L’Égalité au bloc opératoire

Abstract: Disséquons l’égalité, qui est un idéal et non un principe ontologique, pour voir ce que nous devons en garder : le droit à l’importance, l’accès au savoir et au voyage. J’explique comment l’idéal égalitaire tend à vicier ces principes fondamentaux, en particulier dans la constitution d’une expertise en science, confondue avec la recherche scientifique.

Le Divin Programme a des ratés

J’ai insisté dans un article précédent sur l’Égalité en tant que faux-ami de Liberté et Solidarité. Ces deux derniers principes sont ontologiques, c’est-à-dire qu’ils sont à la racine de notre comportement social, la Liberté ou effort d’indépendance en conflit avec la Solidarité ou effort d’appartenance. Tandis que l’Égalité est un idéal téléologique, un résultat que l’on s’efforce d’imposer à la société sans tenir compte de son organisation naturelle. Comme si un Divin Programmeur avait conçu la société humaine comme une intelligence artificielle dont la conclusion sera obligatoirement : « Tous mes composants sont égaux ». Mais ils ne le sont pas. Les idéalistes, en endossant le rôle du Divin Programmeur, ont créé des bugs dans l’organisation sociale.

Il est vrai que la société, en tant qu’auto-organisation explorant tous les modes de relation, est naturellement instable. Métastable en fait. Elle passe d’un régime politique à un autre, car le vrai principe ontologique est l’Inégalité, une source de conflit mais surtout de diversité, voulue par la sélection naturelle en raison de l’inconstance des environnements où naissent nos agencements génétiques. À présent que nous maîtrisons mieux l’environnement, nous souhaitons également maîtriser l’instabilité politique issue des inégalités humaines.

Le trucage ontologique ne paye pas

Malheureusement les penseurs des temps passés ne possédaient pas encore le double regard et ont cru judicieux de remplacer l’Inégalité par son contraire, comme si la société était affaire de goût, qu’en cuisine on pouvait remplacer un ingrédient par un autre. Ça ne fonctionne pas ! On ne truque pas un principe ontologique, inscrit dans les fondations les plus intimes de l’esprit, avec un ordre venu de la conscience évoluée.

L’erreur de l’idéaliste est semblable à celle de Freud : il suffirait d’expliquer qu’un principe inconscient est mauvais pour que son propriétaire puisse l’extirper, le remplacer par son contraire, et voir enfin l’esprit tourner rond. Non, le cerveau n’est pas construit comme une automobile mais comme une pyramide. Ôtez la base de l’édifice neural et les concepts supérieurs s’effondrent. Ils n’existent que par la patiente construction d’un étage conceptuel par dessus le précédent, perdent leur signification sans les niveaux sous-jacents. La psychanalyse analyse mais ne traite pas les défauts, qui n’en sont pas là où ils sont situés, dans une cohérence invisible à la conscience. Les défauts s’estompent avec le remodelage conscient des habitudes qu’ils ont créées plutôt que par la correction du défaut lui-même, devenu identitaire.

Enfants-soldats et enfants-rois

L’inégalité n’est pas un défaut par nature, puisqu’elle garantit notre précieuse diversité. C’est un défaut quand elle amplifie caricaturalement les écarts de destinée entre humains, brisant chez les mal lotis l’équilibre précaire entre désirs d’indépendance et d’appartenance. L’idéal est de contingenter ces écarts et non les supprimer. Le modèle social idéal consiste à organiser l’inégalité et éduquer à l’égalité. Éducation progressive et continuelle. Trop rapide elle fabrique une société de clones. Négligée, elle produit des solipsistes, qui confondent monde et ego. De ces erreurs, nous avons les exemples avec les sectes religieuses pour les clones, et les ultra-riches pour l’ego. Enfants-soldats et enfants-rois.

Mais comment rendre progressive une injonction aussi radicale que le principe d’égalité ? Comment dire à nos enfants qu’ils ont tous la même valeur alors qu’ils s’éprouvent inégaux les uns au milieu des autres ? Doit-on les laisser se débrouiller avec cette fable parentale sans morale compréhensible ? Aucun éducateur n’a de réponse à cette question piège : Comment rendre juste ce que la Nature a voulu injuste, avec d’excellentes raisons ?

Disséquons pour voir la complexité

Une bonne échappatoire est de démembrer le principe d’égalité. Quand l’idéal est trop pesant, cassons-le et regardons quels morceaux il faut continuer à porter. Repartons de nos principes ontologiques pour comprendre de quoi est fait cet idéal égalitaire. Que dit le principe d’individuation, le T de soliTaire ? Je suis libre, donc responsable. Mais il existe une limite à cette responsabilité : ma nature, ma fondation génétique. Je n’ai pas choisi mes gènes. Je peux inclure mes parents dans mon individuation, certes, mais eux non plus n’ont pas choisi les gènes qu’ils m’ont transmis. On se refile les bijoux de famille mais des cailloux sans valeur sont incrustés sur la même monture, indissociables.

Que dit le principe d’appartenance, le D de soliDaire ? Nous appartenons à la même espèce. Mineures sont les différences génétiques par rapport à ce qui rend nos corps et nos esprits similaires. Les deux principes concourent alors à créer un socle consensuel : inégalité et coopération ne sont pas contradictoires. Les deux principes peuvent se renforcer mutuellement. Il n’existe pas d’organisation simple puisqu’ils sont en conflit. La solution est forcément complexe. L’édification d’une société est la croissance d’une complexité.

Un coeur: le droit à l’importance

Quels organes de l’idéal égalitaire sont adaptés à cette démarche ontologique ? Son coeur est le droit à l’importance. En étant d’accord pour ôter les gènes de la responsabilité individuelle, nous la faisons partir de nos premiers contacts avec l’environnement, à la naissance. La responsabilité du nouveau-né semble faible, pourtant. Un grain de sable. Mais où le grain est-il devenu un tas, par l’addition d’autres grains au fil des ans ? Il faut bien initier la responsabilité quelque part, sinon jamais elle ne nous serait pleinement accordée. Le pouvoir de l’identité vient d’assumer ce que nous avons été.

Le droit à l’importance s’accompagne de celui à voir ses besoins fondamentaux satisfaits. Beaucoup d’enfants rencontrent encore des conditions de vie précaires. D’un autre côté notre sensibilité s’exacerbe à mesure que ces conditions s’améliorent, au point de remplacer la sensibilité de l’enfant par celle de l’adulte. Là encore l’idéal fait du tort. Les instincts du nourrisson ne lui donnent que la notion du nécessaire et non de l’idéal. Plus important est l’avis des parents sur leurs propres conditions de vie, car c’est eux qui transmettront cette appréciation à leurs enfants.

Des accès plus importants que les droits

Plus important également est l’accès des enfants aux expériences et au mimétismes permettant d’en tirer profit. En pratique il faut leur offrir une grande diversité d’environnements et une éducation polyvalente. L’une ne va pas sans l’autre. Une éducation riche n’intéresse pas l’esprit bloqué dans un environnement restreint. Un monde trop vaste prend au dépourvu l’esprit coincé par une éducation pauvre. Dans les deux situations nous produisons des “cas sociaux”, des mondes intérieurs trop décalés de l’extérieur.

Le droit à l’importance débouche ainsi sur deux autres, parallèles : l’accès au voyage et l’accès au savoir. L’internet prétend faciliter les deux… comme les fast-food ont facilité l’alimentation. Facilité n’est pas qualité. L’infobésité décourage aussi de voyager. Méfions-nous quand c’est l’idéal égalitaire qui prétend améliorer nos vies et non les vrais principes ontologiques. Le droit à l’importance a par exemple créé les colonies de vacances, fantastique lieu de mixité, tandis que l’idéal égalitaire a supprimé le service militaire, obligation relative et surtout unique grand voyage initiatique qu’entreprenaient beaucoup de jeunes défavorisés. Qui a pensé à le remplacer par un tour du Monde accompagné, peut-être le seul moyen de rétablir l’égalité des chances ?

L’égalité d’accès au savoir

Le droit d’accès au savoir est également très perturbé par l’idéal égalitaire. L’égalité de possession est confondue avec l’égalité de production. Chaque monde personnel ayant la même valeur que les autres, les savoirs qu’ils recèlent ont donc une importance équivalente. Et leurs interprétations également. En remplaçant l’inégalité des individus par l’égalité, l’idéal introduit un vice fondamental dans la recherche personnelle.

Les manipulations de la science par certains chercheurs, ou “patasciences”, deviennent courantes. Sont-elles liées à l’essor de l’enfant-roi, qui s’affranchit sans difficulté du consensus ? L’enfant-roi est lui-même une retombée de l’idéal d’égalité, qui efface les variations individuelles, âge et état de réalisation personnelle. Suis-je en train de construire un enchaînement fragile ? Pourtant derrière lui nous retrouvons ce principe constant qui organise toutes nos relations sociales, le désir d’indépendance face à celui d’appartenance. L’idéal égalitaire ignore explicitement ce principe conflictuel. Il entraîne une perversion de la connaissance dont les patasciences sont l’exemple que je vais présenter.

Science et recherche de science

Il faut insister sur la différence entre science et recherche scientifique. La recherche est une activité de pêcheur et la science un patient travail de consensus. Les deux métiers ne vont pas de pair. Le pêcheur, inventeur imaginatif, n’est pas le même profil que le consensuel, académicien exhaustif. Le premier est un soliTaire, veut courber le monde à l’image qu’il s’en fait ; le second est un soliDaire, tente de ramener les esprits dans un monde commun. Les étudiants sont pêcheurs curieux par nature, et c’est une solide formation qui les rend scientifiques, préoccupés de consensus.

Le nouvelle génération des enfants-rois parviendra-t-elle à intégrer la science ou créera-t-elle une mosaïque de “réalités alternatives scientifiques”, rejoignant en cela quelques vieilles gloires atteintes de Nobélite, ceux qui retombent avec l’âge dans la puérilité de la pensée solitaire ? Pour influencer le destin, commençons par un petit voyage dans l’univers actuel de la science.

Scientinaute

La Science Humaine est une planète bien organisée, peuplée de savants affairés à trier et coordonner les bribes de savoir. Toutes les informations doivent être reliées. Celles qui ne le sont pas encore vont dans de grands bacs à l’accueil de la Maison du Savoir. Tous ceux qui entrent passent devant ces curiosités en vrac, peuvent s’en saisir, et décider d’en faire un projet de recherche. Ils affrètent un vaisseau spatial et s’enfoncent dans la Galaxie de la Connaissance, encore très partiellement cartographiée. Ils en reviendront avec des modèles, qui n’ont pas encore le statut de théorie officielle. Pour cela il faut atterrir et soumettre ses résultats au Consensus. Ce n’est qu’en acquérant une large popularité que le modèle passe les fourches caudines de la Référence.

Tout le monde aujourd’hui fait de la recherche scientifique. Même les plus profanes d’entre nous ? Bien sûr ! Il est tellement simple d’ouvrir un navigateur et d’explorer la Galaxie de la Connaissance. Un smartphone suffit. Aucun besoin de déposer un projet. Nous avons gagné une bénéfique égalité d’accès au savoir. Le voyage nous rapporte une vaste somme d’informations. Dans notre for intérieur, nous avons construit un modèle du sujet étudié. Nous avons amélioré notre expertise. Un expert ? Faut-il aller jusqu’à se décerner ce titre ?

Ex-pair

L’étiquette a perdu de son éclat. Le savoir n’étant plus compartimenté, il existe tous les degrés d’expertise. Nous pourrions parler d’un Expert 1.0, Expert 2.0, etc, mais le mot seul n’indique plus grand chose. Surtout qu’en s’attachant à l’individu il oublie de dire que l’expert est avant tout l’un des personnages très en vue dans le Consensus. Il est l’un des symboles marquants du tout, du D de la soliDarité scientifique.

À côté de cette procédure collectiviste, nombreux sont ceux qui s’auto-attribuent le titre d’expert, en toute soliTude, du moins solitairement dans le milieu de leurs pairs, car chercher des suiveurs parmi les profanes n’est nullement une garantie d’expertise, mais bien de solitude scientifique. Pour ceux-là il faudrait écrire « ex-pair ».

Explorer pour soi ou pour s’intégrer ?

Lorsque j’ouvre le navigateur et explore la Galaxie de la Connaissance, je ne décolle pas de la planète Science mais de la mienne, dont l’organisation est différente. Mon monde est personnalisé, décoré à mes goûts. Je peux vouloir par exemple un peu de religion, de magie, de mysticisme. Alors j’ai installé des temples sacrés, qu’il est interdit de profaner avec des paroles moqueuses. Je peux admirer des artistes, des politiciens, des influenceurs. Alors j’ai élevé des statues, des portraits immenses, des autoroutes de la pensée, qui dominent le paysage. Je peux détester le mystère et vouloir que mon monde soit parfaitement compris. Alors j’ai ôté toute illusion, construit des bâtiments carrés, transcrit ma conscience dans leur matière. Je peux enfin avoir des fantasmes inavouables et mon monde a une face obscure, sur laquelle je m’aventure seul, qu’aucun télescope ne peut explorer.

J’explore en ayant emporté les théories de mon monde à moi, un ensemble plutôt hétéroclite et pas toujours cohérent, sauf si je fais partie de ces matérialistes qui ont chassé attentivement toute illusion —mais à ceux-là manquent encore quelques explications. Je navigue, recueille une multitude de données sur les sites visités. Vais-je pour autant faire étape sur la planète Science ? Pour que cette visite soit rentable, il faudrait que m’intéresse au Consensus. Ai-je seulement envie de ramener des trouvailles originales pour compléter la déco de mon monde personnel, pour épater les copains ? Ou voudrais-je vraiment gagner en expertise, c’est-à-dire entrer dans le consensus scientifique ?

Apprendre à faire partie, un processus non-égalitaire

Nous retrouvons ici encore le principe TD, le conflit entre désirs d’individuation et de collectivisation. L’individuation est la direction la plus facile, consistant à se replier sur son monde intérieur. Tandis que la collectivisation risque de le bouleverser, d’obliger à trier les croyances, à perdre un peu de liberté, peut-être pour en retrouver davantage par une meilleure intégration au sein de la planète Science ? Après tout, n’a-t-elle pas créé le modèle de plus représentatif de notre réalité commune ?

Dans un article plus détaillé sur les patasciences et l’essor de l’ésotérisme, je concluais que les petites crises sociales désorganisent et les grandes réorganisent. La pandémie Covid, de ce point de vue, est une crise moyenne qui a été montée en grande. Elle n’a pas eu l’effet de réorganisation espéré. Au contraire elle a révélé la déstructuration sociale existante. Démocraties rongées par l’idéal d’égalité et au bord de l’éclatement. Les clans qui en sortiront seront d’un despotisme inédit depuis un siècle. Chaque nouvelle génération semble devoir faire elle-même l’expérience d’un conflit de grande ampleur pour se ressouder. Les crises majeures réorganisent. Mais le Covid n’avait pas la puissance d’une grippe espagnole ou d’un Ebola pour y parvenir. Et le dérèglement climatique est trop dilué.

Un conflit sans catastrophe ?

Faut-il attendre une catastrophe naturelle majeure pour ressouder la solidarité humaine, ou pouvons-nous le faire nous-mêmes ? Nous, les atomes de la société, pouvons-nous échapper aux attracteurs illusoires tels que l’idéal égalitaire, et nous réorganiser vers un monde conflictuel mais commun, qui n’aura jamais d’autre réalité que de satisfaire le plus grand nombre ?

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