Un arbre tombe dans la forêt

Abstract: Un arbre tombe dans une forêt, jetant un doute sur son existence malgré le vacarme produit.

Des moitiés inséparables et inajustables

Le double regard, de quoi s’agit-il exactement ? Partons d’une devinette classique : « Si un arbre tombe dans une forêt inhabitée, fait-il du bruit ? » La réponse « Oui, bien sûr ! » ne convient pas. La chute de l’arbre produit bien des vibrations de l’air appelées ondes sonores, mais celles-ci ne sont traduites en « bruit » qui si un être vivant doté de récepteurs auditifs est à proximité pour les percevoir. ‘Bruit’ et ‘vibration de l’air’ désignent le même phénomène sous deux regards différents. Le regard descendant est celui de la personne percevant le bruit —en l’occurence il s’agit plutôt ici d’une ouïe descendante. Le regard ascendant est celui des molécules d’air ébranlées par la chute de l’arbre, qui éprouvent un déplacement.

Les deux regards indiquent des choses très différentes, évènement hautement significatif pour l’un et simple mouvement pour l’autre, et pourtant ils indiquent bien la même chose. Peut-on réduire l’un à l’autre ? Surtout pas ! Nous perdrions la moitié des informations sur la chose. Nous perdrions même tout, à vrai dire, car les deux regards étant de nature radicalement étrangère l’un envers l’autre, ils ne forment pas ensemble des ‘moitiés’. Pas plus qu’un demi-visage et un demi-rocher ne sont les moitiés l’un de l’autre, ou donneraient des renseignements sur l’autre.

Constituer et décrire

Le regard ascendant utilise le quantitatif et le descendant le qualitatif. Même les nombres n’ont pas la même signification pour les deux. Ils sont constitutifs en ascendance, fondent les relations entre les choses. Ils sont descriptifs en descendance, numérotent et qualifient. Le langage ascendant est mathématique, dépourvu d’âme, auto-généré. Le langage descendant est multiforme, fleuri, l’un désigne l’unique, l’exceptionnel, le zéro n’a pas d’existence, la constitution est emballée dans une foule de qualités.

Notre devinette du début tire parti de la séparation des deux regards. La réponse « Oui l’arbre fait du bruit » est l’évidence pour le regard descendant, le plus spontané chez tout propriétaire de deux oreilles. Le piège est que la forêt est « inhabitée ». Pas de regard descendant. Ne reste que l’ascendant, qui constate une vibration de l’air mais pas de ‘bruit’. Mais la devinette est fausse, sur le fond. Les deux regards sont indissociables. En apportant chacun leur propre réponse ils ont forcément raison… de leur point de vue. Et nous venons de voir qu’ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre.

Soluce

La bonne réponse à la devinette est « oui et non ». Certes la forêt est inhabitée mais elle n’est ‘forêt’ que pour l’être humain qui la pense ainsi. De même il faut un humain pour penser la vibration de l’air, qui n’est donc pas si indépendante qu’il paraît. Dans la devinette il existe toujours un esprit en embuscade, et pas seulement la nature des choses en soi. ‘Bruit’ et ‘vibration de l’air’ sont deux niveaux de représentations différents de l’esprit, deux aspects de quelque chose qui n’est pas accessible dans son essence. Même nos théories les plus évoluées ne permettent pas d’y accéder, car elles sont des niveaux plus fondamentaux mais toujours des représentations de cette essence.

Gardons-nous de dire que cette essence n’existe pas car alors à la devinette il faudrait répondre : « Il n’y a pas de bruit parce que pas d’arbre qui tombe ». Il n’y aurait rien en fait. Nos représentations chuteraient dans le néant, parce que nous ne reconnaîtrions pas d’origine au regard ascendant que nous tentons de simuler avec nos théories. Rétablissons vite une essence aux choses, et acceptons qu’elle nous soit inaccessible, c’est une des leçons ‘essentielles’ du double regard.

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