L’objection du “troisième homme”
Martin Legros observe son chien reconnaître avec sûreté ses semblables, alors qu’ils ont parfois des allures très différentes, et se demande s’il a des idées.
La pensée est souvent schématisée en faisant des idées —idein (ἰδεῖν) signifie “voir”— des formes abstraites, idéales et générales, comme la forme de l’homme ou de l’arbre, qui nous permettraient de discerner dans le monde sensible les apparitions d’un homme ou d’un arbre particulier. Platon avertit de l’insuffisance d’une telle explication et du risque de régression à l’infini : si c’était bien l’idée générale d’homme qui nous permet de reconnaître les individus concrets que nous croisons, il faudrait en réalité une troisième instance pour identifier ce qu’il y a de commun entre ces hommes concrets et l’idée d’homme que nous avons dans la tête, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est “l’argument du troisième homme”.
Sans idées, quelle différence entre chien et robot?
Martin transpose cette objection à l’esprit de son chien et conclue que c’est à même l’expérience sensible que le schéma typique du chien se dessine, une silhouette dans laquelle le sien se projette. Le chien est donc “sans idées”.
Comme les anciens, Martin fait quelques erreurs fondamentales dans ce raisonnement. D’une part il insère en arrière-plan un « Je » du chien ou de l’homme qui posséderait les idées et l’expérience sensible. Il n’existe rien de tel, sauf à croire en l’âme. Nous sommes nos idées et notre expérience, sans relation intermédiaire. Pas d’homoncule pour en disposer.
Une approximation du monde qui fait notre identité
L’objection de l’homoncule n’est pas tout à fait l’objection du “troisième homme”. Le troisième homme serait plutôt une sorte d’opérateur neurologique qui comparerait chaque schéma sensoriel à un schéma connu et dirait s’il s’agit du même ou non. Effectivement le troisième homme n’existe pas. Les réseaux neuraux ne fonctionnent pas ainsi. Ce sont les schémas existants qui se reconnaissent seuls dans les signaux sensoriels et s’activent. Cette identification implique une grande part de flou. Des ensembles différents de signaux, par exemple plusieurs images de chiens qui ne se ressemblent pas, ont tous pour effet d’activer le schéma “chien” grâce à ce flou. L’esprit construit une approximation du monde.
Une autre erreur fondamentale est de penser qu’une idée est un schéma neural. C’est une vision réductrice, “horizontale”, du fonctionnement de l’esprit. Une idée est en fait une pile verticale de graphes neuraux intriqués dans la dimension complexe. C’est ainsi que les pixels rétiniens sont assemblés en traits, objets, concepts. Chacun des graphes est “observé” par un autre plus supérieur et synthétique, sur une multitude d’étages successifs, et il s’agit bien d’une sorte de “régression à l’infini”, ou du moins d’un édifice très élevé de niveaux d’observation, qui construit notre expérience sensible. C’est ainsi également que s’enrichissent en contenu nos idées et notre conscience finale, épaissie par ces innombrables micro-observations sur son propre processus.
La conscience du chien est simplement un édifice moins élevé que le nôtre. Et il « est » ses idées, comme nous, c’est-à-dire un monde approximativement jumelé à la réalité…
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