurait réussi à englober la totalité du réel, vu ses racines, de l’intérieur ? Mais notre esprit lui-même serait une illusion ? J’avoue avoir du mal à comprendre comment se réduire à une telle absence d’explication.

En pratique la physique n’utilise presque jamais le temps de Planck, mais des unités ajustées au modèle du niveau de réalité décrit. Ces unités sont assez bien reliées les unes aux autres en physique. Le temps de Planck peut s’exprimer en secondes… à 10−4 près. Est-ce une incertitude seulement liée à l’imperfection des instruments de mesure ? Peut-être pour la matière inerte, dont s’occupe principalement la physique, mais pas pour le mental. La manière dont nous scandons nos secondes, mentalement, est strictement propriétaire. Aucun temps universel à ce niveau. C’est pourquoi il faut être réductionniste fort (ou éliminativiste) pour conserver “un” temps, le temps en tant que dimension unique et universelle.

Euclide et ses gênants infinis

La discontinuité avérée du temps a jeté un doute sur la continuité de l’espace. Certes ce sont des variétés dimensionnelles différentes, mais Minkowski a pu les réunir dans un même cadre, l’espace-temps. Qu’une variété soit continue et l’autre discontinue pose des problèmes mathématiques. La continuité est mathématisable bien sûr, donc représentée par des nombres discontinus. Mais les postulats de la continuité et de la discontinuité sont incompatibles, et ce depuis la géométrie d’Euclide. Chez Euclide un point n’a pas de taille. Une infinité de points le sépare d’un autre point, même si notre oeil ne voit aucun interstice entre les deux. Cette géométrie correspond à la séquence des nombres dits ‘réels’, également tous séparés par une infinité d’autres nombres. Tandis que la discontinuité non euclidienne se contente de la séquence des nombres entiers et de points d’espace élémentaires véritablement jointifs. Ce qui sépare continuité et discontinuité, ce n’est pas moins que l’infini.

L’esprit enterré

Les paradoxes mathématiques entraînés par la conjonction de dimensions continues et discontinues ont conduit les physiciens à privilégier la discrétion —la discontinuité. Désormais la continuité devient elle aussi une illusion. Après tout il est facile de la ranger dans le même tiroir spectral puisque le seul endroit où elle existe avec certitude est notre mental, déjà taxé d’illusion. Notre mental conscient s’éprouve continu, le fou ! Et non comme succession d’états mentaux, encore moins comme séquence d’unités de Planck. Mais c’est bien le cas de ses micromécanismes, disent les éliminativistes. Donc notre illusoire conscience n’a plus qu’à se rallier à la représentation qu’en fait ses propres rouages.

Comment échapper à cette aberration d’un esprit qui se fait enterrer, en tant que phénomène, par ses propres modèles ?

Évasion

Élémentaire mon cher Watson, échappons-nous pour commencer du modèle. Ce qui nous contraint est bien ce modèle qui voudrait fondre les deux variétés dimensionnelles, spatiale et temporelle, en un seul espace-temps fait de 4 dimensions discontinues. Mais l’effort des éliminativistes se heurte à un écueil supplémentaire : le déroulement du temps. Qu’est-ce qui anime la dimension temporelle pour que les évènements semblent se succéder et non être tous immobilisés les uns à côté des autres comme les fils d’une gigantesque tapisserie des Norns ? Là encore l’éliminativiste doit rejeter le déroulement en tant qu’illusion de processus qui n’en comportent pas. Que le déroulement semble être à sens unique —la flèche du temps— est une illusion également. Finalement l’illusion est un fourre-tout extraordinaire pour expliquer tout ce qui gêne l’éliminativiste dans la réalité. Mais faute d’expliquer ce qu’est une illusion en soi, n’est-ce pas l’éliminativiste lui-même qui vit dans un univers illusoire ?

Poupées-cadres

Nous en échapper oblige à revenir en arrière, précisément à reprendre le concept de variétés dimensionnelles différentes. Peut-être existe-t-il d’autres variétés encore ? Mais déjà, le fait qu’il en existe deux fait apparaître un cadre qui englobe les deux. La réalité ne peut être décrite par une seule dimension, ni par une seule variété. Ces cadres sont comme des poupées russes. Pour emboîter l’une il faut une poupée plus grande. Sommes-nous capables de voir la plus grande des poupées ? Certainement pas, parce que “voir” est un sens intrinsèque à la poupée où nous sommes confinés par notre structure physique. Mais en ayant réussi à nous évader de l’éliminativisme, nous pouvons déjà dire qu’il existe une poupée plus grande que la nôtre et essayer de la connaître.

La poupée à laquelle je fais allusion est bien sûr la dimension complexe. Elle est naturellement présente dans tout discours de la connaissance, y compris chez les éliminativistes. Vouloir aplatir le monde dans ses micromécanismes commence par la reconnaissance qu’il existe un “volume” complexe à aplatir. La “peau” que les éliminativistes veulent plaquer autour de ce volume est intéressante en tant que moulage. Mais d’une part il faut s’intéresser aux ‘illusions’ à l’intérieur. D’autre part les micromécanismes ne sont pas une peau mais un noyau. Comme le temps, la variété complexe semble avoir une flèche, du simple vers le compliqué. La flèche peut s’inverser. Mais la sphère complexe n’a pas de limite extérieure, elle peut continuer son expansion. Nos descendants seront, espérons-le, plus complexes que nous.

Le bandeau tombe

Nous disposons donc d’une nouvelle dimension évidente, naturelle, quantifiée —sous forme de séquence d’attracteurs complexes. Une dimension capable d’intégrer tous les phénomènes de la réalité —chaque niveau devient propriétaire de ses phénomènes, des concepts physiques ne peuvent réduire la conscience à une illusion. Cependant cette dimension n’est pas encore formalisée. Elle demande un élargissement de concepts-racines, en particulier la causalité.

C’est le prochain sujet que nous aborderons, pour continuer à laisser tomber le bandeau de nos yeux…

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