Science et réalité: fusion, proximité ou partenariat?
Entre l’analyse du problème corps-esprit et prochainement celle de la causalité, qui sont étroitement liées, il est utile de faire le point sur l’épistémologie actuelle de la science, et en particulier la fondamentale : Quel est le rapport entre la science et la réalité ? À quel point les modèles en sont-ils proches ?
Nous éviterons le matérialisme sommaire qui consiste à confondre science et réalité, tout comme l’idéalisme sommaire qui dénigrerait la proximité remarquable entre les deux. Le meilleur qualificatif pour leur lien est “partenariat”. Quels sont les termes du contrat ?
Ferrer le réel
Le réel n’est jamais entièrement inconnu. Nous en faisons partie. L’esprit est une portion de la réalité qui en observe une autre. Il le fait à l’aide d’outils qui sont l’héritage d’une relation ancienne. Nos concepts appartiennent à un fonds commun, propriété du réel en soi et de l’humanité. Chacun des propriétaires humains cherche à tirer la couverture à soi, à obtenir un contrôle plus personnel de “la réalité”, le fonds commun. Mais si le réel en soi n’est pas d’accord, l’univers mental du propriétaire humain devient solipsiste. Il faut donc interroger fréquemment le réel, expérimenter.
Les concepts du fonds commun permettent d’aborder les secteurs inconnus du réel avec un embryon de représentation. Ce sont des ancres ou des hameçons jetés sous la surface des choses. Si le réel se reconnaît dans cette représentation il va mordre. Ferré il se comporte selon notre bon vouloir.
Fondamental pour qui ou pour quoi?
En physique les hameçons sont les axiomes et les ancres sont les lois dites fondamentales. ‘Fondamental’ est un terme hérité du matérialisme et fait allusion à une fondation du réel en soi. Mais après notre introduction nous savons que ce ‘fondamental’ consiste à tirer la couverture à soi. Les lois fondamentales sont au mieux un plancher stable d’où nous pouvons éventuellement lancer de nouvelles ancres, plus profondément.
Grinbaum (2007) argumente contre le caractère fondamental des axiomes utilisés en physique. Il assume qu’une théorie physique choisisse ses axiomes dans le but de se confirmer elle-même, devenant cohérente avec un fragment de réalité. Cette circularité n’est pas un inconvénient dès le moment où le théoricien concède que les axiomes ne sont pas réels, naturels.
« Si la théorie elle-même ne vous dit pas que les états du système, ou toute autre variable, sont ontiques, alors ne les considérez pas comme ontiques. »
Pratiquer la théorie physique avec cette modestie la met à l’abri des critiques sur son interprétation. Cela la sépare de son interprétation, en fait une individuation théorique. Il n’est plus indispensable de la relier au reste du puzzle ontique, de l’intégrer au collectif théorique.
Le béton du pragmatisme
L’échec actuel à trouver une théorie moniste de la réalité conduit les philosophes des sciences à scinder la réalité en plans dotés de théories propriétaires, individuelles. Si en plus les physiciens parviennent à accrocher fermement ces plans les uns aux autres, c’est merveilleux. Mais s’ils échouent, cela ne dénigre pas pour autant les modèles de ces plans, puisque nous admettons qu’ils ne sont pas réels. Ils sont de simples outils épistémiques.
La réalité que nous dépeignons ainsi est la nôtre et non le réel en soi. Pourquoi serait-ce un problème si le réel en soi adoube notre modèle pour les besoins que nous en avons ? C’est bien le pragmatisme courant en recherche scientifique : peu importe que nous ayons accédé à la réalité en soi du moment que les expériences confirment le modèle. Notre intervention sur la réalité est un succès. Nos intentions sont réalisées.
Séparation plutôt que renoncement
Ce qui n’est pas confirmé, dans cette approche, est notre vision métaphysique de la réalité. L’assemblage du puzzle est impossible, les pièces ne coïncident pas. Il faut renoncer au déterministe matérialiste —le monde s’explique par les micromécanismes— et renoncer aussi au déterminisme panpsychique —le monde s’explique par une fragmentation d’un Grand Tout.
La métaphysique est un terrain différent, un autre regard sur la réalité. Notre réalité fonctionne bien sans métaphysique, parce qu’à l’évidence le réel en soi possède la sienne, est moniste sous les masques hétéroclites de nos modèles. Le réel en soi se charge lui-même de relier nos modèles dans la relation que nous avons avec lui. Principalement parce que nos outils sont intégrés à la réalité. Les modèles sont virtuels, propriété de notre esprit, mais nos instruments sont réels, inscrits dans la réalité moniste. Ils interagissent directement avec la réalité en soi. Ce sont nos représentations qui dialoguent, qui utilisent un langage virtuel à la place d’une interaction.
Faut-il s’arrêter là ? Faut-il se contenter de ce demi-échec, en ayant compartimenté la métaphysique pour valider la physique, et avouer que la métaphysique du réel en soi ne sera jamais complètement accessible puisque virtuelle dans notre esprit ?
Réintégrer notre esprit a une conséquence spectaculaire
Non. Car une chose est régulièrement oubliée par les scientifiques autant que les philosophes des sciences : pour aboutir à une réalité moniste il faut lui intégrer notre esprit. Représentations incluses. Avoir une scène mentale, est-ce s’évader de la réalité ? Cette dérive nous propulse immédiatement dans le dualisme. Nous avons tellement l’habitude de séparer la matière et l’esprit, le réel et le virtuel, que notre pensée est presque dualiste par essence. Se déclarer moniste, chercher une métaphysique unifiée de la réalité, oblige à un tête-à-queue sur soi : il faut réinsérer son propre esprit dans cette réalité. Sans le réduire à un modèle de neurones excités. Notre métaphysique doit inclure le plan ‘expérience consciente’ au même titre que le plan ‘activité neurale’. Renoncer à expliquer l’un ou l’autre c’est retourner au dualisme. Les éliminativistes sont des dualistes et non des monistes comme ils le croient.
Réintégrer notre mental dans la réalité en soi a une conséquence immédiate et spectaculaire : Puisque le mental construit des plans de réalité pour la connaître, ces plans sont bien une propriété de la réalité en soi. Le virtuel est stratifié donc le réel l’est aussi. Il faut abandonner l’idée d’un univers-bloc, modèle qui se tient dans un plan isolé et réducteur de notre esprit. Comment pourrait-il expliquer la richesse qualitative de nos perceptions, des savoirs qui leur sont attribuées ? Les phénomènes qualitatifs sont discrets, hiérarchisés. Il faut déterminer à la réalité cette dimension discontinue et qualitative, absente d’un simple cadre spatio-temporel.
La recherche de la métaphysique du réel en soi est fondamentalement la quête du concept ‘qualité’.
*
Grinbaum, Alexei – Reconstruction of Quantum Theory, The British Journal for the Philosophy of Science 2007-jun 23 vol. 58 iss. 3