Le non-sens du populisme

Abstract: Le populisme, en tant qu’inversion de la flèche d’organisation du multiple vers le global, est un non-sens politique. Il se définit en réalité comme le raidissement d’un cercle social au sein des autres, et peut concerner n’importe quel cercle social, y compris le “Peuple des Nantis”, touché lui aussi par le populisme.

Pas de peuple dans l’anarchie

La démocratie est le gouvernement du peuple, tandis que dans l’anarchie il ne peut pas gouverner puisqu’il n’existe pas. Aucune entité collective dans l’anarchie, seulement une collection d’intérêts individuels dialoguant par des règles simples, rapidement dépassées quand la réalité devient complexe. Le seul argument juste de l’anarchie contre la démocratie, énoncé par Proudhon, est celui-ci : la démocratie est un gouvernement du peuple mais pas des citoyens en tant qu’individus. La démocratie directe anéantit la liberté individuelle sous le poids du nombre. Elle n’est plus qu’une fraction infime de la décision finale. Insignifiante en fait, au point qu’un individualiste aujourd’hui ne va plus voter.

Cette critique doit nous faire réfléchir sur le désir de démocratie participative générale qui anime nombre de nos contemporains. Pensons-nous gagner vraiment en pouvoir individuel ? Croyons-nous que retirer son pouvoir au représentant de l’autorité va nous le rendre, à nous personnellement ? Non c’est illusoire. Nous ne faisons que l’enlever à l’autorité la plus experte en la matière —si les nominations fonctionnaient bien. La seule démocratie participative efficace, c’est lorsque nous élisons le maire du village. Celui qui va régler les affaires de notre tribu…

Des tribus à tous les étages

Des tribus il en existe beaucoup aujourd’hui, et de multiples sortes : professionnelles, scientifiques, culturelles, religieuses, genrées, morales, etc. Elles se recoupent et construisent une société composite. Tout le monde peut grimper les étages et participer à sa gestion. À condition de comprendre le langage qui s’y parle. Le droit égalitaire ne suffit pas. Il faut démontrer sa compétence, au risque sinon d’affaiblir la qualité de la gestion.

Paradoxalement la démocratie participative est un clientélisme de la pire espèce, parce qu’il séduit tous les citoyens sans exception. Les populistes l’ont bien compris. « Donnez-moi votre voix, elle sera entendue ! » Peu importe que son discours soit pertinent ou stupide, sa valeur est la même. Le populiste achète les voix en distribuant de gros capitaux d’importance. Malheureusement, en étant aussi peu regardant sur l’investissement, les capitaux seront gaspillés dans une politique médiocre. Le populiste proche de ses électeurs appauvrit la nation, comme démontré systématiquement par l’Histoire.

La gestion c’est du ‘non’

Le bon gestionnaire d’une société démocratique est celui qui sait dire  ‘non’. Prenons une entreprise comme Apple, assez gigantesque et complexe pour être comparée à une petite nation. Ses observateurs fondent sa réussite sur le fait que son PDG sait dire ‘non’. Le succès d’une gestion vient de réfléchir à toutes les directions possibles, mais pas de s’engager dans toutes. Comment réunir des moyens si on les a dispersés ?

Une hiérarchie efficace est une organisation bi-directionnelle, les deux directions n’étant pas équivalentes : un étage propose, le sus-jacent rétro-contrôle. Les propositions individuelles, les désirs des employés ou des citoyens, grimpent la hiérarchie. Une foule de “Oui, je veux…” monte à l’étage. Le rôle du gestionnaire à cet endroit n’est pas de dire ‘oui’ mais de laisser passer certains ‘oui’ et opposer un ‘non’ collectif aux autres. Attention, ce n’est pas un ‘non’ opposé individuellement à chacun des autres ‘oui’. Il ne cible pas les personnes. C’est bien un ‘non’ du collectif à cet étage, le collectif étant l’intérêt général, la nécessité de satisfaire le plus de ‘oui’ possible.

Une machinerie à satisfaire le désir collectif, pas les désirs individuels

Au final très peu de ‘oui’ du bas parviennent au sommet de la hiérarchie. La plupart auront rencontré un ‘non’ collectif. Si je ne comprends pas la raison de ce ‘non’, je me sens faiblement pris en compte dans la gouvernance. Un ‘oui’ trop individuel n’atteint jamais le sommet de la hiérarchie, sauf si je fais carrière dans ce but. Néanmoins si les étages fonctionnent correctement nos ‘oui’ regroupés auront été pris en considération. La règle est, niveau après niveau, de tenter d’en satisfaire le maximum. Mais la règle devient parfois incompréhensible au désir initial. Mieux nous la comprenons, moins nous assimilons le ‘non’ à un refus. La politique devrait ultimement faire de l’économie une machinerie à satisfaire nos besoins individuels, et le gouvernement rester ainsi au peuple en tant que collectif, plutôt qu’à la mécanique du système.

Même lorsque ce principe ascendant n’est pas respecté, par exemple dans l’ultra-libéralisme économique, ce n’est pas la hiérarchie qui est en cause mais sa direction. La gestion devient primitivement descendante et non plus ascendante. Rétro-contrôle remplacé par un contrôle, par un idéal économique qui n’a rien d’ontologique. L’objectif n’appartient plus au peuple mais à une mécanique à laquelle on n’a fourni ni âme ni infaillibilité. La révolte gronde. Mais ne confondons pas ce problème de direction avec la hiérarchie elle-même. S’attaquer à l’édifice c’est risquer son effondrement, un désastre pour tous les intérêts individuels, comme l’humanité en a vécu de terribles, trop vite oubliés.

La hiérarchie n’est plus assez protégée. Des populistes incompétents l’envahissent aisément parce qu’elle se désintègre. Les chefs ressemblent comme deux gouttes d’eau à leurs électeurs, constat flatteur pour les seconds, pas pour les premiers. Aucun cerveau n’est vraiment assez vaste pour héberger toutes les tâches d’un président, mais si nous désignons le plus étroit…

Le populisme n’a aucun sens organisationnel

Anarchie et populisme sont adversaires, nous l’avons vu, puisque la première refuse tout gouvernement tandis que le second impose celui du peuple. Mais comment un peuple peut-il gouverner ? Comment faire fonctionner une hiérarchie à l’envers, en donnant le pouvoir à la base plutôt qu’au sommet ?

“Gouvernement du peuple” est bien un oxymore, un non-sens stérile, puisqu’il voudrait inverser la direction qui définit le principe même d’une organisation. Organiser c’est relier une multitude d’éléments par des règles communes, non pas demander à un élément unique (la société) de générer une multitude de règles particulières et contradictoires (les individus). Cela c’est diversifier, et la Nature s’en est déjà chargée. Avec des conflits à la clé. Que l’effort en sens inverse, organiser, peut rendre productifs. Mais donc, contrairement à l’anarchie, le populisme n’a aucun sens en tant qu’organisation politique. Il est une manifestation, celle d’un désir particulier, autour duquel les plus similaires viennent se regrouper.

Le populiste n’est qu’un leader de manif

Comment le populisme manifeste-t-il en politique, puisqu’il n’est pas vraiment une organisation ? Il le fait à travers un représentant symbolique : le leader. Celui-ci est censé traduire fidèlement la “volonté du peuple”. À nouveau le non-sens perce dans cette phrase. Que comprend la base populaire ? L’ensemble des électeurs, et leurs revendications hétérogènes ? Non. Le leader populiste symbolise en réalité un désir suffisamment caricaturé pour souder les citoyens le partageant, et ce groupe est baptisé “le Peuple”. C’est un désir clanique que remonte le populisme, jamais un vrai consensus populaire. Le populisme unifie un groupe d’influence mais clive la population au sens large.

De multiples définitions ont été données au populisme, selon la nature du groupe dont il se fait le symbole. Il peut faire référence à la classe ouvrière contre les patrons, aux citoyens se réclamant du droit du sol face aux étrangers, aux paysans contre les citadins, aux employés face à l’élite des cadres supérieurs, aux petits salariés du travail contre les rentiers du capitalisme, etc. Cette versatilité est récupérée par les politiciens de tous bords, ce qui fait classer les populismes en “de gauche” ou “de droite”.

Le populisme veut s’emparer de la hiérarchie, pas la détruire

Qu’est-ce qui relie toutes ces définitions, finalement ? Le point commun est le raidissement d’un cercle social. Le cercle en question se défend contre la tentative d’assimilation par un autre plus large, qui néglige sa spécificité. Le populisme se démarque, vise à renforcer l’idée d’appartenance à un cercle, et de non-appartenance à ce qui lui est étranger. Il se veut société recentrée sur l’intérêt du cercle. Cependant il est rébellion contre ce qui domine plutôt que ce qui concurrence. Il ne s’agit pas d’une lutte de clans rivaux, mais d’un conflit hiérarchique, de cercles sociaux se disputant leur échelle d’importance. Ce qui le replace au coeur du thème principal de ce livre.

Contrairement à l’anarchisme, le populisme ne cherche pas à détruire la hiérarchie. Il veut déplacer les étages, faire monter son Peuple et descendre l’élite, voire inverser les positions dans sa dérivée fasciste. La hiérarchie persiste mais n’est plus auto-organisée. Elle est aux ordres d’un cercle social jusque là inclus, rétro-contrôlé. Le leader populiste n’a souvent aucun programme de gestion alternatif et se montre surpris quand on l’interroge à ce sujet. Pour lui, il suffit à l’administration existante d’acter le transfert de pouvoir et satisfaire le désir populiste.

Une vague de populisme à chaque cercle?

Ramener la définition du populisme au raidissement d’un cercle social permet d’expliquer la grande variété de ses manifestations. Une grande famille convoite le pouvoir dans un village ? C’est le clanisme. Les ouvriers veulent participer à la gestion de l’entreprise ? Syndicalisme. Les premiers arrivants réclament la priorité sur les émigrants ? Nationalisme. Les travailleurs exigent de hausser leur intérêt au-dessus de celui de l’actionnaire ? Communisme. Dans chaque cas, il ne s’agit pas vraiment d’une réorganisation sociale mais d’un cercle social défini qui se referme et veut changer d’échelon hiérarchique. Le populisme concentre et exprime ce désir.

L’anarchie démocratique contemporaine est un populisme. Contrairement aux préceptes de Proudhon, l’anarchiste démocrate ne veut pas supprimer le gouvernement mais inverser la hiérarchie, opérer un gouvernement ultime du Peuple sur les exécutants de l’organisation collective. Des millions de volontés voudraient présider sans savoir comment se fusionner. Non-sens du populisme. Comment se déplacer tous au sommet de la hiérarchie et opérer à rebours sur sa structure ? L’auto-organisation ne fonctionne que dans une direction. L’anarchie démocratique a pour seul effet de détruire la structure existante. L’auto-organisation reprendra à partir des décombres et propulsera au sommet le clan plus agressif et soudé. C’est le despotisme qui sanctionne l’échec de la démocratie.

De l’Oligarchie à l’Illuminati

Pourquoi le populisme, et sa dérivée l’anarchie démocratique, rencontrent-ils une telle faveur aujourd’hui ? Certainement parce que le sommet existant de la hiérarchie fonctionne de manière trop clanique. Il est censé représenter l’intérêt collectif. Certes il doit émanciper ses règles particulières de celles des autres échelons. Mais ce n’est pas émanciper les intérêts des gestionnaires, à titre personnel, au sein des autres citoyens. Si le cercle du Capital se met à fonctionner comme une oligarchie de pouvoir, c’est en fait une autre forme de “populisme”. Le Peuple, dans ce cas, est celui des ultra-riches.

L’effet du populisme des ultra-riches peut être aussi délétère qu’un populisme ouvrier sur l’auto-organisation sociale. Les décisions se prennent en cercle fermé, indépendamment de tout rétro-contrôle qui caractérise une hiérarchie fluide. Ce type de sectarisme, quand il devient trop apparent, fait naître les fantasmes sur une direction occulte de la planète (Illuminati, capitalisme juif, etc).

Que le Peuple soit celui des patrons ou des ouvriers, il suffit de lui appartenir pour mériter une promotion. C’est dans cette absence de questionnement que réside le populisme. Le cercle s’est refermé, et l’appartenance de ses membres doit être manifeste. Le snobisme est la marque du populisme.

Comment abaisser les ponts-levis et faciliter la circulation à travers nos cercles sociaux ? Non pas en abattant leurs murailles mais en les multipliant, en ajoutant tellement d’enceintes autour que nous ne fermerons plus les portes. Elles seront moins massives, moins infranchissables, tout en indiquant encore que nous franchissons quelque chose, que nous entrons dans un cercle où opèrent de nouvelles règles.

La pensée individualiste à sec

J’avoue me désoler de lire des jeunes philosophes qui vantent, dans un grand package aveugle, la liberté individuelle, la rébellion contre la hiérarchie, les manifs, les référendums et la démocratie participative. Leur pensée est loin des belvédères où sont parvenus leurs aînés. Qui ont vécu les désirs de la rue, instinctifs et immuables. Qui ont souvenir des guerres déclenchées par ces désirs déchaînés, puis des exigences devenues plus mesurées chez ceux qui les ont traversées. La grande résurgence du collectivisme de l’après-guerre a édifié toutes nos structures solidaires. Elles souffrent aujourd’hui de son assèchement, du reflux d’un collectivisme-océan qui met à nu les récifs individuels, chacun à sa place réservée, dardant ses aiguilles, refusant de se faire marcher dessus.

Mais un récif ne résiste pas à une bombe. L’océan encaisse mieux…

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