L’art et la réalité

Question devenue rituelle :

Si ce que nous prenons pour factuel est notre réalité personnelle, et que nous en révisons la forme à notre goût, où est le vrai ?

Question rituelle mais préoccupante comme jamais. Des fournisseurs de réalités alternatives nous assiègent. Toutes veulent nous scotcher. Scandales exécrables, cruautés hideuses, nous poussent vers les révoltes magnifiques, les mondes idéalisés. Le vrai devient invisible, déjà, parce que trop banal. Banalité du bien et du mal.

Tous tagueurs amateurs

Alors nous peinturlurons joyeusement nos réalités intérieures avec les bombes fournies obligeamment par les influenceurs. Marché euphorique des news où chacun consomme et produit. Le cours de l’info n’a jamais connu d’infléchissement.

Le vrai devient une instanciation du réel, une parmi la multitude. Version un peu pingre. Le réaliste ressemble à un avare, avec son refus d’enjoliver. Il rappelle ce professeur de maths rigide qui voulait faire trouver à tous la même solution d’une équation. Quel ennui ! Mettre tous ses neurones en formation au carré alors qu’ils s’amusent tellement à virevolter dans toutes les directions…

Entrer dans le Tartare

Mais il existe deux manières de nous rapprocher du vrai. Si la scientifique nous paraît trop militaire, l’autre en est radicalement le contraire. Elle étale toutes les fantasmagories imaginables, au-delà de nos inventions personnelles. J’ai nommé l’art, bien entendu. L’art est une entreprise humaine collective, qui entoure nos réalités d’un univers inconcevablement remanié, torturé, enchanté.

Présenter l’art sous forme d’un collectivisme est inhabituel, mais c’est bien à l’édification du Pandémonium de l’Humanité que s’affairent les artistes individuels. Chacun d’entre nous se place devant ces limbes ou ce Tartare démoniaque, selon l’humeur ayant présidé à l’oeuvre. Il faut oser entrer à l’intérieur.

Que se passe-t-il, alors ? Me sens-je perdu ? Ma boussole s’affole-t-elle devant ces travestissements outranciers, exacerbant ou simplifiant la réalité ? Sûrement. Mais je me mets un instant à la place de l’oeuvre, qui guette ma réaction. Elle me voit chercher le terrain sûr. La conscience de l’excès, de l’idéal purifié, est la meilleure jauge de ma réalité personnelle. Se trouvait-elle un peu déséquilibrée ? Je la recentre. L’évidence du faux me ramène vers le vrai.

L’art est fondamentalement sain

L’évidence peut heurter. Souvenez-vous de ‘Our body’ en 2008, l’exposition terriblement controversée de 17 cadavres humains disséqués. L’art malsain ? Le penser est ne pas comprendre son rôle. C’est croire qu’il doit orner le vrai, le mettre en valeur. Mais s’il n’y a pas de vrai universel ? Si nous ne pouvons que le cerner ? Alors nous avons besoin d’un nuage de caricatures pour nous repousser vers son coeur invisible. Plus la caricature est évidente plus elle pousse efficacement.

L’art déplaît à celui qui croit camper sur le vrai. Réalité personnelle inébranlable, solipsiste. Tout bouffon qui voudrait l’en déloger mérite de se faire tirer les oreilles. Le sujet le plus délicat est l’éthique. Nous voulons la nôtre indiscutable, mais comment le vérifier sans discutailleurs ?

Ce n’est pas le seul paradoxe de l’art, qui a besoin des aliénations mentales de quelques-uns pour garder les autres esprits en bonne santé. Mais l’art, en tant que processus, est fondamentalement sain. Il est même le gardien naturel de notre équilibre mental. Bien éloigné de la geôle des psychotropes, chaînes artificielles de la pensée.

*

Laisser un commentaire