L’aveuglement téléologique

Téléologie et pseudo-ontologie

La téléologie est regarder les choses par leur finalité. Il ne s’agit pas du sens causal direct, c’est-à-dire: les éléments en relation sont l’origine et provoquent le résultat. En téléologie le point de départ est le résultat. Les éléments ne sont que les intermédiaires permettant d’y arriver. Inéluctablement.

La téléologie est caractéristique de l’esprit. C’est lui qui voit la finalité des choses donc en fait la raison d’être des choses. Cette manière est-elle exclusive à l’esprit ? A priori non. Les choses font de même en s’associant par leurs propriétés, qui sont résultat de leur constitution. Par exemple quand deux biomolécules s’associent paar leur conformation spatiale, cette réalité n’existe pas vue des forces subatomiques. Les forces subatomiques elles-mêmes sont la finalité d’une constitution sous-jacente qui nous est inconnue.

Lorsque nous appelons “fondamentales” ces forces, c’est une réalité que nous avons créée téléologiquement. La science parle de forces ‘ontologiques’, parce que la matière semble y obéir parfaitement. Mais ce sont des ancres que l’esprit a posées dans les profondeurs de la réalité en soi. Celle-ci n’est pas accessible et la science ne peut affirmer formellement que ces forces en sont l’essence.

Puisque notre représentation de la réalité est entièrement d’origine téléologique, les choses nous semblent faire de même pour s’associer. Elles se reconnaissent par leurs propriétés. Mais il faut garder à l’esprit que la réalité en soi pourrait tenir un autre discours. Ce que nous appelons ‘ontologie’ des choses est une pseudo-ontologie.

Monter et descendre la complexité

Pour éviter les confusions j’appelle ‘descendant’ le regard téléologique et ‘ascendant’ le regard pseudo-ontologique. La verticalité de ces regards est celle de la dimension complexe, matière à la base, esprit au sommet. Ces deux acteurs agissent l’un sur l’autre : la matière constitue l’esprit, l’esprit voit les résultats et tente d’agir sur la matière pour les influencer. Son intention est un rétro-contrôle.

Pour intervenir, l’esprit prête aussi des intentions à la matière, qu’il appelle ses ‘propriétés’. Il est toujours téléologique. L’inconvénient est que les propriétés ne sont pas constamment homogènes. Référer leurs changements au contexte est assez facile. C’est plus difficile quand la matière change pour des raisons intrinsèques. L’esprit lui postule une constitution stable, vrai dans certaines limites.

En résumé le regard descendant définit une chose par ses propriétés, suppose que l’intention de la chose est cohérente, stable sur la durée d’observation. C’est une approximation utile, mais qui peut coûter cher.

Dérapage en arrivant à l’esprit

L’exemple caricatural est l’esprit humain lui-même quand il est analysé par un autre. L’observateur attribue à l’observé des propriétés, réunies sous le terme de ‘personnalité’. Propriétés particulièrement instables conduisant à des prédictions aventureuses.

Que dire de l’observation d’une foule de tels esprits ? Ils sont réunis par des consciences collectives, qui permettent de fonder des entités telles que ‘femmes’, ‘blancs’, ‘religieux’, ‘politiciens’, etc. Mais les approximations deviennent alors caricaturales, et le regard descendant devrait s’auto-limiter dans ses conclusions.

Le fait-il ? Trop rarement. Une opinion, après tout, est une expansion  personnelle. Elle représente l’individu davantage que la chose. L’individu s’approprie l’être de la chose au lieu de le lui laisser. Chez un auteur l’opinion est une détonation. Il lance une bombe parmi la foule, veut transformer la réalité en la simulation qu’il a conçue. Pour cela il doit employer des approximations, la réalité en soi étant trop complexe. Mais il faut maquiller l’évidence, pour ne pas désamorcer la bombe.

Le regard descendant ne peut esquiver ce défaut intrinsèque : il manipule une entité collective en lui prêtant une intention cohérente, ce qui est hasardeux. Femmes, hommes, agressés, agresseurs, libertaires, réactionnaires, que les gens soient regroupés par phénotypes ou comportements ne signifie pas que des causes identiques les ont provoqués. L’intervention du regard ascendant est impérative. Avons-nous vraiment affaire à un regroupement homogène dans le contexte exposé ? Travail de fourmi, comme s’il fallait examiner chaque atome d’un arbre pour définir avec certitude sa continuité et ses limites. Impossible de circonvenir une pareille tâche. Le regard descendant est bien pratique : du tronc à l’extrémité des feuilles il exprime « C’est un seul arbre ! ». Mais sous terre, dans le réseau inextricable de racines, ce n’est plus si facile.

Tandis que le regard descendant étincelle de jugements percutants sous la plume des pamphlétaires et militants, le regard ascendant s’utilise dans le cabinet de psychologie, le journal personnel, voire l’échange de ragots ou le tag écrit sur le mur des toilettes. Les détails d’une relation y apparaissent. Peu importe leur véracité, c’est ainsi que les choses ont été perçues et ont motivé des actes. Le rôle du regard ascendant n’est pas de remplacer le jugement du descendant. Il permet de vérifier que l’interprétation est juste. Alors que les deux regards doivent se rencontrer, trop souvent ils se croisent ou tentent mutuellement de s’annihiler.

Deux exemples de ces efforts d’annihilation suivent ce post. Le premier concerne les féministes militantes, qui ont tellement voulu faire du désir féminin une entité unique que cet artifice s’effrite entre leurs doigts. Regard descendant exclusif qui annihile la myriade d’entrelacements des pulsions féminines et masculines aux issues réussies ou non.

Le deuxième exemple concerne Emmanuel Todd, critique du mouvement ‘Je suis Charlie’. Penseur limité à son regard ascendant. Ne trouvant pas la source du mouvement dans les micromécanismes inconscients des participants, il conteste qu’une telle organisation puisse exister. Comme si Todd nageait avec des globules rouges dans un vaisseau sanguin et contestait qu’il puisse exister une chose telle que l’organisme humain…

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