Qu’est-ce que le plaisir en société ?

Abstract: La ré-hiérarchisation de soi n’est pas seulement bénéficiaire pour la société. Elle est aussi un moyen de renouveler le contraste qui garde inoubliables nos expériences personnelles du plaisir.

Ne pas finir en humains âgés de laboratoire

Sommes-nous très différents des rats de laboratoire qui appuient sans se lasser sur leur pédale de plaisir, en oubliant toute autre considération ? Nous n’avons pas encore essayé chez l’humain la stimulation par électrode des centres de la récompense, cependant un constat s’impose : plus direct est l’accès au plaisir, plus il est difficile de ne pas y replonger immédiatement. Les drogues sont addictives pour cette raison. Elles sensibilisent électro-chimiquement, sans intermédiaire ; pas besoin de se compliquer l’existence pour se hisser au paradis. Notre identité se réduit à quelques groupes neuraux excités, les autres n’ayant plus rien à faire. Pourquoi continuer à représenter le monde, puisqu’il s’est rétréci à un puits d’euphorie ?

La plupart d’entre nous ont conscience du piège et subliment les moyens de parvenir au plaisir avant davantage de vitalité. Cette vitalité est de vouloir se réunir au monde —plaisir soliDaire— ou s’en emparer —plaisir soliTaire—, dans une quête jamais terminée pour le comprendre et l’inféoder à notre image mentale. La tâche est difficile, concurrentielle. Les destins exceptionnels sont par définition rares en société. Sublimer le quotidien est le plus ardu. Embarras supplémentaire, nous sentons naturellement le plaisir diminuer quant il est trop stéréotypé et répétitif. Du contraste à tout prix ! Dame Évolution nous a gardés ainsi toujours vifs et entreprenants, explorant toutes les facettes de l’environnement et nous ajustant à ses soubresauts imprévisibles.

L’éveil surfe sur le contraste

Quand l’élan vital s’affaiblit, sous la douche des déconvenues trop fréquentes ou l’effet de l’âge, le plaisir devient intouchable, moins affriolant. Le cerveau devient une somme d’habitudes et nous nous “laissons vivre”, qui veut dire en réalité “se laisser mourir”. Nul doute à ce moment-là que la mise en place d’une électrode nous éveillerait de l’état de mort-vivant et nous appuierions sur la pédale avec le même enthousiasme que les rats. La médecine est bien chiche d’offrir à la place quelques gentils régulateurs de l’humeur baptisés anti-dépresseurs, qui n’ont rien en tout cas de surpresseurs !

C’est qu’avec l’âge et les déconvenues, nous oublions qu’il faut du contraste. La conscience néglige qu’elle est la maman du corps physique. Elle doit prendre soin de lui comme d’un enfant sans cervelle —si elle se voit indépendante du reste. Elle doit intéresser le corps-enfant à sa journée quotidienne, l’obliger à faire ses exercices, stimuler sa curiosité, bref donner quelque animation à cette existence corporelle.

Le contraste dans l’hyper-hiérarchisation

Quel est le plus vif des contrastes ? C’est celui qui vient d’alterner plaisirs soliTaire et soliDaire. Se réaliser en société, c’est générer des récompenses pour soi et pour les autres. Plaisirs concurrentiels en apparence mais se renforçant quand ils sont satisfaits ensemble, grâce au puissant contraste obtenu. La jouissance simultanée est plus forte que les séparées. Pourtant la tendance actuelle est d’accoler les plaisirs soliTaires, les communiquer plutôt que les éprouver à deux ou plusieurs.

Cet article propose ceci : Revalorisons le plaisir soliDaire par une intégration plus poussée. Celle-ci n’est pas synonyme de mélange, qui est une dilution mortelle pour l’individuation, mais au contraire de ré-hiérarchisation des cercles sociaux. L’hyper-hiérarchisation est synonyme d’hyper-intimité et de contrastes sans cesse renouvelés pour nos accès au plaisir.

La cage est vaste mais les fils demeurent

Nous disposons d’un peu plus de liberté que des rats de laboratoire, mais sommes néanmoins très surveillés par des algorithmes. Comme les rats, nos actes visent ultimement à stimuler un réseau neural appelé circuit de la récompense. Sans cette connexion, nous n’aurions goût à rien. La conscience serait consacrée à ses hautes activités intellectuelles sans plus de passion d’un superordinateur en train de mouliner des données.

Un peu de fatalisme fait accepter ce mécanisme ontologique aussi incontournable que la génétique. Nos merveilleuses expériences ne chutent pas d’un paradis mystique. Elles sont ancrées dans la chair. Le plaisir virtuel n’existe pas sans son intégration matérielle. Le cerveau est en quelque sorte une console de jeux d’où naissent les incitations à explorer le capharnaüm de la vie quotidienne. Manettes et logiciels supplémentaires permettent d’accéder à des mondes toujours plus virtuels et variés, sans changer fondamentalement la chaîne qui les relie à l’hypothalamus et ses excitations ravissantes. C’est dans ce circuit et non dans l’altière conscience qu’il faut reconnaître le véritable PDG de nos vies.

Unis par la récompense avant les idéaux

De fait, la manière dont la conscience s’est organisée a relativement peu d’importance dans l’obtention du plaisir. Une grande diversité d’existences rendent heureux. Certains prennent plaisir à satisfaire de hautes valeurs morales, d’autres à cultiver la terre, à regarder des héros de stade sur écran, à la simple compagnie des proches. Autoroutes neurologiques différents, qui tous aboutissent au même circuit. On tourne en rond. Tous les chemins mènent à l’hypothalamus. C’est la récompense qui nous unit et non des idéaux ou un mode de vie particulier. Le préféré est ce qui garantit l’obtention du plaisir, raison pour laquelle les accès directs, drogues et mondes faciles à programmer, sont si populaires et addictifs.

Comment faire lâcher au cobaye humain ses habitudes trop routinières d’obtention de plaisir, remplacer celles dangereuses ou trop coûteuses, diversifier finalement les moyens de stimuler le fameux circuit ? Le sexe est sous-utilisé, c’est une certitude. Gratuit, améliorant la condition physique, ne créant pas de dépendance, solitaire ou communautaire, abordant des soucis traités nulle part ailleurs, pas même parfois chez le psy. Si je prends le sexe en exemple cependant, c’est pour le “solitaire ou communautaire”. Le sexe peut éblouir notre hypothalamus aussi bien dans une activité esseulée que coordonnée à des congénères.

Noyés dans des courants trop vastes

N’est-ce pas la source essentielle du contraste dans la recherche de plaisir ? Le trouver pour soi et pour les autres, conjointement ou alternativement. Or aujourd’hui, perdus dans la masse, un peu flemmards aussi, nous perdons cette double source de plaisir. Le soliDaire se disperse et le soliTaire se dilue. Anonymisés par les réseaux, par les manières stéréotypés d’y être flattés, il devient difficile d’exister en tant qu’individu. L’Égalité démocratique est un piège, nous l’avons dit. Tout individu aurait la même importance, ce qui paradoxalement contribue à nous cloner, à détruire l’individuation. En quoi mon identité est-elle particulière puisque peu importe de quoi elle est faite, elle a la même valeur que les autres ? Le D du soliDaire en moi est satisfait mais le T du soliTaire ? Comment peut-il se référer à lui-même si entre ce qu’il a été et ce qu’il sera, rien ne modifie son éclat ?

Le grand bain social noie les T(s). Qui se rebellent, s’exacerbent, s’intéressent aux croyances abracadabrantes parce qu’elles différencient mieux que les vraisemblables. Quant au plaisir le T ne sait plus où regarder tellement de liens lui sont proposés. Et cela finit par affadir cette partie soliTaire du plaisir, cette étroitesse pour l’éprouver. Le soliDaire, lui est trop vaste. Impossible de l’aimer. Comment exister au sein d’un amour illimité et dépourvu de bornes ? Les cercles sociaux qui nous focalisaient dans cette foule immense sont trop lâches et trop flous. Ils éclatent pour un rien. Un atome veut faire l’amour mais que veut dire faire l’amour au milieu de millions d’atomes identiques ? Le ravissement soliDaire a disparu et nous nous enfermons dans le soliTaire.

La porte ouverte

Le contraste vient des personnes que nous fréquentons, mais encore plus des changements de direction dans ces relations. Dans un sens nous sommes l’individu qui veut animer le groupe ; dans l’autre nous laissons le groupe entrer en nous. J’invite des personnes à la maison, ou je vais dans un bar. Chaque direction stimule une part de moi, l’indépendance et l’appartenance. Si l’une seulement est excitée, le contraste finit par s’affadir.

Laisser entrer les autres jusqu’où ? Quand définir le harcèlement ? Dans cette direction la porte est ouverte. Mais nos contemporains, devenus soliTaires exacerbés, l’entrebâillent à peine et la referment prestement. Le harcèlement se définit avec la même hâte à présent. L’une des directions du plaisir s’est anémiée, celle de la découverte des autres, qui nécessite de les laisser entrer.

Le cercle est un parapluie

La porte s’entrebâille à peine parce que derrière se pressent des milliers d’inconnus ou d’à peine connus, impossibles à gérer par notre cerveau tribal. Repli sur soi ! Le soi est le cercle le plus intime, parfois déjà houleux à l’intérieur, alors comment s’ouvrir au risque extérieur ? Seule protection efficace : déboucher, après l’ouverture du soi, sur un cercle social encore restreint, toujours fortement personnel, dans lequel notre identité n’est pas trop diluée. Le second cercle est le couple, assuré quand nous avons l’impression que notre compagnon habite notre propre cerveau. Avec la famille débute vraiment l’éducation à la solidarité, puisque nous n’avons pas choisi ses membres. Il faut laisser entrer des esprits différents, partager notre théâtre intérieur privé avec des acteurs qui écrivent leurs propres scènes.

Pour laisser le plaisir soliDaire accentuer ses contrastes il faut franchir d’autres cercles, s’emplir d’expériences supplémentaires. Mais pas n’importe lesquelles, pas toutes celles qui se présentent, puisqu’il s’en présente tellement qu’elles nous mettent en état d’indigestion permanente. Nous en sommes tellement inondés que nous n’avons même plus l’envie d’aller chercher celles qui nous intéressent vraiment. Le T se recroqueville sous le parapluie, trempé par l’orage permanent des réseaux.

Rééduquer la solidarité par la méthode concentrique

Car les cercles, très vite nous n’en rencontrons plus. Ou ils sont vaguement dessinés. Il y a encore le cercle professionnel, mais les gens y entrent et sortent à toute vitesse. Ce cercle auparavant paternaliste devient anonyme. Sans doute l’une des raisons notables de la désaffection pour le travail. Il ne concentre plus nos identités. Ni le plaisir qu’elles pourraient en tirer. La hiérarchie paternaliste formait des cercles protecteurs, tandis que l’entreprise moderne est une boîte noire qui produit des fiches de poste, multicolores mais tombant toutes dans le même bac.

L’affaiblissement des cercles sociaux est la première cause de pathologies mentales. Leur traitement par des groupes de parole n’est rien d’autre que cela : recréer un cercle intime, un endroit où l’on est moins dilué.

Une nécessité pas seulement politique

Aujourd’hui les “Soyons solidaires!” sont des injonctions outrancièrement répétées… parce qu’elles tombent dans le vide. L’entonnoir que formaient nos cercles sociaux, entre la société et le soi, s’est désagrégé. Le plaisir soliDaire ne se concentre plus en nous. La ré-hiérarchisation personnelle, au sein de cercles nombreux et affirmés, n’est pas une nécessité seulement politique. Elle est essentielle pour refaire de nous des êtres véritablement sociaux, avant qu’un mode de vie trop artificiel nous transforme en algorithmes installés dans un corps biologique, dépassant nos pires cauchemars orwelliens.

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