Sommaire
Le fantasme n’est pas que fast
Les éditos d’Alexandre Lacroix dans Philosophie Magazine sont presque toujours remarquables et cela met en exergue le dernier, « Contre le fantasme », qui mérite un zéro pointé. Sanction fréquente quand on fait passer une opinion pour une explication. L’opinion descend du monde personnel, isolé dans sa spécificité ; tandis que l’explication remonte de l’organisation de la matière puis du mental, d’une manière commune à tous. Le fantasme, question primordiale qu’Alexandre aurait du se poser, est-il pure construction finale de la conscience, ou rouage inhérent à notre fonctionnement mental ?
Si la deuxième hypothèse est la bonne, faire des reproches au fantasme est se rebeller contre sa propre physiologie mentale. Un peu comme si vous vous énerviez contre votre taux naturel de testostérone parce qu’il ne vous a pas rendu assez viril. Alexandre semble réduire le fantasme à une sorte de fast-food érotique dont les consciences s’abreuvent sans effort sur les innombrables sites disponibles. Ce fast-fantasme existe et crée des addictions faciles. Mais le fantasme accompagne en fait le développement de l’esprit humain depuis son début, surfe ensuite sur le tsunami hormonal de l’adolescent, pour connaître une véritable origine ontologique avant d’être récupéré par l’industrie du spectacle.
La solution finale guette encore
Comment cette construction opère-t-elle ? Elle est très personnelle, ancrée dans les rencontres et les frustrations que l’on en récolte souvent, et ce depuis la naissance. L’histoire ne démarre pas à la puberté. Notre genre même est voisin du fantasme, formé à partir de ces rencontres, de l’empathie espérée, reçue et perdue. Les fantasmes sont ainsi au coeur même de notre identité et la variété de leurs arrangements génèrent notre diversité. Qu’Alexandre soit va-t-en-guerre contre les fantasmes mâchonnés et prédigérés du net, je peux le comprendre; mais dénigrer le fantasme en soi semble un effort de normalisation bien inconséquent pour un philosophe.
Quel meilleur soutien apporter au fantasme que citer ceux qui lui font la guerre : inquisiteurs et moralisateurs radicaux, promoteurs de sociétés de clones étroitement rapprochés par une conscience sociale rigoureuse. Nos fantasmes ont traversé tant de solutions finales qu’ils méritent la plus grande attention pour les préserver de l’extinction. L’âge d’Alexandre est un handicap. Il ne connaît pas celui où les fantasmes rejoignent le cimetière avant les glandes fatiguées qui en sont à l’origine. Sans leurs sursauts bizarres, ces esprits vieillissant marchent dans l’ombre.
L’auberge pour désirs
Si les fantasmes fondent notre diversité, comment pourrait-on les juger en tant qu’ensemble homogène ? C’est la grande erreur d’Alexandre qui les roule en une grosse boule de pâte malodorante pour lui adresser ses reproches. Son éditorial, certes, sert de prélude à un dossier sur la détérioration de la relation sexuelle chez les jeunes. Chez eux le désir est intériorisé, l’amour devient contractuel. Peut-être Alexandre est-il brouillé seulement avec ce merchandising du fantasme, mais alors il n’a pas envoyé sa plume vers la bonne cible.
Ce n’est pas le fantasme en soi qu’il faut brocarder. Personnels, ils sont l’insertion de notre identité dans le compagnonnage. La complexité du couple est-elle vraiment comprise de nos jeunes philosophes ? Une relation est formée de deux individus (habituellement) et d’un troisième : le couple. Cette entité supérieure aux désirs individuels est censé accueillir ceux-ci. Le couple est l’auberge des fantasmes, les installe à l’étage. Dès lors chacun des deux compagnons peut monter à leur rencontre et faire deux choses : satisfaire les siens ou ceux de l’autre. Ils peuvent être communs, ou bien l’un peut chercher à s’approprier les fantasmes de l’autre.
Changer de fantasme ?
Ce dernier cas de figure est plus difficile qu’il n’y paraît. Les autoroutes neurologiques dont il faut changer le tracé sont profondes, remontent très loin dans l’histoire personnelle. C’est un peu comme s’exiger un changement du genre éprouvé. La désillusion surviendra tôt ou tard. Un fantasme ne se choisit pas, au mieux il se contrôle. Comme tout rouage intime de notre esprit, l’enchaîner consiste à bâtir autour de lui des routines comportementales et cognitives, mais pas à en faire l’exérèse, au risque de mutiler son propre désir. Même se faire préciser l’origine de nos fantasmes ou de notre choix de genre ne permet pas d’en changer. De là vient la surestimation des succès thérapeutiques de la psychanalyse.
Regardons de plus près les reproches formulés par Alexandre. Le premier : le fantasme crée un arrière-monde et la réalité peut décevoir. Est-ce un philosophe qui énonce pareille gabegie ? Que serions-nous sans nos mondes imaginaires ? Comment pourrions-nous influencer le réel sans leurs ailes ? Seul danger : les confondre avec le réel. Un fantasme devient agression quand nous faisons de notre monde intérieur, qui l’héberge, l’unique réalité… et que nous imposons celle-ci aux autres. Le danger est un excès de réalisme, Alexandre, et non un défaut.
Le fantasme a-t-il besoin d’être formulé?
Deuxième reproche dans l’éditorial : le fantasme formulé prendrait la forme d’une injonction pour l’autre. Cher Alexandre, avez-vous déjà éprouvé la présence du ‘troisième’ ? Ou craignez-vous seulement que certains couples ne réussissent jamais à le former ? Certes les relations d’un soir ne lui laissent pas le temps de naître. L’égotisme forcené qui imprègne la société contemporaine est le véritable coeur du problème. Un fantasme ne peut jamais être forcé au sein d’un vrai couple. Il est toujours reconnu, puis partagé ou non. C’est dans la présence du troisième que l’amour trouve son existence. Alexandre, vous n’avez nul besoin de vous inquiéter de sa survie dans une relation égotiste : il n’est jamais apparu. Le fantasme est au coeur de l’amour, mais n’a aucunement besoin d’être formulé : il a pris le visage de l’autre.
Troisième reproche, enfin : le fantasme serait formé a priori et non né de la relation. Quelle évidence !! Peu importe la poésie consciente qui se charge de l’enluminer, il est ontologique, élan instinctif et irrépressible, un carburant pour l’agir. Sans doute pourrait-on suivre sa trace depuis le sevrage du nourrisson, voire dans ses gènes. Bien sûr qu’il est fondé sur un a priori ! De même que tous nos contenus conscients. Certains leur dénigrent même le moindre libre-arbitre. Sans doute cherchez-vous à sauver le vôtre, Alexandre. Mais vous vous illusionnez gravement sur sa portée.
Ça coince entre des ego
La philosophie de nos jeunes auteurs, pénétrée de celle des anciens, ne fait pas bon ménage avec la psychologie et encore moins avec les neurosciences. Pourquoi enfermer fantasmes, sexualité et amour dans des opinions, au lieu de les rendre transdisciplinaires ? Faisons atterrir une philosophie qui plane. N’a-t-elle pas vocation transcendantale, au fond ?
Où le sexe coince-t-il, au final ? Pas dans le fantasme, ce carburant fossile mais inépuisable du désir. Il coince dans l’égotisme croissant. Les femmes ont copié le pire chez l’homme : se préoccuper avant tout de la satisfaction de son propre plaisir. La société est gravement dé-féminisée. Personne ne sait encore donner plus qu’il ne reçoit, manifestation la plus authentique de notre empathie solidaire. Les hommes font l’amour avec d’autres hommes cachés dans des corps de femmes. Mais l’homosexualité… n’est pas un fantasme toujours partagé.
*
Contre le fantasme, Philosophie Magazine 179, mai 2024